Psychanalyse et idéologie

Abbé Luc de Bellescize • Messe de Saint-Hubert

Saïd Bellakhdar • Le théologico politique aujourd'hui

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Abbé Luc de Bellescize • Saïd Bellakhdar

[Avec l’autorisation des auteurs]

 

Le manque spirituel comme condition de la pérennité du désir

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P. Luc de Bellescize+

homelies@listes.ortolo.eu

Messe de Saint-Hubert

Sonnée par les trompes d’Île-de-France, mardi 22 novembre 2016, Saint-Germain-des-Prés

Mt 5, 1-16, Les Béatitudes. « Jésus gravit la montagne »

 

Chers frères et sœurs,

 

     Nous sommes montés en montagne il y a quelques jours. J’accompagnais un ami chasseur pour tenter l’approche d’un chamois. C’était au-dessus du monastère de Chalais, en Chartreuse. Je viens de ce pays, la Savoie, le Dauphiné. Une vieille terre lourde de mémoire et de foi, qui résiste, encore et toujours. Vive le Dauphiné libéré !  Nous sommes partis de nuit, les hommes dormaient encore. Nous avons gravi des chemins escarpés derrière un vieux guide, un taiseux, qui ne parle pas pour ne rien dire. La montagne, la mer fait taire enfin le bruit des paroles vaines. Quand on demandait à George Mallory pourquoi il voulait gravir l’Everest, il répondait toujours : « Because it is there ». « Parce qu’il est là… ».  « Mon Dieu que la montagne est belle », comme chantait Jean Ferrat. La beauté n’a pas besoin qu’on la justifie. La forêt de sapins murmurait en silence, elle respirait une odeur de sève, une puissance de vie. Une bécasse s’est envolée soudain, j’ai deviné son vol dans le voile de la nuit.

     Le massif de la Chartreuse… Le nom même évoque les moines de saint Bruno, installés là-haut depuis le 11e siècle, expulsés par l’anticléricalisme du « petit père Combes » en 1903, dont certains concepteurs maçonniques d’une laïcité dépourvue de finesse, d’intelligence et de mémoire raniment aujourd’hui la petitesse. Ils sont ensevelis l’hiver sous le grand froid et la neige, ils prient en silence et orientent le monde vers le Ciel. Le monde est en sang, les hommes se battent, courent après l’argent, la chair, le pouvoir, érigent ici bas un empire que la mort viendra bientôt leur faucher. Eux sont cachés dans une bure, enfouis dans un linceul. Ils sont ensevelis avec le Christ. Ils ont renoncé au monde. Ils sont entrés dans l’éternité. A la grande Chartreuse ils se tiennent, tout petits devant Dieu, dans la montagne immense qui les recueille comme une mère parce qu’ils ont appris à habiter son mystère.

     Pour ceux qui sont moins mystiques, la Chartreuse évoque aussi quelque liqueur verte dont le secret est caché depuis les siècles et qu’on peut boire le soir au coin d’un feu qui chante pour fêter des amis de passage ou panser ses blessures comme on berce un petit enfant triste sans pouvoir jamais le consoler vraiment. Pour ceux qui ne peuvent pas monter, il reste toujours une cave à descendre, un verre à chercher et le sourire d’un ami. Comme je dis souvent aux jeunes : quand vient la tempête commencez par prier longtemps puis allez voir un vieil ami, un qui ne vous fait pas la morale et vous accueille comme vous êtes et buvez un verre ou deux. Cela donne un peu de cœur au ventre quand on a du vague à l’âme. Et puis partez en montagne ou en mer, quittez la morne plaine… Ce jour-là nous n’avons pas tiré, avec mon ami chasseur, nous n’avons pas troublé le grand silence… Qu’importe finalement le résultat quand la quête emplit le cœur de beauté. Nous allions aux chamois, nous avons approché des mouflons superbes. On a jamais vraiment ce que l’on cherche, c’est aussi cela la beauté de la vie, sa part d’imprévu, sa part de mystère… Qu’importe ! C’est la course vers les sommets qui justifie la vie d’un homme. « Jésus gravit la montagne et ses disciples s’approchèrent ». Il ne faut pas rester dans la plaine. Il faut monter, la vie nous appartient. Monter de nuit pour voir se lever la lumière. Verso l’alto, comme disait saint Pierre Giorgio Frassati, patron de la jeunesse, grand montagnard. Monter parce qu’on étouffe et qu’on a besoin d’air, parce qu’on a besoin de beauté, parce qu’on a faim et soif, parce que nous sommes trop gavés à force de ne manquer de rien, d’être surprotégés, sur-assurés, surchauffés. Monter parce que nous ne sommes pas un consommateur de masse mais un assoiffé de l’essentiel. Je ne veux pas être rassasié de vanité, avoir « ces quantités de choses qui donnent envie d’autres choses », je ne veux pas qu’on me crée des besoins, je ne veux pas qu’on me bride. J’ai le cœur bien trop grand. Je ne me satisferai jamais des « petits bonheurs »… « On a son petit bonheur pour le jour et son petit bonheur pour la nuit mais on respecte sa santé » disait ce grand brûlé de l’absolu qu’était Nietzsche. Je n’ai besoin de rien, c’est à dire que j’ai soif de tout. « Heureux l’homme planté comme un arbre au bord des eaux. Il produira du fruit en son temps » (Ps 1)…  En son temps... Ou en son éternité. Je veux être un homme heureux donc savoir qu’il me manquera toujours quelque chose et que quelqu’un me manquera toute ma vie… Ne posséder jamais le bonheur comme une chose mais le chercher toujours comme une quête et savoir qu’il est devant moi. Il n’y a pas de « droit au bonheur ». Il n’y a pas non plus de droit au « bien être », cet artifice bourgeois du bonheur véritable qu’on nous assène sans cesse comme une évidence ou une revendication. Parfois on est mal, il faut bien l’assumer. Il y aura toujours en nous un cœur inconsolé. La sécurité sociale ne pourra rien faire contre, ni l’État providence, ni les subventions européennes.  On est mal parce qu’on a l’âme en peine ou parce qu’on est en deuil, parce que tant qu’un enfant sera en pleurs ou mourra au sein de sa mère, tant que l’innocence sera méprisée je ne pourrai jamais tranquillement me contenter d’être « bien » avec le chauffage central, le double vitrage et mon verre de chartreuse à la main. On est toujours un peu à l’étroit sur cette terre blessée, parce que nous sommes faits pour des horizons plus hauts que les horizons de la terre… « Il y a toujours quelque chose d’absent qui me tourmente » disait Camille Claudel à Rodin, à l’âge de 22 ans… Quelle maturité que celle de savoir qu’un seul être vous manquera toujours et que tout est dépeuplé... On est un peu serré dans nos habits terrestres parce qu’on est fait pour Dieu. 

     « Heureux les cœurs purs ». Le cœur pur est celui qui a creusé assez d’espace en lui pour ne jamais se rassasier des choses et offrir une place à la Présence divine. C’est une joie exactement contraire à celle que le monde propose.  « Heureux, dit l’esprit du monde, si vous ne manquez de rien. Heureux si vous êtes bien gavés, bien rassasiés, bien protégés ». Le monde va vers sa mort mais feint de l’ignorer. Le Christ propose une autre joie, une joie paradoxale. « Heureux ceux qui ont faim et soif, heureux ceux qui pleurent, heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ». Les Béatitudes sont réalistes, tant il est vrai que nous avons faim et soif, que parfois nous pleurons, que souvent nous sommes persécutés. Comment les écoutent-ils, nos frères chrétiens d’Orient qui ont perdu leurs maisons, leurs églises ?  Elles viennent rejoindre l’homme jusque dans la détresse, jusque dans la vallée des larmes. Je ne veux pas d’une joie qui ignore la peine de vivre, mais qui l’assume, qui la traverse, qui l’illumine. Je veux d’un bonheur qui vienne me toucher jusqu’en mes malheurs. Le Christ dans les Béatitudes peint sa propre icône. Il est le cœur pur qui va vers le Père, il est l’artisan de paix, l’assoiffé de la justice, celui qu’on persécute. Il a porté sa Croix sur le chemin de nos détresses, il s’est couché dans notre tombe, il s’est levé dans les ténèbres. Telle est notre joie, personne ne nous l’enlèvera, pas même la mort, puisqu’elle a déjà traversé la mort. Chers frères et sœurs, tant que le Christ vous manque, tout s’en ira à sa perte. J’entends certains, qui sont des catholiques de tradition, gémir sur les malheurs de la France, agiter la peur de l’islamisation, pleurer sur le faible nombre de prêtres et même rappeler les racines chrétiennes de l’Europe comme on brandit un étendard. Mais laissez-moi vous dire : si nous ne retrouvons pas la faim et la soif  de l’essentiel, la culture de vie dans nos couples, dans nos familles, si à notre week-end de chasse il est évident que la passée du matin remplace la Messe, qu’on ne se confesse plus depuis des années et que l’avortement - dont le tabou resurgit aujourd’hui - est une tranquille évidence pour tous, alors de quoi nous plaignons-nous ? Les racines chrétiennes de la France ne sont pas un étendard qu’on agite et qui suscitera la haine ou la moquerie mais une mémoire qu’on entretient, une présence qu’on assume, une espérance que l’on retrouve. Elles ne sont pas un slogan, elles sont une manière de vivre, d’habiter la terre, d’espérer le Ciel.

     Qu’est ce que le Christ nous a donné ? Il nous a donné l’espérance. L’espérance assume la mémoire et donne au présent de pouvoir vivre. Le Seigneur nous a donné la certitude que la vie triomphe à travers la mort. Il nous a donné de gravir la montagne et d’entendre cet appel au bonheur, paradoxal comme sont nos vies, qui nous permet de dire avec Stendhal : « Les larmes sont l’extrême sourire ». Elles le sont parce que la Cité de la joie est descendue dans la vallée des ténèbres, parce que le Christ a été enseveli, parce qu’il s’est levé d’entre les morts. « Les larmes sont l’extrême sourire » parce que notre joie a été baptisée dans la nuit, purifiée au creuset des épreuves. Je suis monté en montagne, il y a quelques jours, avec un ami. La forêt de sapins murmurait en silence, elle respirait une odeur de sève, une puissance de vie. Elle appelait une montagne toujours plus haute, une joie toujours plus profonde, la joie du Royaume, la montagne des Béatitudes. La Vie sera toujours devant nous. Heureux ceux qui ont encore faim, heureux ceux qui ont encore soif, le Royaume des Cieux est à eux. Amen.

 

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Saïd Bellakhdar

Le théologico-politique aujourd’hui

[1ère publication in Topique 2015/4 (n° 133) • Éditeur : L’Esprit du temps]

 http://www.cairn.info/revue-topique-2015-4-page-115.htm

 

Extraits

 

Argument

 

La distinction du Religieux et du Politique ne faisait pas sens dans les sociétés pré-modernes. C’est par un lent processus que s’est réalisée la sécularisation que nous connaissons aujourd’hui dans les pays d’Occident. Les religions se distinguent, désormais, des cultures dans lesquelles elles se sont épanouies autrefois. Les États modernes encadrent les religions par les Lois et les contraintes qu’elles leur imposent les cantonnant dans un espace de plus en plus réduit : l’espace domestique ou les lieux de cultes. Les pays qui ont l’islam comme religion majoritaire semblent suivre ce lent mouvement de sécularisation par le recul de l’endogamie qui devient obsolète du fait des mutations du monde contemporain : ressources pétrolières, salarisation, alphabétisation, contrôle des naissances, etc. Cela a pour effet de produire un rapport nouveau à la religion.


VERS LA SÉCULARISATION

Il sera question ici des relations entre le Politique et le Religieux. Dans les sociétés pré-modernes la séparation du Religieux et du Politique ne faisait pas sens comme cela l’est aujourd’hui en Occident. Dans un premier temps j’examinerai la lente distinction des deux logiques dans l’espace précité. Ensuite je tenterai de montrer que les pays qui ont l’islam comme religion majoritaire entament également, de façon décalée un même processus. Elles le font cependant par la mise en cause du système de mariage endogame qui, davantage que la religion, a cantonné les femmes dans la subordination au pouvoir masculin.

Il me paraît important de rappeler avant d’aller plus loin dans mon propos que le terme « religion » vient du latin « religio » et « religare » : ce qui se transmet et ce qui relie. La religion s’attache en effet à transmettre mais aussi à relier. Le terme religion a d’abord été utilisé dans le christianisme, à partir de quoi il s’est imposé pour penser les autres religions. Derrida emploie, quant à lui in Foi et savoir, le néologisme de « mondialatinisation » de la religion.

Pour Benveniste, la religion est une notion spécifiquement latine. Ce terme qui a désigné la religion chrétienne telle que les Pères de l’Église en ont jeté les bases s’est imposé par la suite à d’autres espaces de civilisation non sans difficultés et malentendus.

Les relations entre le politique et la théologie sont de nos jours des plus contrastées selon les continents et les pays et nous portons, dans les sociétés modernes, un regard sur le religieux qui est celui détaché des sciences humaines, de l’anthropologie ou de la psychanalyse.

En effet, la cohésion religieuse d’Ancien Régime s’est brisée sous l’effet de la Modernité. Elle fait de la Religion un problème pour le Politique, ce dont témoignent les relations souvent tumultueuses, de nos jours, entre l’Islam et les États européens. Dans les sociétés traditionnelles ou d’Ancien Régime, que je qualifierais ici de société pré-moderne, la religion proposait une vision unifiée du monde, une intelligibilité et donnait du sens à celui-ci. Elle rythmait la vie et le temps, comme dans « la civilisation » paroissiale en Europe par les fêtes religieuses et les sociabilités villageoises.

Ce monde était moins dominé qu’aujourd’hui par la science moderne et la présence du divin y était bien plus importante dans les esprits. Nous percevons cette mutation dans le Dom Quichotte, roman dans le lequel le ciel paraît vide par rapport à ce qui s’écrivait auparavant et où le Divin semble s’être éloigné des hommes (à moins que ce ne soit les hommes qui s’en éloignent) et où le héros erre dans le monde de façon pathétique.

Nous vivons aujourd’hui, dans un monde dont l’unité est brisée et où la religion n’a plus, dans la pensée, cette fonction englobante qu’elle avait jadis, et où les sciences de l’homme ont défini des champs du savoir distincts, séparés : le Social, l’Économique, le Religieux, le Politique, etc. La cohésion sociale et culturelle que la religion pouvait assurer sous l’Ancien Régime au moyen de la religion était aussi marquée par les tensions entre le pouvoir religieux et le pouvoir du Prince.

La religion renvoyait à l’idée d’une vie en harmonie avec le cosmos et la nature en tant que manifestation du Divin. Le monarque, figure d’une royauté sacrée, incarne la Loi inscrite dans un ordre cosmique et dont il garantit l’ordre politique. De ce point de vue, la religion a pu être accusée de sanctifier l’ordre existant. Elle a certes eu une fonction attestataire et parfois a même cautionné des guerres, des politiques de violences comme aujourd’hui en Birmanie contre la minorité musulmane. Elle a soutenu certaines des pires sujétions comme l’esclavage. Elle est comme toute pratique sociale : traversée par des conflits. Elle a aussi une fonction protestataire comme l’ont été des figures comme M. L. King ou Gandhi. Elle a également appuyé des forces d’opposition autrefois en Amérique Latine et plus tard en Pologne. L’islam politique relève également de cette fonction de contestation politique.

Dans le monothéisme, ce qui se faisait aux époques médiévales, dans tous les domaines et en politique devait l’être, sinon en harmonie, du moins conforme aux valeurs prescrites par la religion.

La sécularisation que nous connaissons aujourd’hui et qui est un élément important des relations entre le Religieux et le Politique est ce lent mouvement par lequel les sociétés modernes se sont dégagées non pas de la croyance mais de l’explication par la magie et par la religion de leur monde quotidien et par là ont été conduites à gérer la cité sans avoir recours à l’Autorité religieuse. Il en est de même pour la science qui revendique de ne plus avoir à se prévaloir du divin.

Les États modernes ont transformé le rapport au « sacré » et à la religion par un long processus de sécularisation en excluant progressivement la religion de l’espace public, et ce jusqu’à imposer une intériorisation accrue du divin. La religion tend à devenir une affaire dite « privée » et quasi domestique. Cela s’observe davantage en France où, dans l’espace public, l’on supporte de moins en moins ce qui s’apparente, de près ou de loin, à des signes religieux, hormis tout ce qui est considéré comme relevant du patrimoine national et de l’Histoire nationale.

 

SÉCULARISATION EN EUROPE

C’est à l’orée du XVIe siècle que la sécularisation s’est progressivement imposée dans les démocraties occidentales. Dans un premier temps, après la Paix d’Augsbourg, la religion du Prince s’imposait à ses sujets, cujus regio, ejus religio c’est-à-dire : tel prince, telle religion. Un siècle après, la neutralité et la tolérance religieuse ont prévalu pour maintenir l’ordre public. Il n’était plus possible de demander aux citoyens de changer de religion en fonction des différents découpages étatiques suite aux divers conflits militaires ou lors de la conversion d’un Prince.

Les évolutions ayant conduit à la sécularisation telle que nous la connaissons aujourd’hui trouvent leurs causes dans les importantes mutations que l’Europe a connues durant les quatre derniers siècles. Nous pouvons citer parmi celles-ci :

•l’émergence du protestantisme désormais rival important de l’Église Catholique Universelle a imposé une relation différente au religieux en introduisant, par la multiplicité des « Confessions », une attitude plus distante et qui impose aux pouvoirs politiques et à la société un rapport différent au religieux et une nécessaire tolérance de l’État pour ces diversités. Spinoza a pu élaborer sa réflexion sur la question du « théologico-politique » dans le cadre et le contexte du pluralisme religieux reconnu par les Princes d’Orange ;

• la découverte du Nouveau Monde et de nouveaux espaces de culture et de civilisation, de nouvelles croyances et formes religieuses ont renforcé un point de vue relativiste ;

• les Lumières ont également joué un rôle de premier plan dans la manière dont nous percevons aujourd’hui la religion par la place qu’elle accorde à la raison et par la mise à distance de la religion qui est devenue objet d’étude, et ce, plus particulièrement au XIXe siècle avec les sciences historiques, sociologiques, anthropologiques et la psychanalyse ;

• la mise en place des États modernes a accentué le mouvement de sécularisation des sociétés contemporaines. En effet, ils se sont substitués aux Églises par l’extension de leurs rôles au-delà des missions régaliennes d’origine sur le plan de la défense du territoire, de la justice et de la police en mettant en place des bureaucraties et des missions définies par l’État dans les domaines sociaux et médicaux, la mise en place de systèmes de retraite, d’allocations familiales et les diverses prestations aux chômeurs, etc. C’est l’État qui définit, désormais, les politiques et le rôle des services publics et des politiques familiales. L’éducation ne relève plus du ressort exclusif des institutions religieuses mais fait l’objet de prescriptions par l’État qui définit les programmes et les diplômes. L’élargissement des prérogatives de l’État moderne a contribué à la constitution d’un espace public séculier ou neutre selon les appellations en d’autres espaces de culture et de civilisation. Les pratiques administratives et étatiques n’ont plus besoin de la légitimité de la religion pour se définir.

• Le déchiffrage du monde par la science a contribué à renforcer la mise à distance de la religion qui n’englobe plus la pensée sur le monde mais est de plus en plus distincte des différents champs du savoir pour le plus grand nombre de nos contemporains. Cela a eu pour effet, d’aboutir en Europe au recul, tout aussi bien des institutions religieuses dans la vie quotidienne que du poids et de l’importance de la religion dans l’espace public. Cette progressive sécularisation s’est traduite par la baisse significative du pouvoir social, de l’encadrement et de l’influence des institutions religieuses ainsi que de la perte du sens du religieux dans les sociétés modernes. Les choses ont évolué à tel point que nous pouvons nous demander si nous n’assistons pas à la déchristianisation de l’Europe malgré les prises de position des représentants des Églises dans la Cité et dans certains débats publics. Ces thèmes portent le plus souvent sur la sexualité : le contrôle des naissances, l’avortement, le divorce, mariage, ou « le mariage pour tous ». Il s’agit là d’une « position éthique » qu’elles semblent devoir conserver. Ce mouvement s’observe aussi dans les pays émergents sous la forme de positions « morales ».

La religion, dans ses manifestations les plus diverses, intéresse un large public de croyants ou non, comme en témoignent les ventes de magazines spécialisés, les ouvrages sur la question, etc.

 

L’ENCADREMENT DES RELIGIONS PAR L’ÉTAT

Les contraintes imposées par les États modernes à l’expression du religieux, en l’expulsant hors de l’espace public impliquent la disparition de certaines manifestations comme, par exemple, les Pardons bien connus autrefois en Bretagne. Cela renforce une religiosité plus intériorisée de la part des croyants.

Aussi sommes nous en droit de nous demander si l’État ne modifie pas l’exercice du religieux comme le montrent les exemples suivants.

Le Consistoire créé sous Napoléon, par exemple, s’il propose au judaïsme français une institution permettant le dialogue entre cette religion et l’État n’a-t-il pas favorisé l’unification d’une pratique religieuse et d’un discours plus ou moins unifié qui paraissait beaucoup plus divers autrefois ?

L’incitation faite aujourd’hui par l’État républicain à la création d’un organisme unifié et représentatif de l’islam de France ne va-t-il pas dans le long terme en encadrant le culte, favoriser l’unification des discours et des pratiques de cette religion ?

La définition des liens entre l’État et l’Église catholique s’est faite selon plusieurs étapes.

Je cite brièvement quelques unes d’entre elles concernant la France et qui ont contribué à contrôler et écarter progressivement l’expression de la religion de l’espace public :

la signature du Concordat à l’initiative de Napoléon pour qui la religion relevait « de la paix et de la moralité » et entrait ainsi dans une stratégie de gouvernement et d’ordre public ;

la loi de 1905 qui concernait le culte et non les dogmes a, en quelque sorte « privatisé » l’Église et a réparti la gestion de ses biens entre elle et la puissance publique.

La laïcité, quant à elle, tout du moins en France, fait l’objet de larges débats :

tantôt on se réfère à une laïcité maximale visant l’expulsion complète de la religion de l’espace public ;

tantôt on souhaite l’intervention de l’État dans le religieux, (vision bonapartiste du problème) avec la création du Consistoire pour la religion juive et aujourd’hui avec la mise en place du CFCM pour l’islam.

Ce dernier courant préconiserait un consensus sur des valeurs, des normes sociales ou sur des règles fondées sur le respect du droit.

Notons que la situation est très différente d’un pays à l’autre en Europe où le culte est subventionné dans de nombreux cas. En Angleterre la religion anglicane est religion d’État et la Reine d’Angleterre y est chef de l’Église. Dans certains pays du Nord, la religion protestante joue un rôle identique à celui de l’Église anglicane en Angleterre.

Notons aussi qu’aux USA les religions reconnues sont inscrites dans la Constitution.

Force est de constater, aujourd’hui, que le Politique peut exister sans la religion et que le Religieux est déterminé par les conditions de son articulation au politique et à la législation imposée par les États. Cette évolution n’est pas linéaire et les lignes de fracture entre le Politique et le Religieux sont constantes. Les deux pouvoirs se sont parfois concurrencés et se sont également à d’autres moments confondus.

Aujourd’hui, le fait que la religion sorte de l’espace privé où elle a été cantonnée par les États modernes, ou qu’elle soit un facteur d’identification de groupes et de communautés est une question sensible et de nature à enflammer les opinions publiques.

Il convient de noter que les États modernes ont pu être tentés, lors de débats récents en 2003 sur le préambule de la Charte Constitutionnelle Européenne, de s’interroger sur la nécessité d’une référence explicite au christianisme.

 

LA RELIGION DANS UN MONDE GLOBALISÉ

L’actuelle globalisation et la mondialisation à laquelle nous assistons nous montrent que la religion demeure un élément très important pour bon nombre d’habitants de la planète. Elle est encore une source d’explication de la vie à laquelle elle donne du sens et elle a encore une portée sociale et politique majeure.

Vu sous l’angle de la mondialisation des échanges et de la circulation des hommes, des biens et des informations, le lien qui paraissait autrefois évident entre une société, un pays et une religion tend à perdre de sa pertinence. Du fait de l’exode rural, des migrations, de l’exil vers les grands centres urbains, des guerres qui obligent à des départs le plus souvent sans retours, parfois dans d’autres pays voire d’autres continents, l’intrication entre la société, la culture et la religion se défait peu à peu et n’a plus le sens que cela a eu dans le passé. Les fêtes, elles-mêmes n’ont plus le sens communautaire, groupal et villageois qu’elles ont eu et c’est davantage sous une forme tantôt nostalgique ou par conformité à un mode de vie qu’elles perdurent. Nombre des déracinés de l’Ancien Monde n’ont pas pu encore produire des modes de croire ou de manifester leur appartenance dans une modernité susceptible de les accepter.

[…]

Le poids croissant des modes nouveaux de communication comme l’Internet avec des blogs, des forums, des sites permettent des échanges, et créent du lien entre personnes et communautés éparpillées dans le monde par-delà les anciennes frontières géographiques, à tel point que l’on parle même de religions en réseau, voire même de religion à la carte. En effet, des personnes peuvent aller à la messe près de chez elles, là où elles ont un domicile principal et se rendre également à l’office ailleurs lors de week-ends, là où elles ont une résidence secondaire. D’autres peuvent prendre tantôt des éléments empruntés au bouddhisme puis à d’autres moments emprunter des éléments au christianisme ou à une autre religion.

Cela ne modifie t-il pas la nature même du message religieux ?

La religion valorise tout autant le rapprochement des personnes qui se reconnaissent dans une même spiritualité qu’en soutenant une identité en mouvement dans un monde lui même en mouvement, avec des personnes qui vivent en diaspora ou en exil et des sujets confrontés à la mobilité, la différence, la discontinuité et qui évoluent dans un temps déroulé qui s’est accéléré, contrairement aux anciennes représentations du cycle de la nature et du temps circulaire.

La nostalgie d’un temps idéalisé où chacun évoluait dans une communauté réunie dans un espace, un habitat et un champ d’activité proximal semble être une donnée importante chez certains croyants.

Nous sommes dans un monde « morcelé » où les identités religieuses ne sont plus en interaction avec les identités et les cultures « ethniques » locales d’autrefois.

Face à ce mouvement homogénéisant caractérisé par la globalisation économique, les religions ne proposent-elles pas des identités certes plus circonscrites mais qui permettent au sein de petites unités, de retrouver un sens, un partage de valeurs et de normes comme tout autre regroupement identifié comme participant de « la société civile » ?

L’écart entre les religions et les cultures traditionnelles constituées dans les espaces des États-nations dans lesquelles elles évoluaient ont sans doute un lien avec les formes de revivalismes religieux qui se manifestent actuellement. Cette coupure entre culture et religion implique la recherche d’une communauté différente, c’est-à-dire une communauté fondée sur un seul paramètre, la foi. Ce qui relie les croyants à cette communauté est le sentiment d’appartenance à une même conception de la religion et qui transcenderait les autres appartenances qu’elles soient sociales, professionnelles, géographiques, ethniques ou nationales. Dans de tels cas, l’accent est davantage mis sur la foi et les autres appartenances y prennent peut-être moins de relief à certains moments des activités quotidiennes.

Le passage de la religion au petit groupe est un élément d’autant plus important qu’il est souvent accompagné d’un devoir de « conversion » connu aux USA sous le nom de « born again ». Il ne suffit plus de naître dans telle ou telle religion mais il faut par un acte solennel affirmer sa foi et son entrée dans la nouvelle Église. Le problème qui peut se poser est celui des mouvements comme celui des talibans en Afghanistan qui tenteraient de transformer une communauté culturelle et religieuse en communauté politico-religieuse. Il convient de préciser que la plupart des tentatives de ce type ont échoué car comme je l’ai dit plus haut, les États modernes finissent toujours dans la longue durée, par imposer leurs propres logiques aux religieux.

[…]

 

DU CLAN ENDOGAME AU SACRE DE L’INDIVIDU EN PAYS D’ISLAM ?

Comme je l’ai dit plus haut, la sécularisation est un processus qui se déroule dans la très longue durée. C’est aussi dans cette très longue durée qu’il faut prendre en compte ce phénomène dans les sociétés qui ont l’islam comme religion. Il me paraît également utile, dans les études qui concernent l’islam, de faire la part, dans nos analyses, des différentes logiques : logiques religieuses et logiques impériales ou étatiques. Il convient également de distinguer tout cela de ce qui relève de la culture, des coutumes et des structures élémentaires de la parenté et qui dans les discours se légitime par la religion en faisant appel à des formules comme « Au nom d’Allah », la citation de certains dits du Prophète plus ou moins vérifiables, etc.

Le sort fait aux femmes dans les sociétés musulmanes est souvent attribué à l’islam, alors même que le Prophète a tenté d’adoucir leur sort, ne serait-ce que par les règles d’héritage qui leur accordaient désormais des droits de succession. Même si la part qui leur était dévolue est inférieure à celle dévolue aux héritiers mâles, cela a été un progrès. Ce progrès a été annulé par les surdéterminations sociales et économiques qui prévalaient et perdurent encore dans les sociétés endogames. En effet, comme l’avait montré autrefois G. Tillion, l’islam s’est développé dans des sociétés qui vivent sous le régime de l’endogamie du Maroc à l’Afghanistan.

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Le mariage endogame dans ces sociétés relève d’un idéal aristocratique : on se marie entre soi. De ce point de vue le groupe est fermé aux autres et il maintient ainsi la pureté du lignage. La règle ainsi édictée n’est pas automatiquement appliquée car les frères n’ont pas forcément de garçons ou de filles à marier. Il se peut que les cousins aient des écarts d’âge important et que la fille ou le garçon se soient mariés sans attendre. Il se peut aussi qu’il y ait eu des décès et bien d’autres raisons pourraient être évoquées. C’est pourquoi, en cas d’impossibilité du mariage idéal entre cousins germains, les gens se marient entre cousins plus ou moins éloignés. La préférence est donnée aux membres du clan endogame et ce, malgré l’éloignement géographique qui a pu séparer des fratries : le travail, les mutations professionnelles, l’exode rural, etc. La règle édictée qui importe, est que le garçon épouse sa cousine germaine, la fille de son oncle paternel. Aussi, disait-on autrefois, qu’en cas de dispute dans le couple, l’épouse ne pourra pas maudire les ancêtres de son mari car ceux-ci sont également ses propres ancêtres. Par-delà ces justifications qui relèvent de la rationalité de sociétés pré-modernes et reléguées aujourd’hui au rang de superstitions, le mariage endogame a une autre explication : il s’agit de maintenir les biens sinon dans la famille, du moins dans le clan. Cela s’observe certes, dans les familles aristocratiques et les familles régnantes d’Europe ou d’ailleurs et aussi dans les familles de potentats de l’industrie. Les sociétés qui ont l’islam comme religion majoritaire ont été longtemps des pays, le plus souvent arides, peu fertiles, de faible productivité dans le domaine de l’agriculture et de l’industrie. L’endogamie a été le moyen de maintenir les biens dans la famille puisque en se mariant entre soi, la richesse ne se dispersait pas. Le contrôle du mariage et donc de la sexualité relevaient de la nécessité de maintenir un minimum de patrimoine, faute de quoi la famille qui avait si peu pour se nourrir risquait tout simplement de disparaître en s’appauvrissant par l’acceptation du fractionnement du patrimoine agraire. La famille endogame pratiquait l’indivision lors des successions. Cela permettait la survie du groupe par la mise en commun des ressources. Cependant, les filles étaient ainsi lésées puisque les biens sont gérés par le patriarche. Or, comme je l’ai dit plus haut, le Prophète de l’islam a reconnu aux filles la possibilité d’hériter et a promis aussi l’enfer à ceux qui déshéritent un orphelin ! Comme le dit G. Tillion, les pieux musulmans ont sans doute pensé qu’il valait mieux brûler aux enfers, plutôt que de mourir de faim en acceptant la division et l’émiettement des biens par le mode d’héritage prescrit par le Coran ! Ils ont déshérité leurs filles, de fait !

Le clan endogame permettait aussi une certaine sécurité, la solidarité à chacun de ses membres : protection des enfants, des vieillards, etc. Une grande liberté pouvait se manifester à l’intérieur de ce clan et des mariages fait par choix pouvaient s’y célébrer, dès lors qu’il s’agit d’être entre cousins et cousines. Les voisins sont des amis, en fait des cousins ou des parents. C’est cette endogamie qui explique qu’à l’époque du Prophète de l’islam des femmes pouvaient, selon les chroniqueurs, demander la main du Prophète et même le répudier. Il s’agissait d’une liberté liée à la logique du clan et de personnes qui se connaissent depuis leur plus tendre enfance.

La nuptialité et la sexualité des jeunes filles est très surveillée car dans le cas où elles épousent une personne hors du clan, elles peuvent prétendre, ainsi que sa nouvelle famille à sa part d’héritage, ainsi que l’exige le Coran. Cela fragiliserait la situation économique de sa famille d’origine. Si un homme prend pour épouse une femme hors du clan, il la ramène au sein de son propre clan et par-là il peut aussi prétendre à amener des biens, mais généralement les familles gèrent les choses de façon à ce que cela ne leur porte pas préjudice et tout est mis en œuvre pour éviter des « pièces rapportées ».

La question de la virginité prénuptiale est une vaste question. Selon Robert Deliège : « Il y a une corrélation entre virginité au mariage et l’héritage des femmes : plus les femmes héritent, plus leur sexualité prémaritale sera contrôlée. » Autrement dit, le contrôle de la sexualité et de la virginité des filles et de leur mariage est un mode de pression sur celles-ci afin qu’elles restent au sein du clan avec les biens auxquels elles pourraient prétendre. Ces logiques économiques avec leurs stratégies matrimoniales doivent peu à la religion coranique. Il s’est cependant trouvé des responsables du culte pour valider, sanctifier, et bénir cela en faisant appel à des interprétations de certains versets, certains hadiths*. Plus ou moins apocryphes faisant du mariage endogame, un mariage musulman. C’est pourquoi l’expression « mariage arabe » plutôt que « mariage musulman » a été sans doute une expression plus appropriée.

Aujourd’hui, le clan endogame est sur le déclin. La manne pétrolière, le gaz et les autres richesses minières ont permis aux États de faire des politiques permettant de grands projets industriels, de favoriser le salariat, de créer des emplois dans les administrations, l’industrie et les services. De ce point de vue, l’indivision des ressources et des biens gérés dans le cadre de la famille souche par le patriarche a perdu de son sens. Les couples gèrent leurs salaires et leurs fortunes comme bon leur semble, malgré la pression du groupe.

À cela s’ajoute la scolarisation et l’augmentation du niveau d’étude. Cela a pour conséquence qu’une jeune fille qui devient médecin ou institutrice ne peut accepter les règles du clan endogame et en favorise l’obsolescence. Du fait même que son niveau d’étude est une fierté pour ses parents, elle peut être autorisée à épouser quelqu’un de son nouveau milieu social et culturel et prendre ainsi ses distances par rapport aux règles de l’endogamie qui n’ont plus de sens pour elle ni pour sa famille.

La baisse de la fécondité, liée au niveau d’étude et à la connaissance des méthodes de contraception est une donnée majeure aujourd’hui, aussi bien sur le plan démographique que sur le plan des relations d’autorité. En effet, la maîtrise de la fécondité permet aux femmes de revendiquer une place différente de leurs aînées. Cela concourt à modifier les relations d’autorité aussi bien dans la famille que dans toute la société.

Tous les éléments que je viens d’évoquer brièvement : le salariat, la protection sociale, l’alphabétisation, l’augmentation du niveau d’étude, l’exode rural et le contrôle des naissances rendent caduque la nécessité du clan endogame et de la protection que celui-ci apportait. C’est donc vers le modèle de la famille nucléaire que ce monde évolue et la religion qui, de communautaire et villageoise autrefois devient progressivement une affaire individuelle.

Aujourd’hui, plusieurs légitimités s’affrontent dans les pays qui ont l’islam pour religion majoritaire. La première de ces légitimités relève de la logique des États qui y jouent un rôle primordial dans l’organisation du culte dans les pays d’islam, y compris en Turquie. La religion est financée par l’État, les imams sont des fonctionnaires rétribués par celui-ci. Les États assurent leur formation, leur avancement, etc. Autrement dit, la religion est un appareil idéologique d’État.

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L’autre logique est celle des individus qui n’ont plus besoin, du fait de la salarisation, de la solidarité du clan endogame pour vivre et qui s’inscrivent dans un monde où priment les logiques individuelles qui s’épanouissent au sein des sociétés de consommation. Ces individualités s’agrègent parfois autour de petites communautés qui soutiennent la réflexion religieuse.

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Dans le contexte de la mondialisation que nous connaissons, l’endogamie clanique a laissé place à une endogamie moins soucieuse de maintenir terre et patrimoine en gestion par le patriarche mais à rapprocher les gens par pays, tel a été le sens du nationalisme arabe. L’islam est de plus en plus affaire de petits groupes qui se constituent partout où il y a des musulmans de par le monde et de plus en plus indifférents désormais au terroir d’origine. Cela donne, certes une visibilité importante de cette religion mais cela masque aussi une diminution des pratiques qui s’alignent en France, par exemple sur celles des catholiques.

Les musulmans des nouvelles générations détachés des communautés villageoises affirment et affichent leur religion comme volonté, choix, conviction et non plus comme héritage. Cela aura sans doute des effets sur la manière de lire et interpréter le Coran jusque-là réservé aux fonctionnaires de l’État.

Les mutations majeures que je viens d’évoquer peuvent faire craindre aux représentants des générations passées et aux traditionalistes, non seulement la perte de leur statut, mais peut aussi faire craindre, pour eux, la fin d’un monde, celui de l’islam communautaire et villageois qu’ils ont connu autrefois.

Cependant, les États et leurs bureaucraties ne peuvent combler toutes les aspirations auxquelles prétendent les hommes et gérer efficacement les angoisses des temps présents. C’est sur la nostalgie de temps passés que se crispent certaines revendications religieuses et davantage encore les intégrismes qui refusent non pas la modernité, mais les nouveaux modes de sociabilité : l’individualisme, la liberté sexuelle (et donc le contrôle des naissances) et tout ce qui renvoie au « manque de vertus et de moralité. »

 

POUR CONCLURE

La religion, comme l’Art, ne peut être réduite à une seule définition qui pourrait l’enfermer et la clôturer. Confondue autrefois avec une culture tant elle y était intriquée, elle s’est autonomisée du champ culturel et politique dans les États modernes et semble en prendre le chemin dans les pays émergeants.

Elle relève du besoin de croire et elle met en jeu le corps dans divers cérémonials. Elle aide à contenir les émotions et les pulsions par une longue éducation. Elle a accompagné durant des siècles non seulement « les travaux et les jours » mais a toujours été présente aux heures de joie comme des peines : naissance, mariage, décès et autres moments importants, accompagnant, par des rituels, ces passages importants d’un état à un autre de la vie. Elle soutient les croyants en des moments difficiles de leur existence par sa fonction consolatrice et de soutien. Elle bénit et sanctifie les alliances. De ce point de vue, son rôle a été de la plus grande importance dans la culture. En outre, elle semble répondre à un besoin de transcendance en plaçant la Loi et la vie au-dessus des contingences de la vie sociale. C’est pourquoi la religion sous l’angle de la spiritualité et comme fait social a encore un avenir.

 

* Il s’agit de dits et paroles du Prophète.

 

                         

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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