Psychanalyse et idéologie

Roger Meigney • Projet de lettre à un père

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Roger Meigney / 1995-2006

 

Projet de lettre à un père

Tu peux être content : par ton vote tu as participé à l'ascension de futures élites.

Au moment des événements de 1968, alors que ma jeunesse confuse me poussait vers des partis qui me semblaient et qui furent par la suite des forces de changement politique, toi tu prenais ta carte au syndicat C.S.L. chez Citröen. Tu avais beau me dire lors de nos discussions que tu avais agi sous la contrainte de multiples pressions et que tu n'avais pu faire autrement, je te ferai remarquer qu'il y avait dans ton attitude une constante qui te pousse vers l'extrémisme de droite. Cependant que tu achetais le journal “instantané” à impression grosse et noire, liserée d'une épaisseur de rouge, moi j'achetais Lutte Ouvrière, que nous empilions comme un mille-feuilles sur une table basse. “Un, le tien”, “un, le mien”, “un... ” etc.
Je ne lis plus Lutte Ouvrière, je ne milite plus pour aucun parti. Toi, entre les deux tours des élections municipales, tu m'as annoncé comme par défi que tu avais voté pour le Front. Tu m'as balancé ça à table comme une provocation. Mais hélas pour toi, je n'ai fait aucun commentaire. J'ai attendu encore quelques minutes de façon à ce que mon départ n'ait pas été prétexté par ta révélation et je suis parti avec un sentiment d'abattement mêlé de dégoût. Tu avais atteint ton but.
Je ne comprends pas. Je ne comprends pas les raisons souterraines qui te poussent à agir ainsi, même si j'ai là-dessus quelques intuitions. Car enfin aucune menace ne pèse sur toi ni sur ta vie matérielle, que tu mènes dans un environnement qui semble propice à un retraité modeste mais pas pauvre.
Non, aucune raison parmi celles que l'on retrouve régulièrement annoncées dans les journaux, radios ou autres télévisions, ne peuvent justifier ton choix.
Les seules explications que je puis trouver, sont terrées dans l'histoire de ta génération et dans celles qui l'ont précédée.
Tu avais onze ans au début de la dernière guerre mondiale et par conséquent ton adolescence s'est déroulée sous la férule des occupants allemands, actionnés par un appareil idéologique : le national-socialisme.
Qu'en est-il resté ? Et qu'as-tu appris par la suite de la guerre, lorsque la terre tremblait sous les bombes, le nappage de bombes que les alliés organisaient, et qui détruisaient parfois en totalité les vieilles villes normandes ? Et par la suite, après la Libération, lorsque les premiers prisonniers furent libérés et que les portes des camps de concentration furent ouvertes ?
Je me souviens des “paisibles” repas familiaux que nous prenions devant la télévision, lorsque soudain tu te mettais à éructer, à l'écoute de je ne sais plus quelle information, tu vantais alors les qualités du führer de Allemagne précédente à cause de l'ordre qu'il avait su si bien incarner. Tu fulminais encore contre les deux cents familles qui devaient posséder tous les pouvoirs en France et qui étaient responsables de tous les malheurs que nous subissions ou que nous allions subir. Tu avais atteint le paroxysme de l'indignation lorsque tu aboyais : “Les juifs, on aurait dû tous les brûler, les youtres”, suivi de : “sale race de youpin”.
Après cela, tu n'avais plus rien à ajouter. Le cliquetis des couverts pouvait à nouveau rythmer le repas et la télévision parlait de sport ou d'autre chose.
Moi j'étais jeune alors, j'avais dans les dix ans peut-être, et je ne comprenais pas alors pourquoi la télévision te mettait dans un tel état de colère cependant que ma mère mangeait sa soupe d'un air entendu tandis que ma sœur et mes frères ne pipaient mot.
Je ne comprenais pas, parce que nous avions des voisins qui habitaient juste au dessus de nous, qui étaient arrivés à la même époque que nous dans l'immeuble et qui étaient juifs pieds-noirs. Ils venaient d'Algérie. Moi, avant, je ne savais pas ce qu'était un juif, et tout ce que j'ai su des juifs, pendant longtemps, c'est qu'ils avaient été martyrisés et détruits pendant la dernière guerre et qu'ils portaient des noms qui se terminent souvent par AM, ou qu'ils se prénomment pour beaucoup, David, Sarah ou Samuel. Ce n'était pas pour moi un motif d'intérêt particulier et c'est sans doute par toi, qui a su si bien éveiller mes soupçons, que j'ai entendu qu'ils ne seraient pas pareils que tout le monde.
Quoiqu'il en soit, j’aimais bien les voisins. Nous jouions ensemble sur le parking ou dans les terrains vagues ou bien j'étais invité chez eux et je regardais en buvant le thé les rangées de livres qu'ils possédaient alors que nous étions abonnés au Reader Digest des toilettes.
Ils étaient gentils, ils étaient comme tout le monde, avec les difficultés de tout le monde, avec en plus une 2 CV alors que nous n'avions pas de voiture, et pourtant tu travaillais aux usines Citröen.
Je me rappelle de Jean, de René qui s'est suicidé il y a quinze ans, et de Danielle qui me donnait gracieusement des cours de français et qui m'intimidait beaucoup tant j'avais honte d'être un cancre dans la maîtrise de la langue, de son orthographe et de sa grammaire. Et puis, il y avait Mme B. qui était directrice de l'école maternelle où allaient mes frères et sœur et Mr. B., représentant en pain d'épice, taciturne et dépressif.
Parfois tu allais chez eux, faire des travaux de peinture ou de plomberie, que Mme B. te demandait d'effectuer, te sachant habile. Tu acceptais d'en être payé, parfois tu refusais comme un homme serviable, un bon voisin, ce qui ne t'empêchait nullement de dégoiser sur eux.
Tu vois, les rares fois où je viens vous voir, je fais toujours un crochet pour aller rendre visite à Mme B., ses enfants n’habitent plus là. Nous buvons le thé et nous mangeons des gâteaux tandis qu'elle me demande des nouvelles de mes frères et de ma sœur. En parlant de vous elle a toujours une expression pour dire que la vie a été dure pour vous. J'ai toujours envie d'ajouter : “et pour vous alors... ” Elle m'a avoué, lors d'une de mes dernières visites, que notre premier sapin de Noël à la maison, c'est elle qui nous l'avait suggéré. Il est vrai que tu te plaisais à dire en toute occasion que Noël était la fête des commerçants. Était-ce par déni, parce que tes revenus étaient modestes ou faisais-tu référence alors aux marchands du temple ? Je ne saurais trancher cette question.
Cette époque heureuse était aussi celle de la guerre d'Algérie et de temps à autre nous accueillions notre cousin dans un bel uniforme gris sable avec la chemise soigneusement repassée et ce pli entre les deux omoplates.
Je ne me souviens plus des conversations à table autour du jambon roulé macédoine mais à y penser aujourd'hui j'avais l'impression que cette guerre d'Algérie ne semblait pas l'intéresser beaucoup et qu'il préférait revoir sa Normandie.
En dessous de chez nous, quelque temps après ou avant ou pendant les “événements”, est venue s'installer une famille avec beaucoup de jeunes enfants, des plats en cuivre sur les murs et des tapis partout sur le sol. Ils s'appelaient également B. Nous sommes devenus copains et nous jouions dans le parking ou dans le terrain vague d'en face la route. Parfois j'étais invité par une grosse dame dans une grande robe qui desendait jusqu'au babouches.
Elle me donnait des gâteaux au miel délicieux en forme de tuyaux enroulés et fermés sur eux-mêmes, avec à l'intérieur du lait et qui poissait les doigts. Une fois elle en a mis plusieurs dans une assiette et m'a dit de les porter pour ma famille. Et je suis revenu fièrement avec mon assiette d'offrande, encore ébloui par les grands plats en cuivre et les tapis de la caverne d'Ali Baba.
Il n'y avait que des immigrés dans cet escalier, sur quatre étages. Nous, nous venions de Normandie. “La France c'est la Poubelle de l'Europe”, te plaisais-tu à dire. Les bougnoules, les bicots, le juif, ça marchait dans un sens ou dans l'autre, c'était selon les événements et l'humeur du jour.
J'étais fier d'être de souche normande et de descendance Viking et peut-être même mâtiné d'autre chose. Descendance de guerriers, de navigateurs et conquérants. Il me semble avoir entendu dire que les nazis réservaient un sort privilégié aux celtes et aux normands à cause précisément de leurs “racines” qui se seraient apparentées aux germains. Donc, selon toi, nous faisions partie du Panthéon des peuples élus d'une mythologie délirante. Heureusement mes connaissances s'arrêtaient là et je n'ai pas eu à trop subir ce bourrage idéologique. Par la suite, je ne me suis jamais intéressé à cette question matricielle.
Je ne sais si tu reconnaîtras ton propos dans ces lignes, qui ont l'épaisseur du temps et l'impression fugitive des instants où j'ai été témoin de paroles qui ont blessé ma jeunesse. Et aujourd'hui encore, par ton choix de vote, tu insultes mes camarades, mes copains du n° 56 de la cage d'escalier où les enfants se foutent encore de vos histoires d'adultes. Représentants de commerce en commerce de l'ignorance de l'histoire, du décervelage, de la haine banale. Et c'est pourquoi dimanche je n'irai pas à ton invitation, je préfère souper avec d'autres, des copains de cage d'escalier, des copains, je préfère, un dimanche suivant, ne pas venir non plus, car c'est l'anniversaire d'Hassan et après ce sera celui de David ou de Sarah ou Samuel ou d'un autre prénom que la terre porte et ainsi de suite..


Villa des Tulipes, juin 1995 / Tours, novembre 2006

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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