Psychanalyse et idéologie

Micheline Weinstein

« Refoulement » • « Retour du refoulé » • « Pansexualisme »

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein

19 mars 2017

 

« Refoulement » • « Retour du refoulé » • « Pansexualisme »

 

Ces dernières années, j’apprends épisodiquement par des proches familiers d’Internet que des passages ou documents entiers, des passages de mes traductions ou traductions entières, publiés sur notre site, tous déclarés à la SACD, sont prélevés par d’autres sites, y compris ceux de psychanalystes (ah, l’éthique !) et de “et psychanalystes”, sans que les références d’origine, les noms d’auteurs, les liens avec notre site, ne soient mentionnés.

Le mouvement lacanien perdure depuis un demi-siècle. Qu’a-t-il produit, excepté solder la psychanalyse enseignée par Lacan à l’appétence de la philosophie, de la psychiatrie et de la médecine, de l’enseignement secondaire, de l’Université, des médias, de tout être humain, d’élever l’ignorance à la dignité d’une éthique, et avant tout d’en discréditer le nom de son auteur et d’en gauchir la pratique thérapeutique*… d’en faire, au choix, leur “domestique” ou leur “danseuse”, selon Freud ?

Qu’a-t-il produit sinon autoriser de soi-même quiconque, y compris ses psychanalystes, à exercer la psychanalyse et à s’intituler “psychanalyste” sans s’être au préalable assujetti à l’épreuve d’une psychanalyse personnelle, pas plus que d’un contrôle. Cf. se reporter aux « Voyages extraordinaires en Translacanie de François Perrier », dont un large extrait figure pour la nième fois sur notre site, dans mon (trop ?) long texte intitulé Canevas / commentaires de « Résistances à la psychanalyse », lecture / traduction, notes  à l’adresse suivante :

 

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/com_resist.html

 

et que je reproduis néanmoins :

 

On a vu errer, dans les milieux analytiques, des gens complètement dévastés, acculés à se refabriquer un narcissisme d’emprunt, ficelé avec les concepts lacaniens ; à se faire une vie libidinale d’emprunt, de type pervers, dans la recherche de l’excitation ou du donjuanisme, et qui se sont complètement exilés d’eux-mêmes.

[…]

De fait, l’enjeu de [la Passe] se trouvait, du côté de Lacan, au service de sa formidable volonté de scruter les secrets de l’analyse et d’aller plus loin que Freud dans l’élaboration de la doctrine. Dans cette logique, les élèves devaient nourrir la pensée du maître et la revigorer par leur apport : la Passe permettait de filtrer ce matériel, et fonctionnait comme une banque de sang pour un laboratoire extrêmement sophistiqué, indifférent à l’identité des donneurs. [...]

Telle était l’économie de cette circulation de discours : elle alimentait la passion épistémologique de Lacan, mobilisait la naïve ardeur des disciples - et aussi la froide ambition des élèves. Par ailleurs, et réciproquement, il devenait possible de “voir” (sic) comment le discours de Lacan avait été digéré par ses patients - et par les patients de ses patients - et comment il était “restitué”. [...]

Certains, dans leur analyse, soutenaient à leur insu cette jouissance-là, et ils fournirent à l’examen la “matière la plus louable”, leur propre langue abjurée en faveur de Sa parole. [...]

Ainsi l’institution dressée autour de Lacan avait-elle transformé ce travail démesuré en système de sélection ou de fixation des élèves à des fins politiques, sur des critères d’orthodoxie et de mimétisme pratique. Il s’agissait de constituer un corps de serviteurs de la doctrine, et non plus une élite d’audacieux chercheurs. [...]

Les membres du jury s’en rendaient compte, mais ils n’avaient pas la force de se soustraire à cette complicité. La jouissance du secret partagé, l’attente du pouvoir, la peur de contrarier Lacan, la dépossession de toute référence extérieure et le désespoir dont ils étaient imprégnés leur fournissaient assez d’arguments en forme de rationalisations pour qu’ils soutinssent le cynisme exigé d’eux. Ils animaient donc ce scénario tout entier ordonné à des jouissances de voir, de savoir et de pouvoir, qui procura, au dire de certains des “juges”, la révélation la moins avouable de toutes parmi les multiples secrets qui cimentaient ce pouvoir : nombre de candidats démontraient qu’il n’y avait pas eu d’analyse. Pas plus d’ouverture de l’inconscient que d’effets psychiques de la cure. Aucune chance de bénéfice thérapeutique, mais une vocation à l’endoctrinement qu’il suffisait ensuite de théoriser comme analyse postfreudienne. C’est pourquoi, peut-être, Lacan a parlé d’échec de la Passe : sa matière n’était pas louable. [...]

Bien sûr, d’autres vous diraient que cette épreuve leur a fait vivre des moments privilégiés, qu’elle les a relancés dans l’analyse, qu’elle a fondé des amitiés. D’autres vont réfléchissant et théorisant sur de futures institutions où cette Passe garderait son rôle de formation et de sélection. Leur nostalgie de ce partage indique peut-être la consistance du lien qui les voua au projet de Lacan. Plus il y avait d’amour et de désir d’être aimé dans cette démarche, plus un “passeur” risquait de donner sa vie, réellement, à son insu, ou symboliquement, en renonçant à lui-même, parce que ce scénario permettait d’aller jusqu’au bout d’une tendance masochiste, dont l’issue était la destruction de soi en offrande à l’Autre.

 

* Une seule institution respecte le nom de Freud, la Société Psychanalytique de Paris, association loi 1901 fondée en 1926 sous l’égide de Sigmund Freud, Reconnue d’Utilité Publique en 1997, dont le but est : transmettre et développer la psychanalyse comme discipline scientifique et comme méthode thérapeutique fondées sur l’œuvre de Freud.

 

Le lacanisme a rayé de la pratique thérapeutique analytique les principes fondamentaux sur lesquels repose l’édifice bâti par Freud, c’est-à-dire l’analyse : de la sexualité, du refoulement, des rêves, pour réduire la psychanalyse à une psychologie “discount”, bien qu’à la mode, et les formations de l’inconscient, dont particulièrement les lapsus et les mots d’esprits, à des calembours.

Récemment, j’avais dans mon énumération omis la pédanterie de certains journalistes qui s’octroient les concepts analytiques et, commentant la campagne électorale, nous servent avec emphase - en toute ignorance, mais ce serait en pareille circonstance une tautologie - du “retour du refoulé” en veux-tu en voilà, dont l’un d’entre eux précise : “au sens littéral”. Ah oui ? Qu’entend-il par “sens littéral” ?

Dans Le Figaro du 13 mars courant, une page entière s’intitule « Comment la psychanalyse peut-elle encore guérir ? », dans laquelle s’inclut l’article d’un monsieur Bruno Clavier, psychanalyste et psychologue, chapeauté par « Le tout-sexuel freudien est très contestable ».

On se croirait ramenés au début du XXe siècle, où l’accusation d’un pansexualisme de Freud battait son plein.

Monsieur Clavier a-t-il seulement pris la peine de lire Freud ? Au cas où il n’aurait pas eu le temps et avant de passer au refoulement et à son retour, écoutons ce dont Freud témoigne.

 

Pansexualisme

Freud

4e Conférence à Clark University

 

Les névroses sont le négatif de la perversion.

[…]

Elles sont à la perversion ce que le négatif est au positif […] mais les névroses opèrent ici du fond de l’inconscient ; [les pulsions] ont donc fait l’objet d’un refoulement, mais ont pu, en dépit de celui-ci, se maintenir dans l’inconscient. […] Si, à l’âge adulte, l’exercice de la fonction sexuelle normale se heurte à des obstacles, c’est que le refoulement lors de l’accession à la maturité a forcé la prison là où eurent lieu les fixations infantiles.

À présent vous objecterez peut-être : mais tout cela n’est certes pas de la sexualité. Si je me suis servi de ce mot, c’est dans un sens beaucoup plus large que celui auquel vous l’entendez habituellement. Je le reconnais volontiers. Mais la question se pose de savoir si, la plupart du temps, ce n’est pas vous qui faites usage du mot dans un sens bien plus étroit, pour peu que vous le limitiez au domaine de la procréation. Vous renoncez en cela à comprendre les perversions, la connexion entre perversion, névrose et vie sexuelle normale, et vous êtes alors dans l’impossibilité de discerner, selon ce qu’ils signifient dans leur véracité, les prémices aisément observables de la vie amoureuse somatique et psychique des enfants. Mais quel que soit votre arbitrage sur l’usage du mot, à partir du moment où nous avons reconnu la valeur de la sexualité infantile, soyez bien certains que le psychanalyste attribue une pleine acception au terme sexualité.

 

In Conférences d’introduction à la psychanalyse

 

Maintes et maintes fois, pour peu que la psychanalyse ait revendiqué tel ou tel événement psychique comme résultant de l’action exercée par la puissance des pulsions sexuelles, elle était pointée avec la plus grande dureté : l’homme n’est pas fait que de sexualité, il existe dans la vie psychique des instincts et des pôles d’intérêt autres que la pulsion sexuelle, on ne doit pas faire “tout” dériver de la sexualité, etc. Eh bien, rien n’est plus satisfaisant pour une fois que d’être sur ce point d’accord avec ses contradicteurs. La psychanalyse n’a jamais perdu de vue qu’il existe également des forces pulsionnelles non sexuelles, elle s’est construite sur la nette, incontestable distinction entre les pulsions sexuelles et les pulsions du Moi et, contre vents et marées, a maintenu que les névroses procèdent, non de la sexualité, mais du conflit entre le Moi et la sexualité.

 

Selon Peter Gay

 

Cependant - et là il nous faut insister -, nul pansexualisme dans cette position de Freud. Freud s’élève avec force contre l’emploi de cette épithète, non point parce qu’il aurait été secrètement un partisan exclusif de la libido, mais tout simplement parce qu’il pensait que ses détracteurs avaient tort. En 1920, dans la préface à la quatrième édition des Trois Essais, il rappelle au lecteur avec une certaine jubilation amère que c’est Schopenhauer, et non lui, Freud, le rebelle, le marginal, qui a - depuis longtemps - montré aux “hommes dans quelle mesure toute leur activité est déterminée par les tendances sexuelles”*. Une référence culturelle que les critiques qui reprochent à la psychanalyse de “tout expliquer par la sexualité” ont trouvé plus commode d’oublier. “… qu’il nous soit  permis de rappeler à tous ceux qui, de leur hauteur, jettent un regard dédaigneux sur la psychanalyse, combien le concept élargi par la psychanalyse de sexualité se rapproche de l’Éros du divin Platon.*

 

* Cf. Max Nachmansohn, La libido chez Freud et l’Éros chez Platon • Une comparaison, http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/parus/libido_freud.html

 

Voyons à présent de qu’il en est du refoulé et de son retour.

Le refoulement

Freud

 

« La théorie du refoulement est la pierre angulaire sur laquelle repose l’édifice psychanalytique, sa partie essentielle. »

« Dès que j’ai pu traduire “en mots” la résistance du névrosé, je fus en possession de la théorie du refoulement. »

« Le refoulement était une novation, rien qui lui ressemblât n’avait encore été identifié dans la vie psychique. »

In « Abrégé… »

 L’expérience analytique nous a fermement convaincus que l’enfant était psychologiquement le père de l’adulte et que ce qu’il a vécu lors de ses premières années était d’une importance inégalée pour toute sa vie ultérieure. Nous portons un intérêt tout particulier à cela, pour peu que quelque chose révèle ce que l’on peut qualifier d’événement capital dans la période infantile. Notre attention sera tout d’abord attirée par les retombées de certaines influences qui, bien qu’elles ne concernent pas tous les enfants, se produisent néanmoins assez fréquemment, tels les abus sexuels d’adultes sur les enfants, leur séduction par d’autres enfants un peu plus âgés (frères et sœurs) et, chose plutôt inattendue, en tant que témoins auditifs ou visuels, la perturbation produite par les scènes sexuelles entre adultes (les parents), cela à un âge où l’on n’a pas anticipé l’éveil de leur intérêt et de leur compréhension, mais dont l’empreinte sera gravée dans leur mémoire. Il est facile d’établir combien l’amplitude de la réceptivité sexuelle chez l’enfant sera stimulée devant un tel vécu et comment de ce fait ses propres impulsions sexuelles se fraieront des voies dont elles ne pourront plus s’extraire. De telle sorte que cette empreinte, chue dans le refoulement, produira immédiatement ou dès qu’elle refluera de la mémoire, le substrat de la compulsion névrotique qui, ultérieurement, rendra impossible au Moi de neutraliser la fonction sexuelle et, c’est probable, le poussera à s’en détourner durablement. Si telle est cette dernière réaction, elle sera source de névrose ; par contre si elle est absente, se développeront diverses perversions ou alors un total dérèglement de cette fonction d’importance incommensurable, non seulement pour la procréation, mais aussi sur toute sa façon de se comporter.

 […]

 

In 2e Conférence sur la psychanalyse

 

Or l’hypnose, en tant qu’expédient versatile et quasi mystique, me gêna très vite […] je décidai d’abandonner l’hypnose et d’en affranchir la méthode de traitement cathartique. […] Comme je ne pouvais pas modifier l’état psychique de la majorité des patients, je pris le parti de travailler selon leur état de veille.

[…]

La tâche consistait à apprendre du souffrant quelque chose ce que l’on ne savait pas, ce que lui même ne savait pas ; que pouvait-on espérer d’une telle expérimentation ?

[…]

J’avais donc trouvé confirmation que ce qui était en mémoire, mais oublié, n’était pas perdu, était maintenu en sa possession, et prêt à resurgir, associé au savoir qui affleurait encore, mais qu’une force quelconque l’y empêchait de devenir conscient, l’y contraignait à rester inconscient.

[…]
Ces mêmes forces qui s’opposaient à présent sous forme de résistance à faire prendre conscience de ce qui avait été oublié devaient avoir au préalable causé cet oubli et poussé hors de la conscience le vécu pathogène en cause. Je nommai mon hypothèse quant à ce processus refoulement et le considérai comme avéré du fait de l’existence indéniable de la résistance [et de sa fonction de censure, comme dans le rêve].

[…]

… mais dans l’inconscient la motion de désir refoulé continue de persister, […]

Retour du refoulé 

[Le temps me manque aujourd’hui pour continuer de traduire, comme ci-dessus, la synthèse de Freud, largement développée tout au long de son œuvre, au sujet du refoulement avec son retour du refoulé. Je propose donc aux lectrices et lecteurs intéressés, de se reporter à :]

 

In Peter Gay

 

Les durs travaux du refoulement, insiste Freud, ne sont jamais achevés, n’aboutissent jamais à un “succès durable” ; au contraire, “le refoulement exige une persistante dépense de force”. Ce qui a été refoulé n’est pas effacé de la conscience. Le proverbe a tort : loin des yeux n’implique pas loin du cœur. Le matériel refoulé a seulement été engrangé dans l’inaccessible grenier de l’inconscient, où il continue à fermenter, c’est-à-dire à faire pression pour obtenir satisfaction. Les victoires du refoulement sont au mieux incertaines, jamais vraiment acquises. Le refoulé fera retour sous forme de symptôme névrotique ou autre formation substitutive. Aussi Freud considère-t-il l’homme, aux prises avec des conflits perpétuels, par essence inapaisable.

 

Formations substitutives

 

In « Vocabulaire de la psychanalyse » par Laplanche et Pontalis

 

? Processus par lequel les éléments refoulés, n’étant jamais anéantis par le refoulement, tendent à réapparaître et y parviennent de manière déformée sous forme de compromis.

? Freud a toujours insisté sur le caractère “indestructible” des contenus inconscients. Non seulement les éléments refoulés ne sont pas anéantis, mais encore ils tendent sans cesse à réapparaître à la conscience, par des voies plus ou moins détournées et par l’intermédiaire de formations dérivées plus ou moins méconnaissables : les rejetons de l’inconscient.

[…]

… le retour du refoulé est conçu comme un troisième temps indépendant dans l’opération du refoulement prise au sens large. Freud en décrit le processus dans les différentes névroses et il ressort de cette analyse que le retour du refoulé s’opère par déplacement, condensation, conversion, etc.

[…]

… un troisième moment se manifeste par le retour du refoulé, à travers symptômes, rêves, actes manqués, lapsus, etc. Le refoulement laisse derrière lui des symptômes et des formations de substitut ; ou, plus exactement, estime Freud, symptômes et formations de substitut sont des indices d’un retour du refoulé.

[…]

Les éléments refoulés demeurent toujours présents dans l’inconscient ; ils sont indestructibles*. Ils essaient de réapparaître au grand jour et, pour cela, sont obligés de se présenter déformés, pour ne pas être reconnus (puisque leur forme originelle est insoutenable aux yeux du Moi). Ce sont les rejetons de l’inconscient (Abkömmling des Unbewussten), qui tendent à surgir dans la conscience. On notera que le processus du refoulement peut encore s’exercer sur eux, dans la mesure où l’inconscient continue d’agir. Freud, après avoir hésité sur le processus du mécanisme de retour du refoulé, en vint à le concevoir sous la forme de déplacements, de condensations, de conversions, etc.

 

* Je souligne.

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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