Psychanalyse et idéologie

« Heureux ceux qui pleurent »

 

Point de vue du Père Luc de Bellescize sur les faux-semblants

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© P. Luc de Bellescize

 

 

« Heureux ceux qui pleurent »

 

Point de vue du Père Luc de Bellescize sur les faux-semblants

Homélie du mercredi 1er novembre 2017 • Église Saint-Germain-des-Prés

 

P. Luc de Bellescize+

SGP

Solennité de la Toussaint

Mercredi 1er novembre 2017

Mt 5, 1-12 : « Heureux ceux qui pleurent »

 

Chers frères et sœurs,

 

J’ai relu les mots d’Etty Hillesum, une jeune femme morte à Auschwitz qui avait fait la « Rencontre » de Dieu, avec tout ce que cette expression humaine comporte de pudeur, d’impossibilité à dire pleinement ce qu’elle désire signifier. Elle aimait la vie intensément d’une nature “trop sensuelle”, écrit-elle, “trop possessive”. “Ce que je trouvais beau, je le désirais de façon beaucoup trop physique, je voulais l’avoir. Aussi j’avais toujours cette sensation pénible de désir inextinguible”.

“C’est par l’aile des grands désirs que l’on parvient jusqu’à Dieu”, disait la petite Thérèse. “Heureux ceux qui ont faim et soif…”

Etty Hillesum a connu l’amour humain, puis le deuil de celui qu’elle aimait, au seuil de la guerre. Elle se tenait au pied de son lit, elle recueillit son ultime regard, son dernier souffle dans la douceur d’un mystère, d’un instant éternel alors que la tempête se levait sur le monde. Elle avait reçu un amour assez grand pour qu’il traverse la mort, pour que sa solitude soit une solitude habitée. Elle lui disait dans sa dernière lettre : “C’est toi qui a disposé les forces dont je dispose […] Tout ce qui a été était certainement bon, sinon je n’aurai pas en moi cette force, cette joie, cette certitude.”

Après la mort de l’homme de sa vie, l’Europe bascula dans la violence. Elle était juive, peu pratiquante. Elle ne parle pas vraiment du Christ, elle rencontra pourtant l’amour de Dieu dont cet amour humain était le balbutiement et le signe. À mesure de son enfermement dans la puissance fanatique d’une idéologie totalitaire, elle découvrit que le secret de la liberté pouvait se trouver même dans les murs étroits de la prison des hommes, prisons de barbelés ou de pierres ou, pire encore, prison des cœurs, enfermement des haines, des jalousies et des peurs. Elle découvrit la liberté comme un mystère de vie intérieure et de dialogue avec ce Dieu caché, blessé, discret comme un enfant, qui grandissait pourtant dans son cœur de femme au fur et à mesure que sa vie extérieure se rétrécissait, de brimade en brimade, d’interdictions en interdictions. Interdiction de sortir de chez soi, puis déportation au camp de Westerbork au nord des Pays Bas où elle croisa sans doute sainte Édith Stein, puis Auschwitz et le grand silence comme un tapis de cendres. L’étau se resserrait. Son âme se dilatait à la mesure du monde, à l’infini de Dieu. Elle avait eu le temps de dire sa parole pour le peuple immense de ceux qui n’ont pas pu parler. Il est si triste de mourir sans avoir dit aux hommes ce que nous voulions leur dire. Il reste d’elle ces mots lumineux arrachés à la tentation du désespoir de vivre : “Même si on ne nous laissait qu’une ruelle à arpenter, il y aura toujours le Ciel entier au-dessus d’elle” ; “Je n’ai pas l’impression d’avoir été privée de ma liberté et, au fond, personne ne peut vraiment me faire du mal” ; “Moi aussi je crois, je sais même, qu’après cette vie il en existe une autre. Je crois même que certaines personnes sont capables de voir et de ressentir la présence de l’autre vie dans cette vie même.”

Nous célébrons aujourd’hui ceux de l’autre vie dans cette vie même. “Une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, ils se tenaient debout devant le Trône et devant l’Agneau (Ap 7, 9). Les saints et les saintes de Dieu. Ils sont “marqués du sceau”, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas devenus saints d’abord par leur propre force mais par le don de Dieu. “Qui peut gravir la montagne sainte et se tenir dans le lieu saint ?”, dit le psaume (Ps 23). Personne ne peut gravir la montagne si le Seigneur ne l’attire à lui. “Jésus gravit la montagne et ses disciples s’approchèrent. ” Qui s’approche de lui s’approche du Feu. Dans le Gloria nous chantons : Tu solus sanctus. “Toi seul es saint, toi seul es Seigneur.” Toi seul, c’est-à-dire pas moi, et pas vous non plus… Gnothi seauton disent les grecs. “Connais toi toi-même.” Redoutable connaissance. La conscience lucide de ce que je suis, l’expérience de près de dix ans de confessions me laisse peu d’illusions sur le cœur des hommes.  Nous sommes en général des êtres assez ignobles maquillés de vanité, nous pataugeons dans la banalité du mal, nous sommes remplis d’ossements et de pourriture que nous cachons d’autant mieux que nous sommes implacables dans la dénonciation des autres, redoutables de dissimulation et d’hypocrisie. “Qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis l’adultère avec elle (5, 28). Alors, ne sommes nous pas tous adultères ? “Vous ne pouvez pas servir Dieu et l’Argent (6, 24). “Aimez vos ennemis (5, 44). “Si quelqu’un se fâche contre son frère il passera en jugement (5, 22)… Voyez n’importe quelle famille qui se déchire de haine en disséquant les derniers bibelots d’un château ruiné, comme des chiens s’arrachent un vieil os en grognant.

Chers frères et sœurs, quand nous allons voir le médecin, nous avons l’impression d’avoir toutes les maladies et de sentir le sapin. Devant le Christ nous avons tous les vices, plus ou moins, comme le chante l’orchestre du Splendid dans la « Salsa du démon ».  Le constat est tout simple et implacable… Il est tout à fait impossible d’être saints, c’est-à-dire d’être intérieurement libres pour aimer pleinement, pour tout donner et se donner soi-même, pour ne pas laisser prise à la colère, à la haine, à la vanité, à l’impureté, à l’esprit de discorde et de jalousie. Il faut peser cette impossibilité humaine pour entrer dans la possibilité de Dieu. Car il faut vraiment être Dieu pour espérer encore, pour contempler la beauté cachée au cœur pourri des hommes. “Sans moi dit Jésus vous ne pouvez rien faire  (Jn 15, 5).” Seuls en sont convaincus ceux qui ont assez de courage pour se connaître eux-mêmes sans désespérer d’eux-mêmes.

Il faut se garder de canoniser trop vite les êtres. Quand je célèbre des obsèques, la famille me dit presque toujours que j’enterre “un homme absolument merveilleux, de si grande valeur”  S’il suffisait de mourir pour être saint, alors patientons calmement… J’ai fait une fois une redoutable expérience alors que j’enterrais un homme. À la fin, la famille se mit à dire dans les témoignages que celui qu’on enterrait était un être exceptionnel, un “grand résistant” – remarquez que quand on parle d’un résistant on dit toujours “grand résistant”, ce qui est assez grotesque d’emphase, parce qu’il y a sans doute eu aussi beaucoup de “petits résistants” qui n’étaient pas moins courageux…  On m’avait pourtant dit, dans un éclair de lucidité, que cet homme avait le plus grand mépris pour l’Église, les prêtres et les sacrements. Et soudain j’ai entendu une voix, sa voix je crois, j’en ai eu la conviction, qui me disait intérieurement : “Ne les écoutez pas, ce qu’ils disent est faux. S’ils savaient combien je suis loin de Dieu…” Et ce cri obsédant remplissait l’église entière : “Je suis loin, je suis loin !” Je ne dis pas qu’il était damné, je n’en sais rien et cela ne m’appartient pas. Je dis ce qu’il m’a dit, ou ce qu’il m’a semblé entendre dire… Qu’il était si loin de Dieu, et qu’il ne fallait pas écouter ce que disaient les hommes.    

Une autre fois j’ai entendu un prêtre dire d’un homme richissime dans une église décorée de mille fleurs de lys qui sentaient tellement fort que l’on se trouvait mal que “de toute sa vie il n’avait jamais dit du mal de quiconque”. Et l’assemblée entière s’était mise à glousser devant cette expression maladroite ou cette stupidité naïve. “Tout homme est pécheur”, dit le psaume (Ps 115). C’est donc évidemment ridicule de dire qu’un homme n’a jamais dit du mal de personne. Dieu seul peut juger le secret des cœurs. Et pourtant, pour éviter que vous ne tombiez tous en dépression chronique après cette homélie et que les pharmacies alentour ne se retrouvent en rupture de Prozac, il y a quelque chose de magnifique dans cette tendance que nous avons à ne garder que la beauté d’un être, à recueillir au creux de la mémoire des vivants l’amour d’une vie qui seul triomphe... “La charité ne passera jamais”, dit l’apôtre Paul (I Co 13, 8). Nous recueillons la vie qui reste, une fois passée au tamis de la mort. Saint Exupéry a cette parole magnifique : “Nous habillons toujours les morts de leur sourire le plus clair.”

Nous fêtons les saints, leur sourire le plus clair. C’est un peu notre fête. Nous sommes beaucoup plus pécheurs que ce que nous croyons, et beaucoup plus saints puisque nous communions à Celui qui seul est saint. Un peuple immense. Quelques uns sont canonisés, les plus grands peut-être sont inconnus des hommes… Je reste toujours un peu dubitatif face à ceux qui disent vouloir être saint comme si c’était si évident, comme s’ils allaient commander un demi au comptoir. J’ai envie de leur dire : “Savez vous vraiment ce que vous demandez ?” (Mt 20, 22). On n’élève pas de montagnes sans creuser des abimes. Les saints sont des hommes bienheureux. Ils sont aussi des cœurs souffrants. “Heureux ceux qui ont faim et soif, heureux ceux qui pleurent, heureux les pauvres.”  Ils ne pleurent pas sur le monde, ils pleurent d’abord sur eux-mêmes comme des mendiants de Dieu. Les saints pleurent de ne pas être saints. Ils sont pauvres, ils sont riches de la grâce reçue comme des mendiants. Ils meurent les mains vides. Ils laissent le Seigneur les remplir. Les vrais saints ne savent pas qu’ils le sont. Ce serait là un encombrement trop humain, ils ne sont même pas trop angoissés de l’être. “Êtes-vous dans la grâce de Dieu ?”, demandent ses bourreaux à Jeanne d’Arc ? “Si je n’y suis pas, que Dieu m’y mette. Si j’y suis, que Dieu m’y garde…” 

La sainteté, c’est suivre Jésus. Monter avec lui la montagne. Dans la lutte contre le péché, sans doute, lutte à mort, lutte jusqu’au sang. “Vous n’avez pas résisté jusqu’au sang contre le péché”, dit l’apôtre (He 12, 4). Sang pour sang. Le nôtre en Celui du Christ en Croix, source de miséricorde et de paix. Mais plus fondamentalement que la lutte, la sainteté naît de l’adoration. Il ne faudrait pas tant se préoccuper de soi, de sa propre pureté. Il faudrait se réjouir que Dieu soit, tout simplement. “Dieu seul suffit”, disait la grande Thérèse. Quand on aime intensément quelqu’un, même s’il est si loin qu’on en pleure, on se réjouit qu’il soit, qu’il existe, qu’il respire en ce monde, quelque part sur la terre, tout simplement, et cela nous comble de joie. C’est la gratuité de l’amour dans la contemplation du cœur. “C’est en contemplant une réalité absolument sainte que l’on devient saint”, disait sainte Édith Stein. Elle a gardé cette contemplation au plus profond de la mort, et cela l’a rendue libre. En ce sens, Edith Stein et Etty Hillesum sont des sœurs de sang et de larmes, d’espérance et d’amour.

Nous contemplons le Christ que les Béatitudes décrivent si bien, comme on décrit une icône. Doux et humble, Cœur pur qui a faim et soif, qui pleure, qui est miséricordieux, et nous contemplons sa Mère immaculée, la Panaghia des chrétiens d’Orient, la « Toute Sainte » et la Reine des saints. Qu’elle nous donne la vraie liberté, la liberté profonde de contempler le Ciel tout entier au dessus de nous, par delà tout esclavage, toute prison et tout désespoir.

 

Avec Charles Péguy nous lui redisons ces mots de pauvres et de pécheurs :

 

Quand nous aurons quitté ce sac et cette corde, 



Quand nous aurons tremblé nos derniers tremblements, 



Quand nous aurons râlé nos derniers râlements, 



Veuillez vous rappeler votre miséricorde.

Nous ne demandons rien, refuge du pécheur, 



Que la dernière place en votre purgatoire, 



Pour pleurer longuement notre tragique histoire, 



Et contempler de loin votre jeune splendeur.

 

Amen.

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Message le 3 novembre 2017 de Saïd Bellakhdar


Le 03/11/2017, à 11:09, "Bellakhdar Saïd" <said.bellakhdar@gmail.com> a écrit :

Le texte du Père Luc de Bellescize est remarquable et rejoint à sa manière certains propos freudiens par ses remarques sur ce qui est derrière la façade d'un humain ainsi que sur le Malaise dans la civilisation.
Très cordialement,

S. B.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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