Psychanalyse et idéologie

Micheline Weinstein

Travaux d’école • Philon d’Alexandrie / Un autre Schreber...

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein / Été 2015

Travaux d’école 1985-1986

 

1

 

Philon Juif

Auteur très éloquent et philosophe très grave

 

2

 

Un autre Schreber...

 

Les deux exposés suivants sont des “travaux d’école”, du temps où j’essayais encore, vainement, cela va sans dire, de témoigner de mon application à étudier les théories de Lacan, dont sa théorie des “mathèmes”, ici à l’intention de la mystique et de la psychose avec son concept de “forclusion”, dont raffolaient les lacaniens. Bien qu’attentive à certains des apports théoriques pertinents de Lacan, mais estimant que ses élaborations savantes philosophico-obscurantistes, son aspiration d’hégémonie dans tous les domaines de l’intelligence, à condition qu’ils soient prestigieux, dévaluaient depuis 1938 l’édifice freudien et n’étaient d’aucune efficacité dans la praxis vivace de la  psychanalyse. Ce furent mes dernières contributions lacaniennes.

Ma conception de l’apprentissage de la psychanalyse n’a pas changé. Elle est à mon sens, dans un premier temps, entendement, perception par l’intelligence de l’autodidacte (φρόνησις, phrónêsis), c’est-à-dire son désir incoercible de savoir, par tous les sens, toutes les facultés offertes existant ; procède alors de ce désir la nécessité de s’instruire du “savoir insu”, l’inconscient, par une psychanalyse personnelle avec, selon son choix, ce que le ou la candidat/e à l’analyse estime être les meilleurs cliniciens ; viennent ensuite seulement la formation à la pratique psychanalytique auprès de psychanalystes éprouvés en même temps que la lecture et l’étude approfondies de l’œuvre de Freud, et enfin l’expérience accompagnée, cela va de soi, du maintien de la santé de l’esprit critique de chacun/e, attaché/e à se garantir de la sclérose (cf. Siegfried Bernfeld, De la formation analytique, disponible ici). Quant à l’exercice et aux limites de la fonction, que le praticien soit ou non médecin, le plus avisé, me semble-t-il, est de travailler en binôme avec un/e généraliste et si nécessaire en trinôme avec un/e psychiatre.

Du côté de Lacan voici, pour qui souhaitera l’interroger, l’une, énigmatique, de ses propositions sur l’éthique de la psychanalyse, lors d’une séance de son séminaire de 1959-1960, intitulée « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité »,

 

Pour la réalité du sujet, sa figure d’aliénation, pressentie par la critique sociale, se livre enfin de se jouer entre le sujet de la connaissance, le faux sujet du “Je pense” et ce résidu corporel où j’ai suffisamment, je pense, incarné le Dasein, pour l’appeler par le nom qu’il me doit : soit l’objet (a).

Été 2015

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1

 

 Juin 1985

 

Journée du Boulimos, à l’initiative de Liliane Fainsilber à Mantes-la-Jolie

 

Philon Juif, auteur très éloquent et philosophe très grave

ou

Des Thérapeutes et de la voie mystique

 

Ce travail participe d’un projet déjà ancien et qui peu à peu s’élabore autour des écrits de Freud sur la religion. Pour cette journée, j’ai centré mon observation sur le chapitre V de la seconde partie de « L’homme Moïse et la religion monothéiste », intitulé Le renoncement à la pulsion, que j’ai retraduit, modalité nécessaire pour Freud d’un accès à la sublimation.

 

Pour en revenir à l’éthique, nous pouvons dire en conclusion : une part de ses prescriptions est justifiée rationnellement par la nécessité de délimiter les droits de la communauté envers l’individu, les droits de l’individu envers la communauté et ceux des individus entre eux.

Par contre ce qui dans l’éthique nous apparaît grandiose, occulte, aller de soi comme dans le mysticisme, c’est à la religion que cela est lié et est redevable de ces caractères, cest dans la toute-puissance du père que cela prend sa source.

Freud

 

Ainsi s’achève au crépuscule de la vie de Freud - qui comparait le déroulement de son travail sur le Moïse à la peine que se donne la danseuse pour tenir en équilibre sur ses pointes -, le chapitre où il traite du renoncement à la satisfaction pulsionnelle, condition de l’accès à la sublimation comme fondement d’une éthique.

Mais bien avant d’atteindre les rivages de l’éthique, il nous faudra passer par la garnison et nous occuper d’agrandir la brèche ouverte par la psychanalyse dans la citadelle de la névrose obsessionnelle, de la haine, du rituel et de la dévotion, des nombreuses manifestations perverses qui masquent bien souvent et sur bien des points cette grave névrose. Pour des raisons personnelles, j’ai choisi d’aborder la problématique du renoncement en mettant le cap sur l’extase mystique dont Philon d’Alexandrie se fit le premier interprète.

Philon vécut approximativement de l’an 13 avant à l’an 54 après Jésus-Christ, en ce temps de disjonction où la naissante chrétienté, emboîtant le pas à la liturgie hébraïque, entonnait son plain-chant, à un époque de persécutions où notre exégète, à l’occasion diplomate, se vit chargé d’intercéder en faveur des Juifs auprès du fou Caligula. Philon fut également le premier à introduire la Bible dans la philosophie, avec un style de l’allégorie, science parfaite selon lui. Il présente ainsi son œuvre :

 

“…contenant l’exposition littérale et morale des livres sacrés de Moïse et des autres prophètes et de plusieurs divins mystères, pour l’instruction d’un chacun et la piété et les bonnes mœurs.”

 

Les thérapies en tous genres foisonnent et beaucoup parmi leurs initiateurs s’intitulent psychanalystes. À l’autre extrémité - je passe les intermédiaires -, la psychanalyse n’étant ni reconnue, ni qualifiée en tant que telle auprès des administrations publiques, les cliniciens sont contraints de justifier leur pratique en cabinet privé ou en institution sous couvert de titres universitaires, médecins, psychiatres, philosophes, psychologues, docteurs es-lettres, professeurs… ou de ne pas en faire état.

 

D’où vient l’appellation de thérapeute ?

 

 Elle apparaît pour la première fois dans le traité de Philon, « De la vie contemplative ou des Orants », où nous apprenons que les Orants vivent en communauté mixte hors les remparts de la ville, dans un site privilégié. Sont dénommés Thérapeutes et Thérapeutrides, celles et ceux qui ont “renoncé aux plaisirs du corps, car ils ont conçu le désir d’une progéniture immortelle”.

Chez les Anciens, la distinction était faite entre “iatrikè”, soins du corps que prodigue le médecin et “therapeia”, soin que l’on prend de son âme, domaine d’excellence pour le mystique, grâce à la philosophie, philosophe et mystique alors considérés comme les aristocrates de la pensée, ne formant qu’un. Le Thérapeute est donc ainsi défini par Philon,

 

Or, le train et la façon de faire de ces philosophes, tout incontinent, il apparaîtra par le nom, étaient appelés Thérapeutes et Thérapeutrides, et fort proprement, ou par ce qu’ils font profession d’une médecine - “istrikon” - meilleure que n’est celle qui est effectuée par les villes, d’autant que de fâcheuses maladies et difficiles à guérir, de la Volupté, de la Convoitise, de l’Ennui, de la Crainte, de l’Avarice, de l’Imprudence, de l’Injustice et d’une multitude innombrable de passions et de vices…

 

Un peu plus loin :

 

Prenons en leur origine les Thérapeutes qui guérissent les maladies de l’âme, adorant un seul Dieu, apprenant tous les jours à voir clair, à contempler Dieu en surpassant le soleil visible et ne délaissant jamais le train qui mène à la parfaite félicité.

 

Modèle des commentateurs de l’époque, Philon ne parle guère de lui, mais à ma connaissance une fois tout de même, dans son ouvrage sur les rêves :

 

Et j’entends de nouveau en moi retentir le souffle invisible qui me rend visite en secret. Il me dit : “Dis-donc toi, tu me sembles être dans l’ignorance d’une chose importante et précieuse que je t’enseignerai sans regarder à la fatigue, car je t’en ai souvent instruit d’autres fois quand l’occasion s’en présentait.”

 

Philon place Moïse, qui “conversait avec les filles de Jéthro, à mesure qu’il parlait [était] saisi d’un transport divin et se transformait en prophète”, au centre de son œuvre.

Moïse, qui grava dans la pierre les Lois de la parole, permettant ainsi à l’humain de mettre un nom sur les expressions de son désir. Lacan remarque qu’il n’est fait nulle part, dans la loi mosaïque, de l’interdit majeur de coucher avec sa mère, non plus qu’ailleurs au fil des Écritures, lesquelles nous offrent pourtant un catalogue serré des abominations.

Sur ce point, il serait trop long aujourd’hui de s’attarder sur la mère du mystique, son grand Autre premier, qui souvent influence le trajet du mystique vers, selon Philon, le Tout-Autre, l’Inengendré, l’Incréé, le Néant du philosophe.

Ainsi, sans loi de l’interdit de l’inceste, pas de transgression avouable possible jusqu’à Freud, qui par ce premier ou onzième commandement, distingue avec netteté son identification au grand homme Moïse, du Moïse prophète mystique de Philon. Moïse est le prophète du Dieu monothéiste, son législateur exclusif, alors que pour Freud, le législateur, c’est l’homme Moïse.

Disjonction essentielle quant à l’usage qui est fait, d’une part des Saintes Écritures par le mystique, l’adorant qui, non concerné par le refoulement, trouve une issue à la vigueur de ses pulsions par l’auto-châtiment, dont l’un parmi les exemples est la flagellation ; de l’autre par les profanes, psychanalystes et analysants qui, par le seul fait du langage, sont attentifs à neutraliser leurs pulsions.

Dans le cadre de cet exposé, le temps m’a manqué pour étudier sérieusement les mystiques musulmans de référence. Je me limiterai donc à évoquer la différence entre le mystique juif et le mystique chrétien. Ce qui n’est pas interdit, la figuration concrète, pour le Chrétien, est absolument prohibé pour le Juif selon le deuxième commandement - rappelons-nous, le souffle divin parle à Philon de l’enseigner, de l’instruire - qui accède à la jouissance mystique par la pratique du Livre, de la lettre, du texte,

 

Tu ne te feras pas d’idole ni de représentation quelconque de ce qui se trouve en haut dans le ciel, ici-bas sur la Terre, ou dans les eaux plus bas que la Terre. Tu ne te prosterneras pas devant de telles idoles et tu ne leur rendras pas de culte, car moi, l'Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu qui ne tolère aucun rival.

 

Venons-en maintenant à ce qui m’a incitée à privilégier aujourd’hui cette question de la jouissance mystique.

Lacan, quand il traite de la jouissance, place la mystique, non seulement du côté de la femme, la “pas-toute”, mais, et c’est une désignation assez exceptionnelle chez lui, du côté [sic] du normal. Ses « Écrits » sont d’ailleurs inclus par lui dans le domaine de la mystique où Lacan assimile par ailleurs le mystique au poète dont la poésie “est création d’un sujet assumant un nouvel ordre de relation symbolique au monde”. Ainsi,

 

Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est justement qu’ils l’éprouvent [la jouissance], mais qu’ils n’en savent rien […] Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut écrire de mieux - tout à fait en bas de page, note : y ajouter les Écrits de Jacques Lacan, parce que c’est du même ordre.

 

Tout d’abord, quelle interprétation donner à cette mystérieuse jouissance, qui n’est pas sans rappeler l’orgasme chez les théosophes décrits par Diderot, de même que chez tout commun des mortels, si elle est réductible chez Lacan au terme existentialiste d’“ek-stase”, hors-de-soi ?

Maintenant, essayons de délimiter ce territoire obscur de la normalité invoquée par Lacan, en plaçant le mystique tour à tour en regard de sa taxinomie, relative à la névrose et à la psychose, à l’interprétation qu’il propose des concepts fondamentaux de la psychanalyse, “plus-un”, son “objet petit a”, à ses graphes, formules et schémas. Dispositif éminemment didactique, auquel le mystique résiste avec efficacité, comme s’il se trouvait confronté à des manipulations perverses, et dont il finit toujours par s’exonérer pour pouvoir jouir en paix.

Le mystique peut faire lien social par son œuvre - Thérèse d’Avila, Jean de la Croix… Être lu ou entendu ne semble guère l’affecter. Quand d’aventure leur discours parvint aux oreilles sensibles d’éminents hiérarques catholiques, il valut à plus d’un le châtiment qui allait de l’excommunication jusqu’à la condamnation à mort pour hérésie.

La Voix divine qui anime Philon pousse le mystique à l’extase toujours renouvelée. Or, si elle fait symptôme chez le mystique, elle n’est pas à confondre avec la voix injonctive qui torture le paranoïaque, quand bien même il l’attribuerait à Dieu.

Mes références au « Moïse… » de Freud se limiteront, non à ses hypothèses discutables sur l’homme Moïse, mais seulement au chapitre, Le renoncement à la pulsion, qui s’adresse à la praxis psychanalytique.

La croyance religieuse, celle que l’on dénommait “foi du charbonnier”, qui est credo en une toute-puissance, se sépare de la psychanalyse pour Freud, de « Totem et Tabou » jusqu’au « Moïse… », en ce qu’elle prend la mesure des ravages de l’injonction dans la névrose obsessionnelle. La névrose obsessionnelle n’atteint pas le mystique dont le désir, s’il le fait se comporter répétitivement en obsessionnel entretenant sans relâche sa machine à jouir, ne relève pas de ce que Lacan désigne par “ le réel c’est impossible” et il n’a pas à en tuer l’objet. Il n’a de plus nulle nécessité de recourir, tel l’hystérique, au désir perpétuellement insatisfait ni à s’interroger sur la fonction paternelle car, selon Lacan, “Dieu est le seul qui ne soit pas castré”. Rien n’entrave le mystique d’autant qu’il ne craint pas la mort, Philon nous en informe joliment,

 

Au reste, estimant avoir grand désir et affection pour la vie immortelle, une fois la vie mortelle achevée et finie, [les mystiques] laissent de leur bon gré et franche volonté, leurs biens…

 

Comment alors les mystiques s’accommodent-ils d’une jouissance qui serait causée par le signifiant suprême de Lacan, le grand Φ, échappant de surcroît à ce qu’il appelle la “jouissance de l’idiot” ? Leur mère aurait-elle posé pour eux la loi de l’interdit de l’inceste, au contraire de la mère vertueuse “avec un grand V aux fesses” [Lacan] du prêtre ? Cela reste encore pour nous une énigme.

Le névrosé témoigne de son mal être cependant que le mystique y est soustrait.

Le mystique, ayant renoncé aux biens de ce monde - ce qui n’était pas le cas de Lacan -, se consacre à faire jouir Dieu qui à son tour le fait jouir et le porte au masochisme, à se réduire à l’état d’objet.

Le névrosé, d’ici à ce qu’il advienne là où le “ça” était”, comme sujet de sa parole et de son désir, qu’il ait acquis la maîtrise d’un style marqué selon Lacan “du poinçon de son fantasme”, a donc toutes les raisons de jalouser ce mystique qui le fascine.

Dans ses « Écrits », Lacan inclut la femme et le mystique au sein d’un trio où chacun des solistes connaîtrait une jouissance au-delà, non causée par l’“objet petit a”, rejoignant alors le Thérapeute et la Thérapeutride présentés par Philon, d’autant précise-t-il, que Dieu existe, il l’intitule “Dieu de la castration de la femme”, “de la femme rendue toute”, et qu’il formalise ainsi,

 

 

Ce qui signifie : il existe un qui dit non à la fonction phallique, autrement dit, il en existe au moins un qui pose la loi. Or, pour Freud, il n’y a qu’une loi, celle de l’interdit de l’inceste et nous avons vu que ce n’est pas Dieu qui l’édicte, Dieu, qui, par ses commandements ne réussit qu’à maintenir le croyant dans son rituel obsessionnel.

À Dieu, j’appliquerais plutôt modifiée, c’est-à-dire sans point, la formule de la particulière affirmative de Lacan,

 

 

Il existe un tel que Φ de x, il en existe au moins un, le Tout-Autre de Philon, qui n’est pas castré.

Celui-là, sans conteste, existe pour Schreber. Alors qu’il est barré, bien que tout-puissant et dans une tonalité aux accents pathétiques, chez l’obsessionnel. Mais d’aucune façon Dieu ne saurait s’inscrire chez l’hystérique sur le versant de la loi.

Pour ce jour du Boulimos, je reprendrai les paroles avec lesquelles Philon concluait certains de ses écrits,

 

“En voilà assez sur ce sujet”.

 

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2

 

Juin 1986

 

Journée du Fil de l’eau, à l’initiative de Liliane Fainsilber à Mantes-la-Jolie

 

Un autre Schreber…

 

De cette narration répétitive, procrastrinatrice, ennuyeuse, sur la psychologie du Président Wilson, prétendument écrite par Bullitt de concert avec Freud, nous savons que l’introduction de Freud seule est authentique et authentifiée.

En 1964, Max Schur, alors occupé à rédiger une étude biographique de Freud, rappelle qu’il a demandé à Bullitt de lui concéder une copie de son manuscrit et celles,

 

“des notes détaillées sur les discussions qu’il avait eues avec Freud à propos de Wilson, ainsi que de nombreuses lettres. Mais [Bulitt] me dit que, lors de son départ précipité de Paris pendant la guerre, toutes ces notes et lettres avaient été brûlées par la négligence de son valet de chambre.

Je suggérai donc à M. Bulitt d’envoyer une copie du manuscrit à M. Ernst Freud qui s’occupait des Sigmund Freud Copyrights et lui dit qu’Anna Freud l’aiderait certainement volontiers dans la mise au point définitive des parties psychanalytiques du livre […] M. Bulitt envoya effectivement une copie à Ernst et à Anna Freud mais, malheureusement, ne jugea pas utile d’accepter l’aide d’Anna Freud. Celle-ci lut le manuscrit mais trouva que seule l’introduction reflétait nettement le style et la pensée de Freud. Je partage, comme d’autres, cette opinion (voir Erikson 1967, et R. S. Steward, 1967).

 

Bullitt lui répondit que “lors de son départ précipité de Paris pendant la guerre, toutes ces notes et lettres avaient été brûlées par la négligence d'un valet de chambre”. Une vingtaine d’années plus tard, Peter Gay dans « Freud, une vie », non seulement évoque cette note de Schur, mais il la complète ainsi,

 

Je partage ici l’opinion d’Anna Freud : “Pourquoi mon père finit-il par consentir, après un refus réitéré (tout à fait compréhensible) ? Il me semble  que c’était au lendemain de son arrivée à Londres, et à ce moment-là d’autres choses étaient nettement plus importantes que le livre-Bullitt [Bullitt-book].” (Anna Freud à Max Schur, le 17 septembre 1966, Max Schur papers, LC.)

 

Cet extrait de lettre d’Anna Freud à Schur laisse une étrange impression. Il semblerait que Freud se soit perçu comme en dette vis-à-vis de Bullitt, l’un des principaux négociateurs avec Marie Bonaparte de son exode et de celui de son entourage immédiat.

Bref, pour changer de Schreber que j’avais déjà abordé en 1967, j’ai donc lu ce Président Wilson, sans plus me préoccuper de la polémique, à la lumière des “mathèmes” de Lacan qui mènent de son schéma I au schéma R où il pose l’hypothèse de la “forclusion du Nom-du-Père”, laquelle selon lui caractérise la psychose. Pour les collègues peu à l’aise avec des schémas abstraits de la géométrie dans l’espace, j’avais concrétisé mon argumentation en l’étayant d’un panneau articulé et animé, n’ayant pas encore d’outils informatiques suffisamment viables à ma disposition.

J’avais personnellement rendu visite à Lacan à trois reprises en 1977, puisqu’il disait être intéressé par les appréciations de ses auditeurs à son séminaire, auquel j’assistais depuis une dizaine d’années de ma jeunesse. Mais il ne fut ni mon analyste, ni un père symbolique comme l’a présumé et déclaré inconsidérément mon analyste de l’époque, pas plus qu’un maître à penser. Avec cet exposé, je suis donc restée réservée quant aux adjectifs tout et possible accolés à traitement, dans son intitulé, Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose.

Excepté sa conclusion, je ne soumettrai pas ici ce travail d’école considérablement fastidieux auquel, hormis les fervents lacaniens férus de mathématiques, nul ne comprendra que dalle. Le panneau des schémas mobiles est depuis remisé à la cave ; le texte entier de ma communication, les schémas, le panneau, sont disponibles ici. Mais, beaucoup mieux, les applications topologiques des “mathèmes” de Lacan peuvent être consultées sur le site de Patrick Valas à l’adresse suivante,

 

http://www.valas.fr/Jacques-Lacan-lettres-reseaux-graphes-topologie-moebienne-mathemes-les-noeuds-borromeens,240

 

Je me contenterai ici en conclusion de reproduire le schéma de l’échec de la métaphore paternelle.

Thomas Woodrow Wilson, Président des États-Unis d’Amérique, Prix Nobel de la Paix et “Sauveur du monde”, né comme Freud en 1856, mourut à 68 ans, dans le naufrage de son corps et de son esprit.

Mais revenons d’abord à Schreber. Dans le schéma I de la psychose paranoïaque, Lacan veut montrer, à partir du terme “asymptotique” employé par Freud pour désigner l’accomplissement de désir de Schreber, que “l’état terminal de la psychose ne représente pas le chaos”. Voici dans ma traduction ce qu’écrit Freud ; les passages italiques/entre guillemets sont de la plume de Schreber, dans ses « Mémoires d’un névropathe »,

 

Puisqu’il lui était impossible de se familiariser avec le rôle de gaupe pour le médecin, sa mission lui enjoignit d’offrir à Dieu soi-même la volupté qu’il cherche sans s’exposer à une résistance du moi d’une telle puissance. L’éviration n’est plus un affront, elle devient “conforme à l’ordre de l’univers”, elle appartient à une vaste cohérence cosmique, sert aux fins de recréer le monde englouti. “Des hommes nouveaux, nés de l’esprit schrébérien” honoreront leur ancêtre en cet homme délirant, imaginairement persécuté [Schreber est possédé par un délire obsidional]. Le Moi est dédommagé par la mégalomanie, tandis que le fantasme de désir féminin se fraye un passage et devient acceptable. Le combat et la maladie peuvent cesser. À ceci près que la prise en considération de la réalité, entre temps renforcée, nécessite un ajournement de la résolution, de la dissolution du présent, pour un avenir lointain, de se contenter pour ainsi dire d’un accomplissement de désir asymptotique. La transformation en femme se fera, selon toutes prévisions, un jour quelconque ; d’ici là, la personne du Dr Schreber restera indestructible.

 

Un peu avant la fin des Mémoires, Schreber écrit,

 

Ce n’est que comme possibilité, qui à cette occasion devrait entrer en ligne de compte, que je mentionne une pourtant éventuelle éviration menée jusqu’à son accomplissement, ayant pour effet que, par la voie d’une fécondation divine, une postérité surgisse de mes entrailles.

 

Voici maintenant quelques extraits représentatifs des déclarations de Wilson qui, tel Schreber, se montrait coutumier de l’ajournement de la réalisation des objectifs projetés et se qualifiait lui-même d’“esprit à sens unique”.

 

Si j’avais le visage et la silhouette de mon père, je pourrais dire n’importe quoi.

 

De sa mère, Jessie Janet Wilson, nous savons seulement que Thomas était son “enfant chéri”, qu’il lui fut très attaché (pour les détails de cet attachement, cf. « Le Président Wilson » par Bullitt). Je n’ai pas trouvé la date de son décès. Peut-être est-ce sa dépendance infantile à sa mère qui a engagé Wilson en 1914 à soutenir l’instauration de la Fête des Mères aux États-Unis.

Il semblerait, d’après la description du « Président Wilson » par Bullitt, puisque non authentifié par Freud, que son “incomparable père”, le Révérend Joseph Ruggles Wilson, pour citer Lacan, “pilier de la foi, parangon de l’intégrité ou de la dévotion”, ait entretenu avec Thomas, dit Tommy, son “trésor”, une relation ardente et aurait désiré que son fils devînt ministre presbytérien. Il aurait subvenu entièrement aux besoins de Thomas pendant près de 29 ans, âge auquel ce dernier convola, encore vierge. Thomas Woodrow Wilson aurait voué à son père une adoration passive qui aurait inévitablement entraîné un conflit interne avec ses pulsions refoulées. Fils en même temps qu’épouse de son père, devenu Chef d’État, Wilson aurait couru à tout instant pour demander conseil à ce dernier, élevé au rang d’Être Suprême [père idéal]. Il se serait identifié lui-même à l’élu de [ce] Dieu, sous une forme comparable à celle de la doctrine de la Science Chrétienne - fondée par une femme - où Dieu est bon, la maladie vient du mal [Satan], par conséquent puisque Dieu existe, la maladie n’existe pas. Après la mort de son père, il se proclama “Dieu incarné [le Christ], Prince de la Paix, Sauveur du Monde”.

De l’Amérique, il voulut “qu’un grand orateur [la] rendit ivre d’abnégation”.

Sa description de la Conférence de la Paix en 1919,

 

L’illumination d’une compréhension profonde des affaires humaines a brillé sur les délibérations de cette Conférence comme elle n’a jamais brillé au cours de l’Histoire sur une conférence internationale…

[…]

Mes chers concitoyens, je crois en la Divine Providence. Si je n’y croyais pas, je deviendrais fou. Si je pensais que la direction des malheureuses affaires de ce monde dépend de notre intelligence limitée, je ne saurais comment retrouver ma raison, et je ne crois pas qu’il existe une assemblée d’hommes, quelle que soit sa puissance et son influence, qui puisse faire échouer cette vaste entreprise, une entreprise de miséricorde divine, de paix et de bonne volonté.

[…]

La gloire qui s’attachera au souvenir de la grande armée américaine, c’est de n’avoir pas seulement conquis l’Allemagne, mais la Paix du Monde. Plus grande que celle qui a recherché le Graal, que celle qui a tenté de reprendre le Saint-Sépulcre, plus grande que celle qui a lutté sous Jeanne d’Arc, la merveilleuse visionnaire, que celle de la Révolution américaine qui nous a sauvés de l’injuste domination de l’Angleterre, plus grande même que l’armée de notre guerre civile qui a sauvé l’Union, est la noble armée américaine qui a sauvé le monde.

[…]

 

Voici donc le schéma de l’échec et mat de la métaphore paternelle, scanné tel que je l’ai alors présenté à Journée du Fil de l’eau en 1986.

Pour résumer, le sujet dans la névrose est un alors qu'il ne l’est pas dans la psychose. Schéma lacanien de la psychose schrébérienne,


Application Wilson

 

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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