Psychanalyse et idéologie

André Weil-Curiel 

Règles de savoir-vivre à l’usage d’un jeune juif de mes amis

Préface

Léon Paul Fargue

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down the worshipped object
Samuel Beckett • “The Unspeakable one”
Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adomo • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain silent if he knows that something evil is being made somewhere. Neither sex or age, nor religion or political party is an excuse.

Bertha Pappenheim

© André Weil-Curiel / 15 février 2009

RÈGLES DE SAVOIR VIVRE

À L’USAGE D’UN JEUNE JUIF

DE MES AMIS

par

ANDRÉ WEIL-CURIEL

Préface de LÉON PAUL FARGUE de l’Académie Mallarmé

ÉDITIONS DU MYRTE, Paris 1945

PRÉFACE

Nous voici sortis du brasier, mais nous sentons encore le roussi. Toutes les traces de la honte n’ont pas été encore effacées, et peut-être ne le seront-elles pas de longtemps. Il faudrait changer de forme et de planète pour ne plus sentir, au bas de l’âme, ce lichen des atrocités allemandes et de ces débauches de racisme dont s’est rendu coupable le mégathérium au poil vert, le peuple de Teut et d’Odin, que la botte de Gaulle essaye de faire rentrer une fois pour toutes dans les boues de sa terre de feu. Vous aviez cru que les odeurs de la jungle avaient quitté notre sol, que la Constituante, Napoléon et Versailles avaient institué pour jamais un système d’air respirable pour les juifs. Eh bien ! pas du tout. Nous avons vu revenir les temps de Sens et de Narbonne, les lapidations de l’an 900. Le soleil mistralien a été une fois de plus souillé par le monstre du Walhalla, dont les pustules erratiques pulvérisent encore du poison. Gardez-vous donc d’en recevoir au visage.

Henri Heine a été jeté aux égoûts. (J’ai été menacé pour avoir parlé de lui.) Bergson a été humilié. Max Jacob a été savamment maintenu entre les couperets d’un courant d’air. Benjamin Crémieux est mort de faim. Notre bon Tristan, plus parisien que les Parigots, a fait lui aussi de la cabane. Des savants, des hommes politiques dont le nom rôde encore sur toutes les lèvres ont été suppliciés et tués. Et je ne parle que de ceux que j’ai connus. Des millions de juifs ont été massacrés, noyés, asphyxiés, tournés dans l’acide, traités comme des ordures ménagères. Oui, nous avons revu cela. Le vampire de l’antisémitisme est revenu. boire le sang des enfants d’Israël.

Les vengeances sont autorisées et même recommandées sur le plan individuel. Il est moral de se venger. Un catholique a le droit de désirer la mort d’un catholique, ou d’un juif qui l’a blessé ou déshonoré, et réciproquement. Mais l’ensemble des hommes ne saurait se donner le ridicule odieux de prétendre condamner en bloc ou assassiner une race, une religion, des coutumes.

Je ne demande jamais aucune confidence à personne. Pour moi, on est un monsieur ou un non-monsieur, digne ou indigne de vivre. Il faut que l’homme triomphe de ses bassesses, que les nations se débarrassent de leurs ferments. L’antisémitisme est une idée fixe comme une autre, une sorte de manie de la persécution, jusqu’au plan du snobisme, jusqu’à celui de l’exégèse... Pour ce fin nageur, bâtard de cigogne et de renard qu’était Talleyrand, tout excès, tout superlatif n’étaient que faiblesse et mensonge. En ce qui me concerne, je me suis formulé à moi-même ma position depuis longtemps : d’abord l’homme, et encore l’homme, l’homme en soi, l’homme pur. Cette devise intérieure, qui ma permis de mieux comprendre et de mieux aimer ceux qui sont nés avec moi, qui sont sortis de terre devant moi, à un moment de ma vie, je l’ai déjà placée noir sur blanc, dans un vieux livre. Mon choix est fait. J’aime mieux les hommes que les œuvres. Et je suis capable d’aimer les hommes en dehors de leurs actions. Si plus tard les actions d’un homme dont je suis l’ami me dégoûtent, je me dis qu’il s’est trompé, qu’il souffrira de son erreur et le fera sans doute connaître. Et si vous me demandez d’où je tiens que c’est lui qui se trompe, je vous répondrai que le raisonnement a toujours commis plus de bourdes que le cœur.

Les Juifs très exactement ne valent ni plus m moins que les Catholiques, les Protestants les Anabaptistes, les Brahmanes, les Niams-Niams, les Ventres Longs ou les Hommes Sandwiches. Tout comme vous et moi. Il y a d’excellents et d’affeux juifs, comme il y a de délicieux et d’horribles Berrichons, des protestants vipérins, des bigots fielleux et cireux, des brahmanes qui finissent fakirs de lupanar. Je ne vois pas de différence de nature entre les hommes, je ne vois que des différences de degré.

LÉON-PAUL FARGUE

AVANT-PROPOS

II s’est produit quelques événements nouveaux depuis le jour où ces « Règles de savoir-vivre » ont été écrites. Nous n’en avons pas modifié notre texte pour autant.

L’état d’esprit qui nous préoccupe préexiste et survit aux faits.

Il nous faut remercier bien sincèrement monsieur Léon-Paul Fargue pour les lignes denses et fortes qu’il a bien voulu nous donner en guise de préface. Elles placent sous son tragique et véritable aspect un problème que l’on ne peut plus considérer sous le seul angle du badinage, maintenant qu’on sait que Buchenwald, Auschwitz, Dachau furent la dernière crise d’une fièvre malsaine qui, pour être bénigne encore, n’en couve pas moins en France à l’état endémique. Comme le dit, si excellemment Léon-Paul Fargue, les pustules erratiques du monstre du Walhalla pulvérisent encore du poison.

ø

           Mon cher Lévy,

Tu es venu me confier ton trouble. Le 19 juin 1940, tu as quitté Saint-Jeande-Luz. Tu avais entendu dire qu’un jeune chef de guerre français refusait de plier le genou devant l’einnemi, et qu’il appelait tous les Français à continuer le combat.

Tu avais 18 ans, tu faisais ton droit à Paris. Tu as cru qu’il était de ton devoir de répondre présent. Te faisant passer pour Polonais, tu as réussi à prendre passage sur un paquebot qui ramenait en Grande-Bretagne les débris de l’armée alliée. Tu t’es immédiatement présenté à Saint-Stcphens House, chez le général de Gaulle, d’où on t’a expédié à l’Olympia Hall où étaient regroupés les Français qui voulaient servir sous l’uniforme. Tu as reçu à Camberley une hâtive instruction militaire et tout de suite tu es parti pour Dakar.

À Brazzaville, au Saint-Cyr noir tu es devenu aspirant, et tu as pris part à la campagne d’Éthiopie. De là tu as vu le feu en Syrie - point longtemps. Tu as tout de suite été blessé. Pas grand chose. Tu étais rétabli pour prendre part aux opérations en Lybie. Tu étais à Bir-Hakeim où derechef tu fus blessé. Tu avais une jambe raide, mais lors de l’offensive de Montgomery en novembre 1942 tu étais de nouveau avec tes camarades. En Tunisie, tu l’échappas belle, mais tu eus la joie de retrouver à Alger ton cousin BIoch qui, lui, était remonté du Tchad avec la colonne Leclerc.

L’atmosphère d’Alger te déroutait, mais tu n’y es pas resté longtemps. Ton unité fut dirigée sur ITtalie. Oui — l’Île d’Elbe — tu m’as raconté. N’insiste pas, il ne faut pas trop parler de ces choses là. Tu as l’air de reprocher aux Français de n’avoir rien fait, alors que Dieu sait ce que nous avons souffert. En somme tu as eu de la chance, une chance que beaucoup t’envient. Il n’y a pas de quoi se vanter.

Et puis ce fut la France. Tu débarquas à Bandol. Un éclat d’obus dans l’épaule mit fin à ta carrière militaire active — troisième blessure, cinquième citation. C’en était assez. Tu es maintenant dans un bureau à Paris. Tu attends ta mise à la réforme. Tu as des loisirs. Tu as repris contact avec des amis, des connaissances, tu as voulu t’occuper des affaires de ton père, qui sont bien embrouillées, et tu as entendu des réflexions... inattendues tu rencontres, un climat, disons le mot, hostîle, c’est cela, hostile.

Mon Dieu, tu n’escomptais pas être accueilli avec une fanfare et des acclamations, non, mais, tu espérais autre chose. En somme tu avais fait ton devoir, ce que tu estimais être ton devoir, rien de plus, mais tant d’autres ne l’avaient pas fait... Tu es déconcerté, inquiet, tu ne comprends pas, et tu m’as demandé de t’aider à voir clair.

Je suis un vieil ami de ton père. Nous étions ensemble au lycée. Nos parents se connaissaient déjà. Je t’ai vu naître. Je suis resté à Paris en 1940. Je n’avais rien à craindre, je m’appelle Dubois, mon père s’appelait Dubois et ma mère Normand. Je suis un Français de souche ancienne. Je vais te parler avec une brutale franchise. Il est des choses qu’il vaut mieux dire ouvertement. Peut-être en feras tu ton profit.

Tout ce qui t’arrive, ce malaise dont tu te plains, tout cela, c’est de ta faute !

Tu me regardes avec surprise, tu ne t’attendais pas à celle-là ? Je vois bien qu’il faut que je te donne quelques précisions. Tant pis pour toi. Tu l’auras voulu.

D’abord, pour ceux qui sont restés en France, qui n’ont pas songé un instant à désobéir au maréchal Pétain, tu es un rebelle!, tu es un émigré, un excitateur de la radio de Londres. Tu le cabres ? Il était noble de poursuivre la lutte, de rester fidèle à l’AIliance avec l’Angleterre, de faire non seulement des vœux, mais des sacrifices pour la cause alliée ? Peut-être — dans certains cas — mais pas dans le tien. C’est une question de nuances. Tu appartiens à une race errante. Il ne te coûtait rien de quitter une terre où tu n’étais qu’un passager. Tu protestes ? Ton grand-père l’archiviste a fait des recherches sur tes ancêtres ? Les Lévy dont tu es issu sont fixés en Alsace depuis le XVe siècle ? Ils n’ont jamais quitté, aussi loin qu’on puisse remonter, leur village, et sitôt l’émancipation de 1791, ils ont servi l’État comme magistrats et professeurs, la Société comme médecins et avocats ? Ta mère est une Milhaud, et l’on trouve des tombes de Milhaud en Avignon depuis des siècles, aussi loin que je pourrais trouver dans mes Ardennes des tombes de Dubois ? C’est tout de même agaçant cette manie d’ergoter qu’ont les Juifs. Tu pourras me dire ce que tu voudras, sur les Milhaud et les Lévy dont tu descends ; tu n’es qu’un Juif, et chacun sait que les Juifs sont une race errante ; la preuve, c’est qu’il y en a en Chine qui sont jaunes, en Éthiopie qui sont nègres, au Danemark qui sont blonds et en Algérie qui sont d’affreux bicots.

Tu me reprends encore ? Ils ne sont donc pas une race, pas une même race ? Peut-être, mais ils sont tous Juifs n’estce pas ? Ils s’appellent tous Lévy, Cohen, Israël, que sais-je, alors que les Français s’appellent Dubois comme moi et les Allemands Muller et les Anglais Smith.

Différence purement linguistique ? Leurs noms correspondent à des mots hébreux, comme Dubois, Muller, Smith sont des mots français, allemands et anglais ; eh ! bien oui !

pourquoi des mots hébreux en France ? La |France n’est pas une colonie hébraïque que je sache ? Non, alors ! tu vois bien. Cela crée une différence entre eux et les autres Français.

Ce n’est pas nous qui faisons cette différence, c’est vous qui la perpétuez en vous singularisant. Ton ami Samuel a précisément demandé à changer de nom ? Il veut s’appeler Durand ? Il est allé se renseigner au Ministère de la Justice on lui a dit que ça n’était pas possible, que des modifications d’état-civil ne s’obtenaient que quand on s’appelait Cocu, Cochon ou Hitler ? Heureusement. Il n’aurait plus manqué que cela. Vous vous seriez tous camouflés sous des noms bretons, picards ou bourguignons. On ne vous aurait plus reconnus. Fi ! Quelle hypocrisie. Quel manque de dignité. Alors tu aurais accepté de renier tes aïeux, le nom sans tache qu’ils font légué ? Par exemple ! N’insiste pas ! Tu vas me rendre antisémite. Si j’ai un conseil à te donner, ne parle pas trop de cette velléité. Elle ne vous fait pas honneur.

Tu as eu un incident, l’autre jour, avec ton camarade Morin ? Tu l’as rencontré chez des amis ? Il t’a tendu la main ? Tu lui as dit « Avant de te serrer la main, je voudrais savoir si tu penses toujours que les Juifs sont des indésirables en France et qu’ils ont corrompu le Barreau en y introduisant des procédés de mercanti et un esprit de lucre inconnus avant eux » ? Oui, je sais, Morin a présenté un texte en ces termes à une assemblée de jeunes avocats, sous l’occupation. Je ne l’approuve pas. Non. Je ne puis l’approuver, mais franchement est-ce que c’était le moment de réveiller une vieille querelle ? Il est gaulliste, Morin, il est résistant, Morin, il appartient au Front National, Morin, depuis juin 1944. Alors ? est-ce que c’est comme cela que l’on va relever la France ? Est-ce qu’il ne faut pas faire un sacrifice à l’esprit d’union ? Veux-tu gêner l’admirable politique du général de Gaulle ?

Je ne te cache pas que ton geste a produit un déplorable effet. « Ces Juifs, a-t-on dit, ils se croient tout permis. Ne croirait-on pas que ce sont eux qui ont gagné la guerre ? Et quelle arrogance ! Ils sont impossibles maintenant. Vous avez vu sur quel ton ce Levy a parlé a parlé à Morin, un bon Français, un vrai Français qui a souffert l’occupation pendant quatre ans, sans faiblir ? » Ne m’interromps pas. Il a gagné de l’or en plaidant devant les tribunaux allemands ? Tu vois bien, il a plaidé pour des Français. Il s’est conduit en Français. Il a un appartement avenue Foch, une voiture avec le même permis de circuler que sous les Allemands ? Ne faisons pas dévier le débat. II n’a fait que son devoir, un devoir souvent pénible, j’en suis sûr.

Alors, j’aurais mieux aimé que tu imitasses ton cousin BIoch ? Il a aussi rencontré Morin ? Il lui a serré la main le premier, et a fait comme si de rien n’était ? Pardon, je ne l’approuve pas davantage. Vois-tu c’est la de sa part, je le déplore, un trait de bassesse. Je reconnais là cette servilité, cette humilité presque commerciale qui nous choque tant, nous autres, chez les Juifs. On peut vous injurier, vous battre, vous dépouiller, vous encaissez tout ; c’est un manque de dignité, un manque de courage, s’il faut lâcher le mot, qui est bien dans la manière de ta race.

Que fallait-il faire alors ? Ah je ne vois que trop que tu n’as pas le sens des nuances, que tu manques de tact. C’est d’ailleurs bien connu, les Juifs manquent de tact. Il fallait s’arranger pour ne pas rencontrer Morin. Tu n’es pas obligé d’aller là où il y a Morin, n’est-ce pas ? Il y a d’autres endroits. C’est qu’il y a beaucoup de Morin ? Oui, mais comprends, cela ne gêne que toi. Alors ?

Tu te figurais naïvement que les Allemands partis, tu allais être immédiatement réintégré dans tes droits. Tes droits ? Quel vilain mot. Tu parles toujours de tes droits. Jamais de tes devoirs.

Eh ! oui, tu as des devoirs, auxquels tu manques souvent. C’est ainsi qu’exercer ton droit peut être un manquement à tes devoirs dont le premier est de ne pas te faire remarquer, de te faire oublier. Cela n’est pas toujours commode, je le sais, mais il faut faire un effort pour se mettre à la place des autres.

Quand tu es rentré à Paris tu as trouvé ton appartement vide de tes meubles et occupé par une famille de braves commerçants, les Dunoyer. Ces honnêtes gens avaient une boucherie avant la guerre. Ils l’ont toujours d’ailleurs. Ils ont gagné beaucoup d’argent. Il fallait bien nourrir les Parisiens et se débrouiller pour suppléer aux insuffisances du ravitaillement. Tu ne peux pas les blâmer. Le logement qu’ils occupaient au-dessus de leur boutique ne correspondait plus à leur nouvelle situation. Noblesse oblige. Ils ont loué ton appartement qui était vacant. Ils ont passé un bail, un bail régulier. J’entends bien qu’ils savaient que cet appartement était antérieurement celui d’un Lévy, ils avaient entendu dire à la Radio de Londres que le général de Gaulle ne reconnaissait pas les actes du Gouvernement de Vichy qui avaient préjudicié aux Juifs, aux émigrés, aux Francs-Maçons. D’accord. Mais qu’était-ce, je te prie à l’époque, que général de Gaulle ? Monsieur de Gaulle, l’ex-colonel de Gaulle, un mercenaire à la solde de l’Angleterre, cette Angleterre qui venait de se conduire à Dunkerque, à Mers-el-Kébir, à Dakar... — je n’ai pas besoin d’insister tu m’as compris. En somme ces bouchers n’ont fait que se conformer aux lois en vigueur, ils se sont conduits en bons citoyens. Et alors, tu voudrais maintenant, parce que tu es de retour, après de beaux voyages autour du monde, qu’ils t’abandonnent la place, qu’ils retournent à leurs deux pièces sur cour de la rue de l’Ouest ! Ils peuvent trouver un autre appartement que le tien ? Tu te moques. Tu sais très bien qu’à moins de payer un million de reprise pour deux chaises en rotin, ils ne découvriront pas une mansarde disponible dans tout Paris en ce moment-ci. Et puis ils sont chez eux après tout. Ils ont payé leur loyer, ils ont dépensé des sommes énormes pour leur installation. Ils auraient du savoir que leur possession était précaire ? Tu parles comme un chicanier. Précaire, précaire, pas tant que cela, puisque voilà six mois maintenant que le Gouvernement Provisoire siège à Paris, et que ton de Gaulle est devenu quelqu’un, un chef d’État reconnu, comme notre Maréchal, et tu n’as pas encore retrouvé ton appartement. C’est donc que les Dunoyer ont aussi des droits, comme tu dis.

Tu veux que je te livre franchement ma pensée ? Tu te fais du tort en réclamant aussi âprement. Tu mets dans rembarras de braves gens. Hier ils n’auraient pas pensé à t’en vouloir de t’avoir pris ton appartement. Aujourd’hui, ils se montent. Ils n’étaient pas antisémites ; ils le deviennent. Tous les Dunoyer se répandent dans le quartier en disant : « Ah ! ce Lévy, on ne l’a pas vu pendant cinq ans. Tant que les Boches étaient là. Maintenant qu’ils sont partis, il revient. Et il veut nous jeter à la rue, nous, des bons Français. Les Boches n’avaient pas tort quand ils nous dIsaient de nous méfier des Juifs ». Prends garde. Tu vas t’attirer des ennuis. Il y a des dizaines de milliers de Dunoyer qui, ont tous des ribambelles d’amis et de cousins. Ils vont créer un état d’esprit redoutable.

Il faut bien que tu ailles loger quelque part ? Je ne dis pas non. Bien sûr. Tu es militaire. En somme, tu n’as pas besoin d’un appartement. C’est bon pour nous qui avons toutes les obligations qui accablent les civils. Tu n’as pas besoin de recevoir, de donner des dîners, de traiter des affaires. Alors, tu ne vas pas me faire croire que L’armée ne peut pas te donner un billet de logement ? Ça se passait comme ça de mon temps. Et crois-moi. Cela t’évitera bien des soucis. Tu ne vas pas toujours rester militaire ? Oui, je comprends. Quel dommage que tu ne te soies pas installé à l’étranger. Penses-y. C’est un moyen, le meilleur peut-être de résoudre le problème. Tu te sens en France chez toi, en France seulement ? C’est étrange. Enfin ! Papa Lévy va revenir bientôt. Il était riche avant la guerre, il a certainement pu mettre de côté quelque argent. Remarque bien, je ne le lui reproche pas. Il pourra payer le prix d’une reprise. Qu’il vienne me voir dès son retour. Je lui trouverai quelque chose dans mes immeubles. Comment ? Tu ne savais pas ? Oui, j’ai pu faire quelques placements fonciers, ces dernières années. Je me ferai un plaisir d’obliger ton père.

Ce que je te dis de ton appartement, je dois te le dire aussi des affaires de ton oncle Lévy. J’ai entendu parler de lui. Il s’agite beaucoup ces temps-ci. Il prononce de grands mots. Il se dit spolié. Il prétend que Desjardins qui a racheté son affaire est un spoliateur. C’est très maladroit. Enfin, toi qui es un garçon intelligent — tu es Juif c’est entendu, mais si tous les Juifs étaient comme toi — réfléchis. C’est le gouvernement, un gouvernement légal, parfaitement légal qui a décidé de vendre un certain nombre de fonds de commerce. Je sais bien que ton de Gaulle disait que ce n’était pas régulier. Mais s’il avait fallu écouter tout ce qu’il disait, où en serions-nous, je te le demande ?

Toute notre belle jeunesse serait partie en Angleterre ou aurait pris le maquis, l’industrie française aurait cessé de travailler, les patrons auraient été ruinés, les commerçants auraient caché leurs stocks pour ne pas vendre aux Allemands, nous aurions désobéi à la Kommandantur et à la police de Darnand, c’aurait été le désordre et l’anarchie. Tout ce que disait ton de Gaulle alors, c’était de la propagande ; nous l’avons parfaitement compris. Il faut que tu le comprennes aussi.

Desjardins qui a racheté l’affaire de ton oncle Lévy, il l’a payée. L’argent n’est pas allé dans la poche de ton oncle ? Les Allemands en ont pris une bonne part, puis l’administrateur aussi pour ses « frais et honoraires » ? Tu n’aurais tout de même pas voulu qu’il travaillât pour rien, cet homme. Il était accablé de besogne. Tout cela d’ailleurs ce n’est pas la faute de Desjardins. Il a payé à l’État un droit d’enregistrement très élevé. Il s’est occupé de vendre les marchandises laissées par ton oncle. En somme qu’as-tu à lui reprocher ? Il a acheté le fond très bon marché en raison des circonstances ? Il a gagné beaucoup d’argent ? Que veux-tu ? C’est la loi du commerce. II n’est pas philanthrope de profession Et alors tu trouves normal maintenant, que ton oncle qui n’a rien fait pendant cinq ans, qui a vécu en rentier, dépossède ce malheureux Desjardins, lui demande des comptes, lui extorque ce qu’il a gagné à la sueur de son front, tire profit de la plus-value du fonds de commerce ? Mais c’est de la rapacité, ni plus ni moins. Ah ! je vois bien que l’esprit de Shylock n’est pas éteint. Sens-tu la différence qu’il y a entre le brave Desjardins et ton Lévy d’oncle ?

Qu’est-ce que ton oncle aurait dû faire ? Eh ! bien si tu veux mon avis, il aurait dû rester à Paris en 1940 pour défendre ses intérêts, résister aux empiétements de l’envahisseur, refuser de céder la place, dire aux agents de la Gestapo quelque chose comme « Je suis ici par la volonté de mes actionnaires, je n’en sortirai que par la force des baïonnettes ». C’aurait été grand, noble, Français en un mot. Combien de Français se sont comportés ainsi ? Ce n’est pas la même chose. Les Français n’ont pas besoin de faire la preuve, eux, qu’ils sont Français, qu’ils pensent Français, qu’ils agissent Français. Tu ne peux pas demander la même chose à un M. Durand et à un M. Lévy. Il y a une nuance. Je suis étonné que tu ne la saisisses pas.

Ton oncle aurait été déporté, fusillé peut-être ? Justement. Nous lui aurions fait de belles obsèques pour prouver que nous ne nous laissions pas arrêter par des préjugés de race ou de religion. Il aurait eu la médaille de la Résistance — à titre posthume. Il y aurait peut-être une rue Lévy, dans un quartier éloigné. Une plaque perpétuerait son souvenir au siège de sa chambre corporative et nous dirions tous avec respect : « II y a tout de même de bons Juifs, qui sont dignes d’être Français, ainsi ce Lévy... » et je serais le premier à le regretter.

Mais aujourd’hui, alors que la France en est à panser ses plaies douloureuses, il passe son temps à actionner recors et tabellions pour une questions de gros sous. C’est sordide.

Sans compter que tous ses pareils s’attaquent à des situations acquises, j’oserais dire légitimement acquises, qu’ils inquiètent de dignes citoyens qui ont des amis, souvent des amis puissants, des avocats largement rémunérés. À continuer ainsi à s’agiter, non seulement ils vont développer un antisémitisme qui ne trouverait que trop de justifications dans leur attitude, mais ils vont indisposer le pouvoir. Ils menacent de rompre l’unité si nécessaire. Il faut que chacun y mette du sien. Ce n’est pas toujours aux mêmes qu’il faut demander des sacrifices, que diable !

Et que vas-tu faire maintenant que tu es sur le point d’être démobilisé ?

Ton ami Mendès-France va te faire entrer au Ministère de l’Économie Nationale ? Quelle folie. Surtout ne fais pas cela. Mais tu veux qu’il y ait des pogroms en France. Comment ? Mendès-France est Juif ! Tu es Juif ! et il ne craint pas de t’embaucher dans ses services ? Mais c’est un criminel cet homme. Il veut faire de son ministère un ghetto. Comme s’il n’y avait pas assez de bons Français capables de remplir les emplois publics ! Ce n’est plus une course aux honneurs. C’est une curée ! Vous serez donc insatiables. Vous êtes à peine revenus et il vous faut toutes [es places, dans les cabinets ministériels, à la radio, dans la presse, dans l’administration. On ne se sent plus chez soi.

Ce n’est pas étonnant que Mendès-France t’appelle auprès de lui ? Vous avez été au lycée ensemble ? Vous êtes de vieux amis ? Où recruterait-on ses collaborateurs sinon parmi ses relations les plus intimes ? Bien sûr, tu as réponse à tout. Tu avais affaire à un Intendant alsacien l’autre jour ? À trois bureaux à la ronde on ne parlait qu’avec l’accent de Strasbourg ? Et tu es allé au cabinet de M. Giaccobi, pour un renseignement ; on t’a renvoyé d’un bureau à l’autre, c’étaient tous des Corses ? D’abord laisse-moi te dire que ce Giaccobi a un nom suspect. Il devait s’appeler Jacob. Ce serait un Juif camouflé que je n’en serais pas surpris. Et puis ça n’est pas pareil. Que des Alsaciens, des Corses, se regroupent, se rassemblent par affinités provinciales, c’est normal, je dirai mieux : c’est légitime. Cet esprit de terroir fait la force de notre pays. Mais chez Mendès-France, c’est la solidarité juive qui joue, c’est tout différent et c’est inadmissible.

Et dans la presse, dans la radio ? Tu trouves cela normal le nombre de Juifs !

Non, je t’en prie, ne sois pas insolent. Tu ne penses pas à compter le nombre de Berrichons ou de Béarnais, de Gascons ou d’Arlésiens dans les différentes administrations ? Il n’y a que les capacités qui doivent compter ? On ne peut reprocher aux Juifs de passer des concours ou de franchir des épreuves d’admission ? Ils ne volent pas leurs diplômes ? Ils sont soumis aux mêmes règles que les autres ? Ne sont-ils pas des Français comme tous les Français ?

Je vois bien qu’il est difficile de te faire entendre raison. Heureusement, je suis patient. Je ne pense pas à vous discuter votre qualité de Français. La grande Révolution vous l’a accordée. Je ne songe pas à vous dénier les droits que vous tenez de la Déclaration des Droits de l’Homme devant laquelle je m’incline respectueusement. N’est-ce pas la plus belle preuve de l’idéalisme français ? Encore que peut-être, dans le cas des Juifs, il aurait mieux valu procéder par étapes, discriminer, encore, qu’aujourd’hui il conviendrait d’apporter quelques amendements à certains droits qui, entre leurs mains, dégénèrent en privilèges et en abus, mais passons, ce n’est point mon propos. Je veux seulement t’aider à vivre, t’éviter des faux-pas périlleux. Pourquoi te présenter à des concours où tu risques de te classer au  premier rang ? C’est un affront gratuit que tu nous fais. Tu ne vois pas le nombre de mécontents que tu crées, les jalousies que tu suscites ? Qu’est-ce que vous avez tous à vouloir être médecins, avocats, magistrats, architectes, fonctionnaires, industriels, commerçants ? Pourquoi pas   ouvriers agricoles, mineurs, balayeurs de rues ? Personne n’y trouverait à redire et il n’y aurait pas d’antisémitisme ! Vos pères étaient médecins, avocats magistrats, architectes, fonctionnaires, industriels, commerçants ? Vous ne faites que suivre leurs traces ? On ne voit pas le fils de Louis Renault devenir balayeur de rues ? Ni celui du Professeur Desmarets se consacrer à l’arrachage des betteraves ?

C’est insupportable, cette façon de discuter. Comparaison n’est pas raison. Ils ne sont pas Juifs et tu l’es. Et c’est parce que Léon Blum était le chef du Parti Socialiste qu’il faut aujourd’hui que ce soit un autre Juif, un certain Daniel Mayer qui le soit ? Je n’avais que des sympathies pour ce parti socialiste. Je vois bien aujourd’hui que c’est un parti sérieux, un parti de gouvernement.  En 1936, il me faisait peur, comme à tout le monde. On ne 1’avait pas vu à l’œuvre. J’étais tout disposé  m’y rallier maintenant, mais Daniel Mayer après Léon Blum, c’est trop. Hein ? Quoi ? Il a été résistant Daniel Mayer ? Il ne s’est pas désigné lui-même ? Il a été élu par ses camarades ?

C’est cela qui est grave, Lévy ; un Juif ne doit pas être élu, il ne doit pas même être candidat. Il doit être discret, très discret. Il doit se féliciter tous les jours de la chance qu’il a de vivre librement en France, de n’être pas jeté en prison, ni torturé dans des camps de mort, de ne pas porter d’étoile jaune et de pouvoir embrasser une Française sans commettre un crime. Qu’il laisse aux autres Français les honneurs et les richesses. Ces biens ne font d’ailleurs pas le bonheur. À cette condition il dissipera les préventions qui pèsent sur lui. On l’oubliera. Que peut-il espérer de mieux ?

Sous cette réserve, bien anodine, tu me le concéderas, mêle-toi le plus possible à la vie française. Ce qui vous nuit, vois-tu, c’est que vous restez toujours entre vous. Mélangez-vous aux Français. Ne fais pas comme ton cousin Bloch. Oui. J’ai reçu un faire-part de mariage. Il épouse une demoiselle Blum. Quelle erreur. On dira encore : « Ces Juifs ! Ils se marient toujours entre eux. Ils méprisent les France. Ils n’en veulent pas dans leurs famille. L’éternel orgueil de la race élue ». Tu connais le refrain.

Si je suis partisan des mariages mixtes ? Mais oui, certainement. Tu as trouvé la formule. C’est une excellente solution. D’ici quelques générations, tous les Français auront quelques gouttes de sang juif dans les veines. Ils ne pourront plus être antisémites. Ce sera parfait.

Tu es ravi de m’entendre parler ainsi ? Cela te remplit d’espoir ? Ma fille Marie-Louise et toi aviez formé des projets dont vous n’osiez pas me parler ?

Oh ! mais n’allons pas si vite. Permets-moi de te dire que ce n’est pas du tout la même chose. Le mariage est une chose grave. Il ne s’agit pas de faire un coup de tête. Tu sais si je suis peu accessible aux préjuges courants. La question de religion ne me dérange aucunemcnt. Je suis un vieux Voltairien Mais il faut y réfléchir à deux fois. Un Léy pour gendre ? Ma foi je n’y avais pas pensé. L’idée ne m’en serait pas venue. Il y a tout de même entre nos deux familles des différences profondes d’habitudes, de relations, dont il faut tenir compte. Et les enfants, dans quelle religion les élèverait-on ? Et la cérémonie ? À la synagogue ? Un vieux mécréant comme moi ? Tu ne voudrais pas. J’ai marié Anne-Marie à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou ? Ce n’est pas pareil. Et puis non, franchement, je ne vois pas ma pauvre Marie-Louise devenant Madame Lévy. Elle ne pourrait jamais se faire à ce milieu. Et mes petits-enfants s’appelleraient Lévy ? Non, décidément il y a un sens des nuances qui vous manque, sans quoi tu ne m’aurais pas parlé de cela. Remarque je te dis cela aussi bien dans ton intérêt. Tu ne serais pas à l’aise dans un climat nouveau, non Juif. Je vous connais bien, va !

À BirHakeim tu n’étais pas qu’avec des Juifs ? Je commence à croire que tu es de mauvaise foi. Quel rapport je te prie ? Non, renonce à ce rêve. Ce n’était qu’une chimère. Il ne manque pas de jeunes Françaises pour que tu sois obligé de choisir juste cette malheureuse Marie-Louise.

Si, au lieu d’argumenter sans trêve comme un avoué de province, tu m’écoutais un peu, tu t’en trouverais bien. Dans le fond, ton désarroi me fait de la peine. Mais je crains bien que tu ne sois incorrigible. Je n’essaierai pas davantage de te convaincre. Mes conseils sont simples. Suis-les.

Ne fais pas étalage de tes droits. C’est un abus. N’arbore pas tes décorations. C’est un défi, et puisque tu es revenu, puisque tu n’as pas eu la chance suprême qui eut tout arrangé de perdre ta vie au service de la France, — mort tu serais un héros, vivant tu es un gêneur — fais en sorte que les bons Français de France qui espéraient ne plus te revoir, oublient que tu existes.

À ce prix, à ce prix seulement tu pourras vivre sans encombres dans le pays de tes aïeux, où tu es né, dont tu parles, depuis tes premiers balbutiements, la langue, et qui est, tu n’en peux douter, l’asile sacré de la liberté.

Paris, le 15 février 1945.

Achevé d’’imprimer le 3 Août 1945 sur les presses de

l’IMPRIMERIE DU PARNASSE

9, rue Edouard Jacques

à Paris (l4e)

Censure n° 4103                                        1367                                          N° Fabr.-Edit. 20

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 ψ [Psi] Le temps du non

cela ne va pas sans dire

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