© Micheline Weinstein / 17-18 juin 2007
« La mémoire et le temps »
« Les Antimémoires »
« La Mémoire des Oubliés »
« La mémoire et le temps » est l’intitulé de l’exposition
Léo Ferré présentée par la Médiathèque
Les Quatre-Chemins à La
Trinité dans le Var, et dont le lecteur pourra trouver l’annonce
sur le site, à la rubrique « Courrier ».
C’est
un beau titre, dans lequel notre petite association se retrouve, aussi je me
permets de le reprendre, de le citer simplement, en un petit signe de reconnaissance
à son auteur.
ø
La révolution m’aurait entraîné si
elle n’eût débuté par des crimes : je vis la
première tête portée au bout d’une pique, et je reculai.
Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un
argument de liberté ; je ne connais rien de plus servile, de plus
méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste.
[...]
Il y a toujours quelque chose de bon dans une
révolution, et ce quelque chose survit à la révolution.
[...]
...la loi politique, c’est à dire liberté, égalité, fraternité.
Chateaubriand
Ces
citations signées Chateaubriand sont
extraites du livre de Alix de Saint-André, «
Il n’y a pas de grandes personnes », titre choisi parmi les Antimémoires de Malraux.
C’est,
pour qui s’intéresse, “le” livre à lire, seul de cette qualité, à
la fois d’écriture et de propos. La passion est fougueuse, souvent irrespectueuse,
et puis le temps passant, l’amour se fait tendresse et respect pour l’autre
,pour le sens qu’il a donné à sa vie, pour son honnêteté
intellectuelle - d’esprit, si l’on préfère - et qui le fait d’autant
plus grand, et par là même isolé, qu’il est un auteur considérable.
Ainsi évolua la passion de Alix de Saint-André pour André
Malraux, son aîné de deux générations. Ce respect
silencieux pour l’auteur s’adresse, c’est le même, à chaque auteur
dont elle reconnaît la place unique qu’il aura occupée dans l’histoire
de la littérature française, ici, dans ce livre, Malraux, Proust,
Chateaubriand.
C’est
un livre d’une écriture fluide, parfaite, qui traduit sans
ambiguïté ce que pense son auteur et, ce que le lecteur
espérait depuis plus d’un demi-siècle, absolument dépourvu
du narcissisme détestable envahisseur de librairies et de bibliothèques.
ø
De
la mémoire aux antimémoires, passons maintenant à la xénophobie
humaine qui serpente au fil continu de l’histoire.
Pour
se limiter strictement à ce qui nous concerne, j’intitulerai donc le
texte qui suit,
Qu’est-ce
que la xénophobie dans l’histoire de la psychanalyse ?
Ce
serait - de la part des intellectuels, des humains pensant, littéraires,
scientifiques, artistiques, parlant, écrivant, ayant les moyens
quelconques et multiples d’exercer le pouvoir d’influencer les esprits, voire
de laver les cerveaux -, d’avoir délibérément méprisé le nom qu’avait
composé Freud pour désigner sa création d’une nouvelle
discipline et partant, d’avoir délibérément méprisé le nom en même
temps que la personne de son auteur.
Non
seulement Freud a composé, pour cette nouvelle discipline, son nom, Psychoanalyse,
mais il a trouvé joli d’en écrire les armoiries, ψA, que j’ai reprises, mais à ma mesure,
avec ψ minuscule-italique, ψA.
Le
nom Psychoanalyse est devenu Psychanalyse, par la Suisse, par
Jung, la disparition du “o” ayant été adoptée
par la France et, il me semble, le Portugal, sans doute quelques autres aussi...
Les pays anglo-saxons et nordiques ont gardé l’appellation d’origine.
Et
puis le nom psychanalyse,
en France, probablement via l’influence américaine est devenu un nom
commun indexé par toutes les formes d’institutions. D’abord la psychiatrie,
puis la psychologie, puis la philosophie, puis le cinéma, les médias,
le “show-bizz”... Il a été malmené, tordu,
jusqu’à ce que le commun des mortels puisse enfin l’identifier à
un ensemble qui ne signifie rien, dont les termes “psychothérapie”,
puis plus succinctement “thérapie” sont les meilleurs exemples
de ces manipulations. Il fut réduit à la pratique de méthodes
dites “occultes” ou “para-psys”, “méthodes-ceci-méthodes-cela”,
jusqu’à devenir un “codicille-fourre-n’importe-quoi”. Les
médecins, les psys à tous les étages, ne sont plus seuls
qui ajoutent à leur intitulé professionnel “ ...et psychanalyste”... À la télévision
il m’est arrivé de voir écrit, au titre de sa profession à
partir des indications de son invité/e, sur la bande annonce, “Conseillère
financière et psychanalyste”, plus récemment, “Auteur
érotique et psychanalyste”...
Que
s’est-il passé en France ?
À
partir de 1938, Lacan a enseigné que la psychanalyse, c’était
lui, Freud n’étant qu’un fils imaginatif du patriarcat juif de la Mitteleuropa,
Le
sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit
à Vienne - alors centre d’un État qui était le melting-pot
des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus
évoluées, des derniers groupements agnatiques* des paysans slaves aux formes les plus réduites du
foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage
instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles -
qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe.
*De
“agnat” - Parent par les mâles, descendant d’une même
souche masculine.
En
1998, dans ce Commentaire,
j’écrivais à la suite de cette citation,
Et voilà que chemin faisant,
« La Famille » de Lacan nous entraîne sur la pente de l’inconscient collectif
junguien, sur celle de la sublimation collective, la névrose
étant posée-là comme une entité sociologique, sous
l’appellation de “névrose contemporaine”.
La lecture attentive de ce document nous
laisse perplexe, car il semblerait que l’intention de Lacan à
l’époque, consciente ou pas, fut de scier à leur base les
colonnes de l’édifice freudien ; et fut de mettre toute son intelligence
à l’œuvre pour tenter d’effacer Freud et de faire ainsi
échouer une potentielle transmission de la psychanalyse.
Et
ce, en plein dans les années 36 / 38. Compte-tenu de l’influence qu’il
exercera en France auprès de l’intelligenzia, on aurait souhaité,
à l’entrée des nazis dans Vienne et chez Freud, un Lacan capable
de prévoir la portée de ses dires, avec leurs conséquences
pour la psychanalyse. Quoique, Anna Freud invectivée
par Lacan en termes de “chiure de mouche”, ça, date de 1974. Alors, déjà
en 1938...
Une
grande génération plus tard, son jeune futur gendre philosophe
entérina le fait que, grâce à l’existence de Lacan, plus
n’était besoin de lire Freud.
Ainsi
fut-il, efficacement et durablement.
Dès
lors, le nom de Freud, sans s’attarder sur sa photo car avait la
publicité en horreur, placardé en effigie sur tous supports
médiatiques, fait figure de stèle commémorative,
commémorant ces commémorations destinées à fermer
définitivement, en grandes pompes funèbres, le chapitre de la
déportation des Juifs de France. Tant pis pour la transmission de
l’histoire, tant pis pour les morts, tant pis pour les - encore - vivants. Tant
pis pour leurs descendants, agnats et cognats.
Le
texte de la circulaire dite “Accoyer” qui a agité le
volumineux monde “psy”, puisqu’elle visait à
redéfinir précisément qui peut se prévaloir de
s’intituler psychanalyste par rapport à qui fait professionnellement
autre chose, était alors très difficile à libeller sur le
mode diplomatique pour ne pas contrarier les “lobbies” (ou sectes,
clans, “familles”, etc.) ni en même temps pénaliser ceux
et celles qui s’en tenaient éloignés. Car si la question devait
se résoudre radicalement, il faudrait interdire d’utiliser le nom Psychanalyse ou de s’intituler
“psychanalyste”, à qui ne sait pas, véritablement, délibérément (par flemme de penser), ou innocemment, ce
qu’est la ψA. Tout simplement
pour laisser Freud occuper la place qui lui revient de droit et ne permettre
à personne d’empiéter sur. Un tel interdit serait une
première dans l’histoire internationale de la ψA. C’est cet interdit (de l’inceste) que je
titrais, dans un texte récent, par : “Prix Nobel de
l’Éthique”. Puisque le respect est, de tous bords, une
priorité de discours de campagnes présidentielle et
législatives, ça tomberait bien.
Mais
peut-être suis-je complètement à côté de la
plaque.
« La Mémoire des Oubliés »
« La Mémoire des Oubliés • Grandir
après Auschwitz »est
le titre du deuxième livre de Denise Baumann,
paru chez Albin Michel en 1988.
Le
récit qu’elle a présenté, invitée par notre Association
en “avant-première”, constitue le n° 0 de la revue / papier de ψ []Psi] • LE TEMPS DU NON, enregistrée par le dépôt
légal en décembre1988.
C’était
sa dernière manifestation publique, que nous avons transcrite telle
quelle, afin de restituer, si tant est que cela soit possible lorsque la voix
s’est tue, le rythme très particulier de son discours d’authentique
conteuse.
Denise
nous a quittés en août 1988 trois mois plus tard.
J’avais eu, 1974, le privilège de
compter parmi les lecteurs de son premier livre Une
famille comme les autres, paru
chez Albin Michel sans tapage dans les plus grandes difficultés
financières et donc de distribution. Recueil, je cite d’
“un
paquet de lettres jaunies, quelques photos, quelques dessins d’enfants, petite
liasse défraîchie d’enveloppes timbrées à l’effigie
du maréchal Pétain. Sous le brassard F.F.I., maladroitement
imprimé, servant de lien, un morceau de mauvais tissu jaune
apparaît : une étoile, arrachée d’un vêtement,
témoin de la haine, porteuse de deuil, label de mort... ”
C’est
le récit de l’histoire de La Mémoire
des Oubliés que je restituerai ici, ainsi que, si elle le permet,
la mise au point, parue en février 1989 dans le Bulletin des FFDJF, association
dont elle est la secrétaire générale, par Annette Zaidman.
Mise au point à la suite d’une critique crypto-négationniste inconsciente
dans l’un des mensuels chargés de “transmettre la mémoire
de la déportation”.
J’ai
écrit ailleurs et souvent ce que je pensais de la “transmission de
la mémoire”, qui me semble être une aberration conceptuelle.
Denise
Baumann avait suivi une longue analyse, ou l’inverse.
Il
y a dans ce livre quelques erreurs “historiques” - comme dirait Klarsfeld à propos
du téléfilm relatant l’histoire des enfants d’Izieu - à
tous points de vue. Dans ce qu’elle pressentait à juste titre comme une
urgence, D. B. n’a pas trouvé le temps de faire relire ses entretiens
aux intéressés. Parfois elle met les paroles, des éléments
de biographie d’une personne dans la bouche d’une autre, bref des ex-enfants
de déportés n’étaient pas très contents, d’autant
qu’ils étaient tout à fait identifiables.
Sur
un plan général et très précis, nous n’avions pas
la même position quant aux conséquences psychiques de la
déportation sans retour de leur parentèle.
Je
pense que le dommage irréversible causé par la Shoah, et
particulièrement auprès des bébés nés pendant l’Occupation, dont les parents
ont disparu, est d’avoir détruit la structure œdipienne
indispensable à l’enfant pour se construire, via les premières
identifications, sur le versant de la vie. De mon côté, tout le reste,
tous les discours, tous les écrits, c’est de la sociologie, de la
psychologie de magazine, du cinéma, de l’interprétation sauvage,
du brouillage... et parfois même des marques d’auto-publicité.
L’être
humain, parlant et pensant, n’a pas bougé ses comportements mutuels -
absence de respect par exemple - d’un cil depuis la création du monde de
la parole. Freud en était tellement consterné qu’il a
tenté d’apporter à l’humanité des éléments
de civilisation, qui permettraient à l’être humain de
s’élever un peu au-dessus des bassesses humaines infantiles non
résolues, la jalousie, la rivalité, le goût du pouvoir avec
ses avantages matériels, la haine, qui perpétuent leur incessante
répétition...
Mais
on ne peut que se recueillir devant la tâche impossible, à la mesure
de ce que furent la déportation et l’extermination des Juifs, qui fut
celle de Denise Baumann, qu’elle s’était engagée à accomplir
et qu’elle a accompli. Le récit qu’elle nous fit le 14 mai 1988 n’était
pas achevé, il devait se poursuivre avec l’histoire de la maison d’enfants
du Masgelier, et ainsi continuer d’assurer la transmission qu’en relais, elle nous
a passée...
ø
Récit de Denise Baumann, invitée à présenter
son livre La mémoire des oubliés, le 14 mai 1988 en “avant-première”,
par
ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON.
- Je suis moi-même enfant de déportés, mais enfin
enfant de déportés que ses parents avaient eu le temps de
construire puisque j’avais 20 ans quand j’ai été
séparée des miens. Je suis de bonne famille française.
Vous savez il y a les Juifs, les Protestants, il y a les Catholiques, les
Musulmans, tout cela c’est vraiment quelque chose contre laquelle il faut
lutter, il y a un certain nombre de points communs qu’on retrouvera, il y a les
gens qui sont roux et ceux qui sont bruns etc., mais qui dit Juif, par exemple,
dit, à l’intérieur même, qu’il y a des gens de gauche et
des gens de droite, il y a des Ashkenases et des Sépharades, il y a des
sectes comme les Lubavitchs etc., vous avez des pieux, vous avez des pas
pieux... c’est des gens comme tout le monde. C’est pour cela que quand on dit
“Les Juifs”, je suis toujours très embêtée ;
j’ai un chapitre qui s’appelle “De diverses façons d’être
Juif”. Étant ce que j’étais, j’ai écrit un premier
livre qui s’appelle Une famille comme les autres,
qui a été édité par une édition très
militante que j’ai financée en 1973, et qui a été
diffusée par le MRAP. Et puis j’ai reçu des lettres à la
suite de ce livre et certaines étaient tout à fait bouleversantes
et m’ont montré que ce livre était une arme.
Ce livre me tenait à cœur, j’étais dedans,
c’était mon Mémorial à moi, si vous voulez... La seule
comparaison que l’on puisse faire entre la mort “normale” et la
mort en déportation que je trouve moi - quand je dis “je”,
ce sont mes idées à moi, pas celles de quelqu’un d’autre - la
seule comparaison, c’est avec les disparitions au Chili ou en Argentine, et on
a trouvé chez les enfants de disparus les mêmes troubles que l’on
a trouvé chez les enfants de déportés. Ce n’est pas
étonnant, c’est la disparition sans tombe. Dans toute civilisation, il y
a le deuil, le deuil est un rituel, quel qu’il soit ; dans toutes les
religions, chez les Pygmées ou ailleurs, vous avez un rituel de deuil.
Le rituel de deuil, nous savons tous que c’est fait pour séparer le mort
du vivant et permettre de continuer à vivre. Et que, pour qu’il y ait ce
rituel de deuil, il faut qu’il y ait un cadavre, il faut qu’il y ait un corps
mort. Quand ce corps mort n’existe pas, le deuil ne peut pas se faire. Je
connais quelqu’un qui m’a dit “pour moi, la déportation est une
maladie qui a duré trente ans”, eh bien, c’est ça. Un
deuil, il faut le vivre. Il faut le vivre au moment où il a eu lieu,
plus il est différé, plus il va obérer toutes vos actions,
toute votre vie. Ça ne va pas vous empêcher de rire, de vivre, de
vivre comme tout le monde, parce qu’on a besoin d’être comme tout le
monde, c’est une notion extrêmement importante, comme les gosses à
l’école, ils veulent être comme les autres, comme les copains,
vous avez tous connu la fille qui souffre d’avoir des chaussettes marines quand
les autres ont des chaussettes blanches, eh bien, à notre niveau il faut
vivre comme tout le monde. Mais quand le deuil n’est pas vécu, il vous
empêche d’avoir une vie comme tout le monde, intérieurement et ce
deuil est vécu ensuite, pour ceux qui ont le plus de chance, à
travers une analyse, à travers des actes qui doivent remplacer la tombe,
remplacer le corps mort. Pour moi, ça a été Une famille comme les autres, pour un autre,
c’est une visite à Auschwitz, pour d’autres... je pense à une
jeune femme qui a fait inaugurer une stèle au Père Lachaise,
à la mémoire de son père et de son oncle, qui ont
été pris comme résistants et fusillés en
déportation et, 40 ans après, sans rien dire à sa
mère à qui elle ne pardonnait pas son remariage, elle s’est
battue avec l’Administration pour pouvoir mettre une stèle sur le
terrain autour du Monument d’Auschwitz et elle a invité un certain
nombre de personnes, dont un rabbin alors qu’elle n’est pas pieuse, pour dire
une prière devant cette stèle et y porter des fleurs, et elle a
un endroit où elle va, de temps en temps porter des fleurs. C’est
très curieux, ça peut prendre des formes extrêmement
différentes.
Moi j’avais, à l’époque, 20 ans. Il s’est trouvé
que je me suis occupée pendant un an d’enfants dans une maison d’enfants
de déportés. La photo qui est sur le livre a été
prise dans cette maison. Mon rêve ce serait de faire un livre sur cette
maison et... si le bon dieu et les petits oiseaux m’en laissent le temps, peut-être
que je le ferai, je n’en sais rien... tu m’aideras ? Et alors, pendant un an je
me suis occupée d’enfants, et puis il a fallu dissoudre les maisons qui
étaient en danger, donc les enfants partaient en planquage de chez nous,
où ils étaient en transit ; il y avait 150 / 160 enfants au
moment des vacances, et puis de tous les âges, depuis 3 ans
jusqu’à 18 ans... et presque tous ces enfants ont été
sauvés : passages en Suisse, planquages, couvents, les communautés
protestantes, les lycées, l’Assistance Publique, enfin tous les modes de
planquages qu’on pouvait imaginer... Et puis, après la guerre...
Ce fut pour moi une année marquante parce que j’y ai
découvert à la fois... Je m’intéressais aux enfants
déjà... J’avais un stage de formation de colonies de vacances qui
était un stage scout camouflé, où je n’avais strictement
rien à faire... Et là, en tant que militante des Auberges de
Jeunesse, j’avais été invitée par une amie
éclaireuse à ce stage scout et je suis sortie avec un petit
papier.. C’était dans la région parisienne, il y avait tout
autour la garde allemande et tous les matins, on montait les drapeaux dans le
bureau du directeur et je dois dire, c’était assez exaltant,
moralement interdit de tout, de vous retrouver un être comme les autres
en 1941, et de trouver des gens qui déjà, résistaient
spirituellement de diverses façons. Je n’avais jamais été
scout, je faisais mes débuts un peu tardifs et nous sommes
rentrés à Paris pour trouver les premières affiches rouges
à la Gare de l’Est, indiquant les premiers fusillés. C’est
resté quelque chose de très marqué dans ma mémoire
et de très lié. Mais j’avais tout de même, pendant huit
jours, appris ce qu’on apprend pour encadrer les jeunes. C’était mon
seul bagage. Par la suite, j’ai été femme de chambre dans une
famille qui partait en zone libre, où je m’occupais d’un petit
garçon : j’avais donc des connaissances pédagogiques
étendues, comme vous le voyez et.. je me suis donc retrouvée
monitrice dans cette maison d’enfants, où je suis arrivée, petite
Française de confession israélite... ma famille était une
famille notable, il n’y avait pas eu tellement de problèmes jusqu’en 37
/ 38, montée du nazisme, croix gammées qui apparaissent sur les
maisons... Mais autrement, j’étais une petite Française de confession
israélite qui, à 10 ans, avait demandé un livre de
prières pour son anniversaire, à la grande joie de ma mère
qui était pieuse, moins à celle de mon père qui
était libre-penseur, et puis, pour mes onze ans, j’ai demandé un
poulailler parce que j’avais changé d’avis...
Or,
je débarque donc dans une maison, où il y avait à peu
près 18 nationalités représentées. La
cuisinière était Tchèque, les éducatrices souvent
formées par Korczak autrefois en Pologne, et elles, elles savaient ce
que c’était qu’un enfant (rappel de la vie et de l’oeuvre de Korczak)...
Et puis, il y avait un jardinier espagnol, il y avait des enfants allemands, il
y avait des Polonais, des Tchèques, seule la direction était
française et les qui étaient là étaient
naturalisés. J’étais arrivée en catastrophe,
appelée par un ami, un ancien éclaireur qui était venu
comme éducateur, il avait abandonné sa fabrique de faux-papiers
à l’époque pour venir là, car dans les 24 heures tous les
éducateurs étrangers étaient en danger, c’était au
moment où il y avait rafles d’étrangers, ils devaient quitter...
Donc on était très bien avec la Préfecture qui
avertissait quand quelque chose risquait de se passer. Les éducateurs
sont partis, il fallait remplacer par des éducateurs français, ou
du moins naturalisés français. Les gens qui restaient là
étaient en situation régulière et quand je suis
arrivée, j’ai trouvé 80 gosses sur une pelouse, une fille
exténuée qui m’a dit “tu arrives, tu es la nouvelle
éducatrice, eh bien moi, je vais me coucher !” Des gosses, je n’en
avais jamais tant vus à la fois ! Et puis je suis restée un an
dans cette maison ou je dirais que j’ai rencontré mon premier professeur
de psychologie, il avait 8 ans, il s’appelait Fernand et dès qu’on
l’approchait, il faisait ça (battements des index sur la table)... il sortait d’un orphelinat d’Alsace, il
était d’origine allemande et je ne sais pas très bien comment il
avait échoué là... il faisait au lit, il était
débile - je l’ai su après ça, parce que je n’avais pas
compris tout de suite ! - et Fernand m’a tout appris, ce fut mon premier
professeur. Il m’a appris ce qu’était un enfant, et quand Fernand me
disait “le ciel est bleu, et plus tard je veux être
boulanger” c’était une révélation, parce que pendant
trois mois, il avait passé... Il y avait des instituteurs
également de l’Éducation Nationale dans cette maison, il y
avait plein de choses très curieuses sous le régime de Vichy, qui
envoyaient les enfants qui ne suivaient pas la classe normalement, à une
éducatrice qui avait au moins son bachot. J’avais en plus un certificat
de licence obtenu à Bordeaux au cours de l’exode, c’était bien,
et on me donnait tous les matins les enfants qui ne pouvaient pas suivre dans
les classes normales. J’avais un ramassis d’une douzaine de gosses et le
dénommé Fernand a passé un mois sous sa table, il ne
voulait pas se mettre ailleurs...
Je l’ai laissé sous sa table et au bout d’un mois, il est sorti
de dessous sa table et, petit à petit, nous sommes devenus amis,
à tel point que lorsque j’étais malade, il passait ses
journées assis sur mon palier, sans oser rentrer dans ma chambre, avec
son bout de chocolat du goûter qu’il avait mis de côté pour
moi, et je me suis rendu compte qu’à travers cette relation, on pouvait
construire quelque chose.
Je n’ai jamais su ce qu’était devenu Fernand, il est parti avec
le dernier convoi de la maison qui était un convoi de pisseurs,
ceux-là étaient les plus difficiles à placer, et un
préventorium de la région de Pau ou de Toulouse avait
accepté... Et les enfants qui partaient en planquage, on leur disait :
“tu ne t’appelles plus Tartempion, mais tu t’appelles comme ça, et
puis tu ne dois jamais dire telle chose etc.” et ils ne revoyaient pas
les petits camarades, il y avait déjà l’équipe qui venait
les chercher, soit des Assistantes sociales des services parallèles, de
l’O.S.E... et il devait y avoir une coupure complète, on ne devait pas
savoir où ils étaient, ils ne devaient pas écrire et, en
principe, ce n’étaient pas les éducateurs de la maison qui les
accompagnaient. Et, au dernier moment, il y avait toujours le gosse qui criait
“Comment je m’appelle, je m’en souviens plus !”, avec un soldat
allemand qui rôdait dans les parages.... Eh bien Fernand, il m’a
écrit ! Comment ? Avec quels sous il avait trouvé le timbre ? Il
m’a écrit pour me dire “Je voudrais bien te revoir et je voudrais
un canif.” Ce furent les dernières nouvelles que j’ai eues de
Fernand, il a eu la vie sauve, mais je n’ai jamais su ce qu’il était
devenu après... Et cette année du Masgelier, c’est une année
où j’ai découvert également les gens qui ne parlaient que
le yiddish - je ne savais pas ce que c’était exactement, bonne petite
israélite française - et qui avaient une valeur humaine, une
valeur culturelle.. et quand je parlais tout à l’heure d’un réfugié
espagnol... Comme toute cette maison et les maisons alentour - il y en avait
pas mal en Creuse - avaient été créées
avant-guerre... Tout de suite avant la guerre, des convois d’enfants allemands
étaient arrivés, Hitler avait laissé sortir 1000 enfants
répartis entre la France, la Suisse, la Belgique, etc. notamment des
petites filles d’une douzaine d’années.
Les Rothschild avaient ouvert plusieurs de leurs châteaux autour
de Paris et, devant l’avance allemande, on a déménagé ces
maisons en zone libre. Et il y avait également des maisons d’enfants
évacués de Paris, qui étaient en colonies de vacances
avant la déclaration de guerre et qui sont restés sur place. Les
parents qui voulaient pouvaient les laisser. Donc ces maisons existaient et des
éducatrices dont on parlait tout à l’heure, souvent d’origine
étrangère, venant de Pologne, s’occupaient de ces maisons. Mais
leurs maris, où étaient-ils ?
Eh bien, la plupart s’étaient engagés dans les
régiments étrangers, qu’on n’envoyait pas tellement au feu parce
qu’on n’était pas sûr d’eux... on leur donnait des pelles, pas
tellement des fusils. Mais ils se sont liés avec des républicains
espagnols. À la démobilisation, ceux qui n’ont pas
été fait prisonniers sont venus retrouver leurs femmes et ont
emmené leurs copains espagnols. Or, on avait un jardinier espagnol,
ancien instituteur, à la cuisine, il y avait aussi un autre Espagnol,
qui sont restés ensuite dans la mouvance, ils ont traîné
à l’O.S.E. jusqu’à la fin et... chaque enfant pouvait se choisir
un adulte. Il y avait des réunions d’éducateurs, le jardinier, la
cuisinière, tout le monde participait parce que chacun avait quelque
chose à dire. Et si un enfant préférait suivre le
jardinier toute une journée, on le laissait suivre le jardinier parce
que c’était avec le jardinier qu’il avait un bon contact.
Bon,
je ferme cette parenthèse. Alors pourquoi j’ai fait ce livre ?
Oui,
bien sûr c’est la suite. J’ai donc fait tous les métiers, et puis
je me suis retrouvée agent de liaison, mais c’est une autre histoire...
mais enfin j’ai mes papiers militaires... j’aurais pu être lieutenant et
j’ai toujours dit que j’aurais pu terminer ma carrière comme
général, parce que j’ai une haute opinion de moi-même. Donc
je n’ai pas été général et je suis remontée
à Paris et, sachant que ma famille ne reviendrait pas, je suis
restée à Paris. En 45, j’ai connu plein de gens, mon journal
s’est plus ou moins sabordé, il y a eu des fusions, il y a eu la guerre
froide, les gens n’étaient plus d’accord... Je me suis dit qu’il fallait
absolument que je reprenne les études, j’avais toujours des enfants
pendus à mes basques et je leur répétais qu’il fallait
qu’ils aient un métier... pas seulement des enfants que j’avais connus
pendant la guerre... et j’avais aussi des brigades de cadets, je m’occupais de
jeunes que j’emmenais camper... et puis mes jeunes venaient me demander
conseil... Alors, j’ai découvert qu’il existait des Conseillers
d’Orientation, et comme je passais mon temps à leur dire qu’il fallait
qu’ils aient un métier alors que je n’en avais pas, donc il fallait que
j’en aie un et Conseiller d’Orientation me semblait pas si mal. J’ai
passé des tests, j’ai été reçue.
J’ai demandé à l’un de mes oncles de dégager
l’argent que mon père lui avait confié - c’était ma dot,
ce qui est ennuyeux parce que je ne suis toujours pas mariée ! Entre
temps, mon oncle est malheureusement mort, j’ai tout fait virer à mon
nom et me suis acheté un appartement. Car mon oncle me disait “cet
argent, c’est ta dot, c’est pour ton mari” ! Un jour, je te dirai
pourquoi je suis restée célibataire, mais ce sera une autre
séance !
Je suis donc devenue Conseillère d’Orientation, en même
temps que je faisais un peu de psychologie clinique parce que ça
m’intéressait. On m’a proposé une psychanalyse à ce moment
là, que j’ai refusée : mes options politiques me l’interdisaient.
C’était idiot parce que si j’avait fait une analyse à ce
moment-là, j’aurais peut-être fait les 6 enfants que j’aurais
aimé avoir... J’ai donc commencé à travailler pendant six
ans dans un service de la Communauté Juive où, automatiquement,
je voyais les enfants des maisons d’enfants. C’est à ce moment-là
que je t’ai connue. Et puis des enfants sont arrivés, de l’Est ou
d’ailleurs... Et, au bout de six ans, ma directrice m’a mise à la porte
; c’était ma mère spirituelle, elle l’est toujours, à 83
ans... Elle m’a mise à la porte en me disant que je pouvais faire mieux
que d’être son second. On m’a pressentie pour prendre la direction d’un
gros service à Paris... tout le monde me poussait, que ce soient les
syndicats, ma directrice... Huit jours après, j’étais
nommée et un mois après, j’ai pris la direction de la
Consultation Familiale de Psychologie et d’Orientation de la Caisse
d’Allocations de la R. P.
Tout ça pour vous dire, qu’officiellement, j’ai reçu
beaucoup d’enfants, notamment Micheline qui m’envoyait toutes ses petites
copines, parce que c’était un service neutre. Notamment, pour beaucoup,
on ne retournait pas dans la Communauté Juive. Seulement si on demandait
Denise Baumann, on savait de qui on parlait. Alors j’ai continué
à voir des enfants, et puis le temps a passé... les enfants ont
grandi, ils se sont orientés... ils ont fait leur vie, et puis ils ont
eu des enfants, ils se sont rappelé que j’existais. Certains sont venus
me voir pour leurs propres enfants. Ce qui fait que j’ai toujours gardé
le contact.
En 1945, n’ayant moi-même pas fait mon deuil, je m’étais
demandé comment ces enfants allaient grandir, devenir des adultes, avec,
derrière, la Shoah, c’est à dire l’image de la mort. Et de cette
mort là. Et, en plus, cette disparition familiale, car le plus souvent
ce n’étaient pas seulement les parents, mais tout la famille qui avait
disparu... on découvre qu’on avait une grande sœur, quand dans la
cave on trouve une carte d’identité au même nom que le sien, avec
une photo... cette petite fille, on n’en a jamais entendu parler parce qu’elle
avait été prise en classe à 5 ou 6 ans et les parents,
eux, sont restés aussi...
Donc, comment on grandit, on fait sa vie, quels obstacles on rencontre,
quelle aide on rencontre sur son passage ? Est-ce qu’on aurait pu faire plus
pour aider ces enfants ? Que sont-ils devenus ? Aurait-on pu faire autrement ?
Faire plus ?
Et puis, dernière question, a-t-on utilisé cette
expérience pour les enfants orphelins aujourd’hui dans le monde ?
À la suite de catastrophes naturelles ou de guerres ou autres ? Je sais
qu’il y a des maisons d’enfants vietnamiens maintenant au Canada... Ou bien,
plus simplement, les enfants des DDASS en France... Est-ce qu’on a utilisé
cette expérience ou pas ?
En 45, j’avais fait mon petit calcul, je m’étais dit “mes
enfants, ceux que j’appelle toujours les enfants, auront leur vie faite, ils
auront entre 40 et 60 ans. Donc moi, j’aurai du temps, je me promets de faire
un travail pour savoir ce qu’ils sont devenus et essayer de répondre
à cette question : comment vit-on avec la mort derrière soi ?” Et
c’est comme ça que ce livre est né. C’est tout. J’ai
travaillé pendant 5 ans, 6 ans, après ma retraite. Ça
s’est terminé par un infarctus. Et ça a donné ce livre,
qui a mis deux ans à être édité...
Dans mon échantillonnage, qui n’est pas représentatif, 40
% des personnes ont maintenant des métiers, soit pédagogiques,
relationnels, soit d’aide. On est médecin ou aide-soignante ; on est
institutrice ou prof de faculté et on a été aux deux bouts
de la chaîne, c’est à dire soignant / soigné... 40 % ! En
Israël, on a fait une enquête sur les enfants de parents
déportés et on retrouve ce chiffre de 40 %, ainsi qu’aux
États-Unis... c’est tout à fait curieux. C’est beaucoup, car dans
les statistiques générales, les professions éducatives et
les professions sanitaires représentent 8 % de la population, c’est
intéressant ! Mais, malgré la déviation de
l’échantillonnage, c’est tout de même là significatif !
M. W. - Tu as dit que tu
t’étais éloignée de la psychanalyse quand tu étais
militante politique, mais depuis, tu t’en es tout de même bien
rapprochée...
Denise Baumann - Oui, je suis
analysée. C’est avec l’analyse que j’ai pris conscience que - chacun
d’entre nous se débrouille avec sa propre personnalité - tous les
ans... mes parents ont été arrêtés fin octobre, sont
partis en novembre, ma soeur avait été arrêtée dix
mois avant, et mes parents n’ont pas voulu fuir car ils avaient cinq personnes
à aider à Drancy... Ma soeur a été
arrêtée le 17 décembre. Or, tous les ans, j’ai accueilli
Noël avec ce sentiment de soulagement intense : ils sont tous morts.
Noël était effectivement pour moi le renouveau. Et tous les ans,
pendant des années, au mois de novembre, j’avais la grippe ou une crise
intestinale ou une maladie... enfin, il m’arrivait toujours un petit
pépin de santé. C’est l’analyse qui m’a permis de faire ce
rapprochement, que je somatisais à ce moment-là ma douleur, qu’il
fallait donc que je souffre aussi... et après l’analyse, j’ai
arrêté d’avoir la grippe automatiquement au mois de novembre... Je
l’avais peut-être au mois de janvier, mais ce n’était pas
pareil...
Et ce livre m’a permis de retourner dans ma maison natale. Avant, je ne
pouvais pas y aller... Il y avait des fantômes derrière toutes les
portes. Et après, que j’ai eu écrit Une
Famille comme les autres,
j’ai pu y retourner, les fantômes y étaient toujours, mais ils
étaient devenus familiers, ils m’accueillaient, ils étaient
apaisés et moi aussi... et pour La
Mémoire des oubliés... certains font une visite à Auschwitz 30 ans après...
Pour moi, ces trente ans furent une chose très importante....
trente ans, c’est le temps de mémoire... le temps d’une
génération. Il ne faut pas oublier ça. Et une notion qui
m’est souvent revenue, c’est l’ingratitude... Ces enfants juifs qu’on a
sauvés, sauf si des liens constants sont restés, on n’a plus de
nouvelles, ça a été fini... ils ne nous ont pas été
reconnaissants. Or, j’ai retrouvé chez “mes” enfants, qu’il
fallait, pour être reconnaissant - c’est à dire revenir sur ses
pas, revenir dans le passé - avoir laissé passer ce temps de
mémoire, s’être reconstruit soi-même, il fallait pouvoir montrer
à ces gens qu’ils ne nous avaient pas sauvés pour rien, qu’on
avait une femme, des enfants, qu’on avait réussi professionnellement...
On était devenu quelqu’un dans la vie, donc on avait existé pour
quelque chose...
Seulement souvent, c’était trop tard, c’était trop
tard... Et à la suite des entretiens que j’ai eus, plusieurs personnes
sont retournées, comme la démarche que tu as faite, où
elles avaient été, dans un village, une province, et ont
retrouvé ceux qui les avaient connues, accueillies, cachées...
Le
problème de la transmission est important, il est au cœur du livre...
Denise Baumann
Via Himmler et ses négociations complexes
lors de l’“Europa-Plan” (N.d.l.r.).
ø
Lettre
de Annette Zaidman / Février 1989
Extraits
du
Bulletin
de Liaison des Fils et Filles des Déportés Juifs de France
N° 27
- Février 1989
Une lettre de protestation de notre Secrétaire
générale au “Patriote Résistant” à
propos d’une critique de l’ouvrage de notre regrettée Denise
BAUMANN :
La lettre que vous allez lire a été
adressée par Annette ZAIDMAN au Rédacteur-en-Chef du mensuel Le Patriote Résistant.
En réponse, M. VITTORI a indiqué, le 21
novembre dernier, qu’il publierait dans le numéro de
décembre « la protestation qui nous a été
adressée par Henry Bulawko, ainsi que quelques lignes qui indiquent que
vous avez également très vivement réagi » Vous
prendrez connaissance de cet ensemble et je pense qu’ainsi cet incident
très regrettable sera clos.
Serge Klarsfeld
Objet : La « critique » par le Patriote
Résistant (n° 588) du
livre de Denise Baumann :
LA
MÉMOIRE DES OUBLIÉS - GRANDIR APRÈS AUSCHWITZ
Monsieur le Rédacteur en Chef,
Au moment de sa retraite, notre amie Denise Baumann
qui a consacré sa vie à l’enfance, entreprit un travail «tourné
vers l’avenir» qui lui
tenait à cœur depuis de nombreuses années : faire une
étude sur les enfants des déportés juifs, dont l’un
des buts serait «l’utilisation de leur douloureuse
expérience pour aider d’ autres jeunes élevés hors
de leur famille naturelle après un traumatisme collectif ou individuel,
après un drame individuel ou collectif.»
Malgré son état de santé
précaire, Denise Baumann parvint au terme de cette étude, publiée
en mai 1988 et préfacée par Me Serge Klarsfeld,
Président des FFDJF. Ce
livre porte en exergue deux citations sur la MEMOIRE, l’une de Jean
d’Ormesson et l’autre de Vladimir Jankelevitch.
Le 20 août 1988, Denise Baumann nous a quittés,
laissant un testament spirituel que nous entendons faire respecter. Une grande
réunion rassemblant les nombreux amis qui l’ont appréciée
tout au long de sa vie s’est d’ailleurs tenue en octobre pour honorer
sa mémoire. C’est à ce moment que malencontreusement, Le
Patriote Résistant, organe de la F.N .D.I.R.P., a publié la critique de « La Mémoire
des Oubliés - Grandir après
Auschwitz ».
L’auteur de cette critique, de toute
évidence n’a pas lu le livre de notre amie. Il ne s’est pas
non plus renseigné sur la personnalité de l’auteur de cette
étude. S’il l’avait fait, au lieu de seulement dire
qu’il s’agit d’« un travail d’une dame
conseillère puis psychologue », sans plus, il n’aurait pas manqué de souligner et le
passé de résistante (1) et celui de victime du nazisme (2) de D. B., ç’eut été, nous semble t-il, la moindre
des choses dans un organe de la résistance. Mais pour le savoir, il eut
fallu que M. Marc HENRY se renseignât et que peut-être il lût
aussi l’ouvrage que D. B. avait publié en 1973 : « UNE
FAMILLE COMME LES AUTRES » édité
par Droit et Liberté l’organe
du MRAP où Denise Baumann a
si longtemps milité. Cet ouvrage rassemble les lettres de toute sa
famille proche anéantie par les nazis (père, mère,
sœur, beau-frère ainsi que ses trois nièces en bas
âge). En exergue de ce livre, une citation de Marc Bloch (3) datant de 1940 - que nous faisons
nôtre - et se terminant ainsi :
« Je ne revendique jamais mon origine que
dans un cas : en face d’un antisémite. »
Si M. Marc HENRY avait seulement lu la 1e page de l’introduction de « La Mémoire des Oubliés
», là où D. B.
raconte :
« Ce soir d’automne 1943, en Limousin,
c’est mon tour de faire la ronde, de parcourir les vastes dortoirs...Le
château abrite plus de 160 enfants juifs âgés de 3 â
17 ans, rescapés enlevés des camps français (Gurs,
Rivesaltes, etc.) par les organisations de sauvetage, juste avant la
déportation de leurs parents vers l’Est... »
S’il avait lu cette première page, M.
Marc HENRY n’aurait pas eu l’indécence d’érire
dans votre journal « en quoi cet état d’orphelin de
déporté juif diffère-t-il de celui d’autres orphelins ? »
Vraisemblablement, M. Marc HENRY est un patriote
résistant qui parle de ce qu’il ne connaît pas, ce qui ne
fut pas le cas de D. B.
La Solution finale, le génocide,
l’extermination de familles entières des plus jeunes aux plus
âgés, la chasse aux juifs et même aux enfants, voilà
ce qui a « bercé » l’enfance des enfants juifs durant
les années noires et qui continue à accompagner leur vie ; sort
qui, excepté les tziganes, a épargné les enfants non juifs
- même quand leurs parents étaient des résistants.
Là est la différence et là est la
spécificité des cibles juives du nazisme. Quoi qu’en dise
M. Marc HENRY qui pour nier cette spécificité, ne trouve rien de
mieux à dire que : « La spécificité ne peut
honnêtement se définir que par rapport à d’autres
situations comparables mais différentes. » ( !? )
M. Marc HENRY, demande insidieusement, à propos
des réponses retenues « émanant presque exclusivement
de personnes d’un milieu social identique... aux professions “nobles”
et souvent rémunératrices... Est-ce bien représentatif
et même, n’est-ce pas dangereux en permettant de supposer que les
enfants des victimes ont eu un privilège d’études et d’établissement ?
»
On se demande bien où ce Monsieur qui a une
formation de juriste, a trouvé dans l’ouvrage de notre amie la
trace de privilèges dont auraient bénéficié les
enfants des victimes.
Le Patriote Résistant et la F.N.D.I.R.P. sont pourtant bien placés en tant que
représentants des victimes et familles pour savoir que les enfants français dont les
parents juifs étrangers, parmi lesquels une très forte proportion
a combattu pour la France, dans la Résistance ou dans
l’Armée française en tant qu’Engagés
volontaires, ont été écartés par la France et
par l’Allemagne de la
répartition des indemnisations versées aux victimes de
l’hitlérisme. Par la France, parce que leurs parents
étaient étrangers ; par l’Allemagne, parce
qu’eux-mêmes presque tous nés en France n’ont jamais
eu que la nationalité française.
Non content de créer une
« rumeur » laissant entendre que les orphelins juifs de
la déportation ont eu des privilèges, M. Marc HENRY se demande
même si ce n’est pas dangereux ? Mais où donc se serait
situé le danger si ces orphelins, les plus démunis de toutes les
victimes survivantes du nazisme, avaient eu quelques privilèges?
Ce qui devrait troubler les patriotes
résistants, ce qu’ils pourraient à juste titre
considérer comme scandaleux, c’est plutôt l’abandon de
ces orphelins spécifiques qui ont été spoliés sur
tous les plans, dont les parents ont formé le plus gros des convois vers
la mort et pour lesquels il n’y a pas de Loi. Là est la
réalité !
Lorsque les Commissions de répartition des indemnisations
aux victimes du nazisme (4) se sont
réunies, ces orphelins de la déportation, mineurs, n’étaient
pas en mesure de faire respecter leurs droits et leurs intérêts.
Ces enfants sans familles ont alors été oubliés,
tant par les déportés survivants juifs ou non-juifs qui ont heureusement
eu la chance de revenir des camps, que par les résistants, les internés
et tous les patriotes qui ont siégé dans les Commissions ministérielles
pour décider des droits des uns et des autres.
Que M. HENRY sache que nos pères et nos
mères disparus dans la tourmente nous ont légué le sens de
la dignité à l’âge où l’on s’en
souvient le mieux. C’est cet héritage spirituel qui nous a permis
de poursuivre la route en cherchant à nous élever - pour honorer
la mémoire de nos familles parties en fumée - et si certains
d’entre nous y sont parvenus, ils ne le doivent qu’à
eux-mêmes et à leurs efforts pour combler leurs lourds handicaps.
Le constat de réussite dans la vie active des
enfants de déportés aurait dû ravir un patriote
résistant qui s’honore au lieu de sembler l’affliger au
point de dire : « Les professions exercées sont “nobles” et souvent
rémunératrices...
» Qu’aurait
préféré M. Marc HENRY, qu’il n’y ait pas de
noblesse dans nos comportements ? Que nous inspirions la
pitié ? (qui ne s’est d’ailleurs pas manifestée
au moment où elle était indispensable :
c’est-à-dire quand il aurait dû s’agir d’assurer
l’avenir de ces orphelins privés souvent de leurs deux parents et
parfois même de leurs grands-parents.)
Mais que M. Marc HENRY (dont la
« critique » n’aurait pas déparé dans
une publication proche de Le Pen) sache que, s’il n’y a eu que 109
réponses sur les 400 questionnaires adressés par D. B.,
c’est parce que la plupart des fils et filles de déportés
juifs, plus de 40 ans après, n’ont toujours pas surmonté
leur douleur pour pouvoir la livrer. Mais s’il le fallait, pour
satisfaire « la soif de savoir » de ce Monsieur, ils pourraient bien sortir de leur
réserve pour aller faire voir au Patriote Résistant quel est leur privilège : LE RESPECT DE LEUR MEMOIRE.
Les Fils et Filles des Déportés Juifs
de France, aux côtés de
leur Président Me Serge Klarsfeld et de son épouse Beate, sont
à l’origine des grands événements qui ont
marqué la conscience collective face au génocide des Juifs : Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Le Livre
des Otages, la rectification des
textes des Manuels Scolaires, le procès de Cologne, le procès
Barbie, l’inculpation de Leguay et de Papon, le combat contre les
négateurs de l’Holocauste et les révisionnistes de
l’Histoire... sans compter les nombreuses publications et actions
difficiles qu’ils ont menées partout à travers le monde,
sur les seuls plans de la Mémoire, de la Justice et de la Connaissance.
Jamais encore, par pudeur, ils n’ont émis
de revendications sur leurs droits matériels en qualité de
victimes de l’hitlérisme à part entière. Mais
à partir du moment ou des hommes, couverts par des institutions
crédibles essaient sous des dehors « bonhomme »,
par des sous-entcndus pernicieux et des formulations équivoques, de
dénaturer leur spécificité de victime du nazisme, de
distiller le doute sur le dur chemin qui a été le leur et de nier
leur mérite d’être devenus, en dehors de la
solidarité nationale des organismes et institutions de victimes de guerre
qui les ont « oubliés », des hommes et des femmes
valeureux, il devient indispensable de faire connaître la
vérité sur la précarité, peu glorieuse, de la
sollicitude et de l’aide qu’ils ont rencontrée auprès
des institutions de la résistance, dont les membres patriotes et
résistants ont si souvent mené le combat contre les nazis aux
côtés des leurs.
C’est pour ce combat qu’ils ont
mené avec courage et qui les honore que nous les respectons, sans pour
autant accepter qu’on puisse nous bafouer.
Pour toutes ces raisons, nous attendons du Patriote
Résistant et de M. Marc HENRY,
membre actif sinon cadre de la F.N.D.I.R.P., qu’ils fassent sans équivoque la mise au point qui
s’impose, à moins d’en tirer les conséquences, comme
le Président du Bundestag a dû le faire après le
« dérapage » de son discours.
Veuillez agréer, Monsieur le Rédacteur
en Chef, l’expression de nos sentiments attristés d’avoir
à vous adresser la présente.
Annette Zaidman
Secrétaire générale
(1) Sous l’occupation, D. B. fut éducatrice et participa au sauvetage
d’enfants juifs, avant de devenir agent de liaison dans la
Résistance.
(2) La totalité de la famille de D. B. a été assassinée
dans les camps d’extermination.
(3) Marc Bloch fut titulaire de la chaire d’Histoire économique à la Sorbonne et aussi
dirigeant du mouvement « Franc-Tireur » en zone sud. Il a
été arrêté à Lyon, emprisonné à
Montluc, torturé et fusillé sans avoir parlé le 16.6.1944
avec 26 autres résistants.
(4) Les indemnisations ont été payées par
l’Allemagne à la France qui s’est chargée de la
répartition auprès de ses ressortissants.