© Gil Jouanard
Septembre 2009
Variations sur le silence...
Extraits de « Moments donnés »
Deux inédits de
Gil Jouanard
précédés de
« Je ne comprends plus ce monde »
par
Micheline Weinstein
“Je ne comprends plus ce monde”, écrivait Freud
à Eitingon le 6 février 1938, reprenant,
en les modifiant à peine, les derniers
mots de Marie Madeleine de Hebbel (citation
exacte : “Je ne comprends plus le monde”).
Ainsi cette cavatine se faisait ma compagne, alors que j'allais paisiblement,
par une belle journée d'arrière-saison,
au devant d'une rencontre avec Gil Jouanard.
Je ne comprends plus ce monde où l'on braille tout le temps dans
des micros assourdissants, où l'on tape
sur les esprits à coups de rythmes à
deux temps (boum-boum, boum-boum, boum-boum...
), qui sont l'indigence extrême de la musique,
où le tapage, le bruit, s'appellent musique,
où l'on s'apostrophe en termes de slogans,
s'invectivant, où l'on pille et l'on pille
comme des goinfres, où les “psys”,
ne dédaignant pas les compromissions, se
montrent pérorant dans les média,
ne bronchent pas quand, parmi leurs intitulés,
dans la meilleure presse, sur les bandes-annonces
télévisuelles, il en est un qui
s'écrit, de plus en plus souvent, “psychanaliste”
avec un “i”, ce qui en dit long sur
une connaissance minimale de Freud et sur la transmission
de la psychanalyse, où les exhibitions
- toujours d'origine sexuelle - sont érigées
en savoir-faire banalisé, où l'argent,
l'argent, l'argent...
Où la solitude morale que s'entr'administrent les milliards d'humains,
où la déréliction, le dénuement,
l'exclusion sous toutes ses formes et ses prétextes,
les rivalités issues de la jalousie infantile
ordinaire, donc idiotes, en ce qu'elles tuent
l'émulation de l'esprit, pourraient se
résumer en une expression tueuse : l'assassinat
de la reconnaissance de l'autre, qui est vitale.
Les humains s'entr'infligent des blessures narcissiques
irréparables.
Outre la misère et la paupérisation matérielles,
personne ne demande rien à personne, n'en
attend rien, les chômeurs qui sombrent dans
l'une ou l'autre débine ou, pour les mieux
armés, ne sombrent pas, l'éprouvent,
le savent et le disent, mais ce n'est qu'un exemple...
L'éloge des temps modernes, semblerait-il, est à l'horizontalité.
Bref, tout cela dans un vacarme bavard, tonitruant.
Il n'y a plus aucune place pour le silence.
Il n'y a plus guère de place non plus pour la psychanalyse, dont
la pratique se fonde sur la discrétion,
sur le silence, garant du prix de la parole de
l'autre, de l'écoute bienveillante
de la parole du sujet, garant de sa vie privée.
La psychanalyse, faut-il le rappeler, consiste, et c'est cela sa limite,
selon des principes théoriques et une pratique
forgés par Freud, cependant qu'en continuelle
évolution, à aider l'être
humain, quel que soit son âge, en souffrance
psychique littéralement invivable,
à se reconstituer individuellement, de
sorte de pouvoir rejoindre, à sa mesure,
avec son style, ses goûts, ses désirs
et ses imperfections, la collectivité,
et y occuper sa place. Dans le fond, l'intégration,
c'est cela.
Tout le reste, à commencer par ce qui concerne l'analyse individuelle
du futur analyste, ses études, sa formation
accompagnée et contrôlée,
ainsi que l'éthique de la psychanalyse,
relèvent, comme chacun des autres “arts”,
de sa discipline propre et ne ressortissent guère
du domaine public.
Mais ce n'est là que l'enseignement que j'ai reçu, il n'a
aucune prétention à représenter
une vérité intangible de la profession.
Bref, cheminant en silence, isolée du monde extérieur par
l'air de ma cavatine, je me disais que je ne m'étais,
hélas, pas trompée de siècle
; si l'on excepte les progrès techniques,
rien n'a véritablement changé dans
les conduites de la nature humaine.
C'est pourquoi, arrivée à bon port, j'ai demandé
à Gil Jouanard ses variations musicales
sur le silence.
ø
Gil Jouanard
Le silence et ses alentours
Premier bruit du matin du premier jour de la neuvième années
du vingt-et-unième siècle de l’ère
arbitrairement déclarée chrétienne :
claquement sec d’une portière d’automobile,
aussitôt suivi du bref grommellement enroué
du moteur du dit véhicule, qui ne fait
pas trop d’histoires pour se mettre en marche,
entraînant dans son élan la masse
métallique du véhicule dont on peut
supposer qu’une oreille exercée saurait
reconnaître la marque et même sans
doute le modèle.
Pour moi, qui suis devant la mécanique à peu près
aussi ignorant que je peux l’être,
par ailleurs, face aux cunéiformes sumériens
ou aux idéogrammes chinois, je ne saurais
rien dire d’autre que ceci : une voiture
automobile de marque et de modèle inconnus
est en train d’inaugurer cette hivernale
matinée et cette année placée
sous de moroses auspices en quittant son port
d’attache, qui était, sans doute
provisoirement, le trottoir situé devant
l’entrée du Palais du Peuple, autrement
dit l’immeuble que l’Armée
du Salut implanta à cet endroit sans doute
à l’époque où la Bièvre,
qui avait coulé là depuis des siècles
et peut-être des millénaires, s’est
trouvée incarcérée sous des
tonnes de bitume et d’asphalte, autant dire
de goudron, punition que lui valut alors l’indécrottable
puanteur que ses usagers, tanneurs et autres pratiquants
de métiers salissants, lui faisaient dégager
depuis au moins vingt générations
d’êtres humains, mais aussi pour contribuer
à la facilitation de la circulation urbaine,
en cette époque cruciale, inaugurale du
siècle vingtième, où les
ancêtres de l’automobile matinale
commencèrent à dévorer l’espace
vicinal.
Vroum vroum, pour reprendre la terminologie enfantine (qui ne rend au
demeurant nullement compte de la nature exacte
du bruit d’un moteur), et, hop ! C’est
parti : a pu, toto…
Elle s’en est allée vers l’étrange destin des
voitures dotées de moteurs à explosion :
passé le big bang initial, puis le vroum
vroum propulseur, elles se glissent, se faufilent,
doublent, se font doubler, accélèrent,
décélèrent, s’arrêtent
pile au feu rouge, repartent de plus belle au
vert, n’ont pas plus d’états
d’âme que d’opinions sur quoi
que ce soit, roulent, progressent et, finalement,
sont mises aux arrêts de rigueur et assignées
à résidence pour quelques minutes,
quelques heures ou quelques jours, le long de
trottoirs qui en ont vu d’autres et qui
en verront à profusion aussi longtemps
que durera leur vie de trottoirs bien disciplinés
et muets comme des carpes (y en a-t-il encore,
là-dessous, dans la Bièvre, des
carpes ? Sûrement pas, ni même
de ces castors qui, soit disant, donnèrent
son nom de baptême à l’infime
cours d’eau francilien, nom que l’on
suppose donc extrait de l’occulte lexique
dont la langue gauloise ne nous a laissé
que quelques bribes, parmi lesquelles ce mot :
cheval, qui fut attribué à l’ancêtre
de l’automobile, de préférence
à l’equus latin et même au hippos grec, que l’on consola en les employant toutefois
dans des situations langagières relevant
du grand ensemble cavalier).
Ainsi, l’année s’ouvre (pour mes oreilles et pour
leur inflexible Führer, ce cerveau doté de facultés cognitives
puissantes et cependant raffinées, incluant
une honnête maîtrise de la science
étymologique), une année pleine
de joies (au pluriel) et de bonheur (au singulier)
chaleureusement souhaités par les fournisseurs
de vœux en gros ou en détail, tandis
qu’ils sont au bout de la chaîne fébrilement
espérés par leurs réceptionnistes
pris de façon plus individuelle et même
assez résolument égoïste.
Le vroum vroum qui s’éteint lentement dans la nuit des passages
protégés et des feux alternés
a tenu son rôle avec expertise et une relative
discrétion, dont je lui sais, ou sied,
gré (à ne pas confondre avec grès,
qui est une qualité de roche friable, même
si le gré n’est pas notablement plus
fiable et durable que la tendre pierre familière
des bords du fleuve Rhin, lequel en compte un
massif entier). Le ronron du moteur à explosion
n’aura même pas duré ce que
dure le gré, l’espace d’une
ère géologique bien comptée.
Il s’est d’abord atténué,
assourdi, éloigné, puis effiloché
et enfin, après avoir continué un
moment de façon sporadique, il s’est
éteint, ainsi que fait le souffle entre
les lèvres d’un mourant.
Pauvre mourant, je lui souhaite bien du plaisir, quand il aura rejoint
les couches superficielles de la croûte
terrestre ou ce petit local, solidaire d’un
vaste colombarium, en quelque recoin isolé du Père-Lachaise
ou de tout autre lieu spécialisé
dans l’inhumation des défunts. Ce
qu’il va s’ennuyer ! Ce que l’éternité
va lui paraître longue, fastidieuse !
Ce sera au point d’en mourir une seconde
fois, d’ennui, quoique en pleine santé
mortuaire et mortifère.
Si le cas du cheval est clair comme de l’eau de la fontaine de
Nemausus (source sacrée des Gaulois de
la puissante tribu des Volques Arécomique),
celui du colombarium reste rétif à mes efforts d’entendement.
Qu’est-ce que la colombe, animal expert
en roucoulades et doté de mœurs légendairement
pacifiques, réputé d’autre
part pour sa fidélité conjugale,
a à voir ou à faire avec ce garage
pour petits tas de cendres littéralement
emboîtés, ou si l’on préfère
enurnés ?
Et qu’est-ce qui a bien pu (et cela depuis
les temps anciens et l’énigmatique
civilisation des kourghanes, des champs d’urnes
et de tout le tintouin hallstattien dont nul n’ignore
l’influence passée) pousser l’animal
humain à brûler les cadavres de ceux
de son espèce, lorsqu’ils passaient
à gauche l’arme de poing, longuement
mais très approximativement effilée ?
En quoi était-ce plus respectueux que de
les livrer sous forme d’engrais à
la bonne terre arable où ils auraient commencé,
enfin, à devenir utiles après avoir
profité des dizaines d’années
durant de la prodigalité de l’humus
et du terreau unis comme un seul sol (et
ce que je dis des gens de cette époque
vaut pour ceux d’aujourd’hui) ? Entre
nous, et sans vouloir semer la zizanie ni dire
de mal de qui que ce soit, quelqu’un serait-il
en mesure de me préciser quel pourcentage
de matière humaine carbonisée demeure,
de façon résiduelle, dans ce tas
de cendre, où j’ai le regret de dire
que, selon moi, le bois doit largement s’octroyer
la part du lion ?).
Mais cessons de cancaner et de tout faire pour discréditer les
mœurs funéraires d’un nombre
sans cesse plus élevé de nos contemporains
(nombre auquel je précise qu’avec
un vague relent de honte et une marque bien décevante
d’inconséquence si l’on s’en
tient aux propos qui précèdent,
je souhaite voir s’adjoindre d’ici
quelques années mon propre cadavre, priant
donc ici-même mes exécuteurs testamentaires
et funéraires d’avoir la bonté
d’ajouter mes cendres à celles des
adeptes de ces moeurs, la lente et fatale désaffection
des cimetières par les familles compatissantes
ayant tendance à s’accroître.
Ce sera une façon d’échapper
à cette triste fatalité qui veut
que les familles, sans cesse occupées à
sacrifier aux soins de mille urgences peu contournables,
laissent peu à peu se dégrader l’environnement
des pierres tombales, où l’on ne
manque pas de remarquer l’efficacité
du travail de réinvestissement prodigué
par la matière végétale dans
ceux de ces cimetières de campagne où
la voirie communale est toute symbolique).
Parfois, on le voit, la parenthèse, qui noie certes pas mal de
poissons en les immergeant entre ses serres extensibles
quasiment à l’infini (ainsi qu’en
sait habilement user l’art arabe du conte),
la parenthèse donc permet de brasser large
et de faire se démultiplier une question,
une proposition, anodines en elles-mêmes,
en des centaines de sous-entendus, d’attendus,
de dérivations traversiers. Et, tout étant
notoirement dans tout, on voit bien que la matière
ne manque pas, à qui cherche désespérément
à s’y retrouver ; et pour cela
(de même que pour revivre il faut d’abord
mourir et traverser les épreuves initiatiques
de la chambre d’Osiris) il importe de s’aventurer
jusqu’à la limite la plus extrême
où l’on est à deux doigts
de perdre le fil d’Ariane et de sombrer
dans les ombres vacillantes de l’antre du
Minotaure.
Il est donc bien clair que rien n’est clair. Et ce bruit qui s’est
dissipé avec parcimonie avant de se dissoudre
dans un remugle de pluie de saison fut une occasion
aussi opportune que l’aurait été
n’importe quelle autre, toute occasion étant
habitée du dessein secret de faire son
larron particulier.
Larron d’occasion plutôt que dindon de la farce, j’ai
choisi de saisir par les cornes le moindre aurochs
de passage et de m’en servir de cheval d’arçon
pour y effectuer des galipettes et des triples
sauts périlleux. Tout saut est moins périlleux
que celui qui nous fait journellement choir dans
la sottise. A bas le saut du sot ; vive le
saut de la sotie (qui s’écrit
aussi sottie,
sans doute pour s’étayer plus sûrement
!)
Chut : l’an s’avance à pas de léopard.
Sus à l’an qui vient ! A l’assaut de
l’an que ven,
comme on dit, du moins phonétiquement,
en provençal !
Paris,
ce 1er janvier 2009, autour de six heures
Ce jour, 1er janvier de l’an pseudo 2009 (qui est en
fait quelque chose comme l’an 45009 camouflé
en dérisoire bibelot de sacristie), je
ne sais que dire ni que penser du silence qui
a pris en mains, depuis le lever de la grisaille
de saison, l’atmosphère de l’urbs
parisiensis. Impressionnant, en tout cas et quoi qu’il en
soit, ce silence à décorner les
bœufs Apis aussi bien que les vaches à
pis.
Un silence de derrière les fagots. Ceux qui le sentent justement,
le fagot, ce sont ceux parmi lesquels se consument
à petit feu l’âme obscure du
philosophe de Rembrandt du Rhin, celle du Faust
de Goethe, vieux beau brûlant ses dernières
gouttes de sperme décati, celle du distrait
Vater qui, n’en croyant pas les yeux de son Armes
Kind, néglige
l’offensive translucide des nixes et des
Zwerge
de Walpurgis, des djinns du désert et de
tous ces envahisseurs touraniens qui viennent
frapper aux portes d’Europe, la grasse châtelaine
enlevée par les centaures sagittaires.
Ah, Leur Dieu, que la vie est simple et tranquille, dans sa si voluptueuse
complication, quand soudain, du silence abyssal,
sort un mutisme aussi radical que rédhibitoire !
Rien ne se passe, personne n’a lieu ; tutto va bene, alles
in ordnung,
à la virgule près. Verlaine peut
prendre sur lui en sa cellule d’alcoolo
où il ne sait plus s’il a tenté
d’occire l’affreux Jojo ardennais
ou s’il en fut la cible manquée de
justesse. Il peut aussi se hasarder sans risque
majeur à stipuler que cette paisible
rumeur là vient de la ville.
La ville languit triste et solitaire, et elle insiste en bis : elle languit
triste et solitaire.
On dirait, à la fin, ces héros d’opéras
comiques qui chantent la la la, la la,
partons, la partons, la partons,
et qui ne bougent pas d’un millimètre,
plantés sur l’arc bandé de
leurs cordes vocales. Alors que l’on sait
parfaitement de quoi il retourne et que ce ridicule
cache un pathétique de situation, surgi
du fond de rien du tout, le jour où, chaman
ou gribouilleur de parois calcaires, un ahuri
s’avisa de constater que, seul au monde
face à l’adversité et avec
une espérance de vie de trois ou quatre
dizaines de doubles semestres, il n’était
pas grand-chose et cependant, ce qui veut dire
toutefois, plus que tout. Comment se remettre
d’un tel bilan de santé mentale ?
Que la pourriture, fût-elle incidemment partie un jour quelconque
des tourbières du Jutland, a fini par recouvrir
le monde : voilà ce qu’il ne
peut éviter de se dire en son Internet
mental de linotte, notre Prince d’Aquitaine
à la tour abolie, naturalisé Danois
de circonstance et par procuration.
Idiot putatif, le voilà qui s’avance démasqué,
tel Casanova dégurgité par les cours
royales et impériales pour enfin revenir
s’échouer dans le cul-de-basse-fosse
de sa putride enfance lombardo-vénitienne.
Les choses changent certes, mais immuablement. Faisant du sur-place à
vitesse supersonique. Et rien n’y fait,
puisque rien non plus ne se crée ni ne
se perd.
Tout est là, aseptisé, neutralisé, désamorcé,
placé sous vide. Lyophilisé. Inoffensif.
Ilot de sérénité au milieu
du tourment universel. Nul et non avenu.
Ah, être le dernier non avenu, ne serait-ce pas un rêve digne
de figurer en bonne place parmi les nobles aspirations
de tout être digne de foi ?
Bien sûr que si, puisque ce que l’on dit sans avoir réfléchi
est toujours ce qui se fait de plus proche de
la vérité.
La la la la, la la, partons, la partons, la partons…
Paris, ce 1er janvier 2009, placé
décidément sous le signe de la facétie.
Il m’est souvent arrivé, pour des raisons diverses -- naguère
déposé là par un train de
banlieue, mais l’étant aujourd’hui
plutôt par l’une des lignes du Réseau
Express Régional --, de descendre dans
l’une de ces gares qui, excepté aux
heures de pointe où la vie s’empare
d’elles avec emphase, somnolent en bordure
d’une petite ville dont on ne sait pas très
bien si elle appartient à la « grande
ceinture » de la région parisienne
ou si elle vient déjà émarger
au registre des communes du Vexin ou du Valois.
Elles ont en commun de s’ouvrir, sauf exception notable, sur un
rond-point ou un square rachitique, dont un côté
fait place à l’un de ces cafés
peu fréquentés que l’usage
(dont l’imagination n’est pas la qualité
principale) a fait généralement
dénommer « Le Terminus »,
voire « Café de la Gare »,
si ce n’est « Les Voyageurs »,
et qui occupe l’un des angles de l’avenue
bordée de marronniers, de peupliers ou
de tilleul, qui s’enfonce dans la chair
anesthésiée de l’ancienne
bourgade, aujourd’hui reconvertie en cité
dortoir.
L’impression première produite par ce silence saharien,
c’est que les stigmates ou du moins les
symptômes très apparents de la mort,
dont la vision gêne le visiteur au point
de lui donner le sentiment de venir participer
à une veillée funéraire,
ont progressivement grignoté l’atmosphère
de ce qui dut être, autrefois, un bourg
rural riant et besogneux.
Plusieurs de ces conservatoires de la somnolence, où l’ennui
doit se sentir à son aise, ont du reste
gardé à portée de ruelle
ou de chemin traversier des reliquats de l’ancienne
campagne, voire même de cette forêt
gigantesque qui faisait un pourpoint fleuri à
l’insolente, si proche et si lointaine,
capitale.
Prenez Saint-Rémy-lès-Chevreuse : sitôt sorti
de la station ferroviaire, et si vous prenez sur
la droite, mettons pour monter à pied,
en suant et soufflant plus que de raison, jusqu’à
la lointaine abbaye de Port-Royal, ce ne sont
vite plus que champs à bovins, enclos pour
chevaux de loisir, murs d’enceintes pour
propriétés recrues de mémoire
historique, fermes reconverties en résidences
pour chanteurs à la mode, banquiers de
moyenne envergure, couples de professeurs des
universités lutéciennes, épiciers
en gros, colonels à la retraite, seconds
rôles assez notoires pour s’offrir,
moyennant emprunt, ce p’tit coin d’paradis
(les premiers rôles disposant des moyens
leur permettant de pousser plus loin l’investigation
immobilière et d’acquérir
une gentilhommière rénovée
dans le Périgord ou une bergerie aménagée,
modernisée et transfigurée par un
architecte en vue, dans l’incomparablement
dénaturé Lubéron).
Mais, sans vouloir vexer le Vexin qui valoît moult davantasge
du temps que calèches et tilburys trottoient
et gambadoient de par la campagne jolye,
tout ceci me paraît sentir le sapin, et
de les voir ainsi figées, ces villettes
rabougries et exsangues, qu’aujourd’hui
menacent de tout côté une coalition
de cités d’urgence, de zones industrielles
et de centres commerciaux, peu s’en faut
que larmes me viennent à l’œil
et s’aillent épandre et proliférer,
après m’avoir inondé les paupières,
au saillant de mes pommettes et au méplat
de mes joues, de part et d’autre de mon
visage recru de déconfiture et de désolation.
Alors, à pas feutrés, comme pour ne pas déranger
ce silence et pour ne pas laisser croire indûment
qu’une âme continuerait de subsister
et exister en ces lieux post apocalyptiques, je
vais, je viens, tourne en rond, contemple cette
porte cochère, apprécie ce meneau,
soupèse l’âge de ce pan de
rempart, soupire au-dedans de moi au rythme d’une
pavane pincée sur la corde d’un luth
digne de Vieux Gaultier ou de Jacques de Gallot,
sinon du royal John Dowland.
Puis, mettant à profit la prudence qui m’a fait acheter,
en telle gare parisienne d’où j’étais
matinalement parti, un billet valant pour le retour,
je réinvestis à moi seul la petite
gare qui vient se serrer autour de ma personne
pour faire comme s’il y avait liesse et
cohue, et je m’en vais au vent pas plus
mauvais qu’un autre, retrouver ma Bièvre
sans Bièvre, mes cordelières sans
couvent, mon île aux singes sans plus la
moindre ombre d’un vague primate ni celle
de la plus modeste insularité.
Bref, on l’aura compris : le monde n’est plus ce qu’il
était.
Paris, ce dimanche 25 janvier 2009.
Quoique je sois depuis longtemps réveillé, j’aime,
autour de cinq heures, m’attarder encore
un peu dans les bras de la voluptueuse somnolence,
mélange subtil de rêverie et de conscience
claire. Ce matin, comme presque tous les matins,
je fus tiré vers la coutumière réalité
du dehors. Ce fut d’abord le sec et sonore
claquement des talons effilés de chaussures
féminines ; ce sont des habituées,
ces chaussures-là, elles qui chaque jour
à cette même heure, aux alentours
de cinq heures trente, s’en vont probablement
vers quelque bureau, soit à pied, soit
par le bus ou le métro dont le Carrefour
des Gobelins est l’embarcadère usuel.
J’ignore à quoi peut ressembler leur
passagère aux jambes alertes et aux jarrets
vigoureux ; mais je me plais à l’imaginer
aussi belle et désirable qu’on puisse
l’espérer ; elle a de fait le
rythme de marche d’une jeune beauté
pleine de conviction et de confiance en elle-même.
L’autre bruit, qui m’a définitivement sorti de la
douce torpeur, c’est celui, également
familier, quoique moins ponctuel, du son qu’émettent
en roulant sur le bitume les roulettes d’une
valise. Nul bruit de pas ne l’accompagne,
ce qui semble signifier que le tireur de valise
est de sexe masculin, et que les semelles de ses
chaussures ne sont pas ferrées (cas d’espèce
désormais très fréquent,
le crêpe ainsi que d’autres matières
synthétiques souples ayant supplanté
le cuir protégé à ses deux
extrémités par ces petits arcs de
cercles métallique conçus pour retarder
l’usure du cuir).
Sans doute va-t-il lui aussi, par le 91, soit, en direction de l’ouest,
à la gare Montparnasse, soit, vers l’est,
à celle d’Austerlitz ou de Lyon.
Et l’on peut tout imaginer : qu’il
se rend à Trébeurden, à Agen
ou à Carpentras pour y enterrer une vieille
parente ; qu’il rejoint celle qu’il
aime éperdument et songe en marchant
aux caresses à venir ; qu’il se rend
avec un espoir modéré à un
rendez-vous d’embauche incertain ;
qu’il profite de quelques jours de congés
pour aller enfin visiter la Baie des Trépassés,
le village et l’église romane de
Conques ou le silencieux sanctuaire monacal de
l’abbaye de Sénanque.
On peut tout imaginer au signal émis par ce roulement sur le bitume
(ou peut-être vaut-il mieux dire l’asphalte),
soudain chahuté par l’irruption passagère
de pavés subsistant de l’ancienne
couverture du sol urbain.
Leur point commun, outre le fait qu’ils passent sous mes fenêtres
et qu’ils produisent un bruit aisément
identifiable, c’est de passer quelque quatre
ou cinq mètres au-dessus du lit de la Bièvre,
dont la rue, ma rue, épouse scrupuleusement
le parcours jusqu’à l’entrée
de sa perpendiculaire, qui honore le nom de l’illustre
inconnu Deslandres, où elle l’abandonne
et la laisse, grossie de son bras vif, se jeter
sous les voûtes souterraines du boulevard
Arago, qu’elles traverseront, désormais
étroitement confondues, afin de contourner
les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève,
puis d’aller se perdre dans le cloaque de
la vieille Seine.
Ces spéculations n’ont pas tardé à me faire
sauter du lit, comme l’on dit prétentieusement.
Car, en réalité, c’est plutôt
de glissement hors du dit lit qu’il s’agit.
Et me voilà une fois de plus assis là,
face à cette encoignure que fait la jonction
de deux des quatre murs de ma chambre, avec, sur
le côté droit de mon visage et du
regard qui l’anime, cette vue sur la rue
encore plongée dans l’obscurité.
Obscurité dont l’empire déjà
fragile est à cet instant contesté
par la lueur d’une fenêtre du premier
étage du Palais du Peuple et par celle,
plus vive, d’une salle de classe du Lycée
juif d’en face.
Les passants du matin commencent à se faire moins rares ;
mais, avec mon réveil plein et entier et
avec la multiplication progressive des sources
sonores, le bruit de leur pas perd de sa consistance
et finit par se dissoudre dans la rumeur ambiante.
Paris, ce mercredi 28 janvier 2009.
Bruits du soir dans la rue où la patience noircit de quelques
degrés. Et ce sont des choses de peu de
prix qui développent leur faisceau d’habitudes.
De la vie à l’encan ; du temps
qui se laisse gaspiller sans rechigner. Une voix
vient froisser la surface de ce continuum familier.
Elle s’étire en langueur avant de
s’effacer dans le lointain du prochain carrefour.
Puis tout d’un coup plus rien
Une musique droit venue du dedans de ma tête vient remplacer les
rares sons qui s’étaient peu à
peu effilochés, puis dissous. Elle s’attarde
un peu, sans que je cède à la tentation
de lui emboîter le pas et de fredonner à
mon tour, comme elle le fait sans retenue à
l’intérieur de mon cerveau ;
c’est que je ne tiens pas à me donner
à moi-même l’impression d’être
de ces vieux grigous qui se parlent à eux-mêmes
dans la rue, et dont on voit remuer les lèvres,
ou même dont on entend la voix ressasser
ses miséreuses et pathétiques obsessions.
Concentrons-nous donc sur la montée en force de la nuit, sur le
scintillement des lampadaires harcelés
par une tenace humidité ambiante, sur le
jaunissement progressif des fenêtres, ici
de franche tonalité, là tamisé
ou estompé par un entrelacement de rideaux
unis ou ornés d’élégantes
dentelles (de Malines ? D’Alençon ?
De Taïwan ?).
Du silence, de la paix, le tout saupoudré d’un peu de rêverie
discontinue, d’idées volages ne cessant
de passer de l’une à l’autre,
et même par moments de s’interpénétrer,
de se grignoter l’une l’autre.
C’est que les idées, tout comme les rêveries, s’y
entendent pour faire irruption, fuguer aussitôt,
batifoler, virevolter, faire le saut périlleux.
Le mieux, c’est de ne pas leur attacher
trop d’importance et de les laisser mener
leur train à leur guise. Elles seules savent
où elles vont ; elles ont bien de
la chance.
La nuit aussi sait où elle va : à son summum, puis
à son decrescendo, et enfin, dans un nombre
d’heures et de minutes que le calendrier
a toute compétence pour nous indiquer par
anticipation, reprendre le large, s’enfuit
au bout du monde, reprendre son souffle et son
élan pour la prochaine fournée.
Au fait, n’était-ce pas la nuit que mon père boulanger
vivait de la façon la plus avérée,
la plus évidente, lui qui sifflait, chantonnait
ou se fendait de plaisanteries rituelles afin
de se maintenir en éveil et de tirer derrière
lui la vigilance de ses deux ouvriers et de son
mitron, alors que, le matin venu, il n’était
plus qu’un animal fourbu, se traînant
jusqu’au bistro, puis jusqu’à
son lit (qui, à ce régime, ne tarda
pas à être celui de sa mort précoce).
Paris, ce vendredi 13 février 2009.
Silence et solitude sont les deux récompenses accordées
à tout adepte du lever matinal. C’est
pour lui seul que sont ces séraphins sacrés
qui sifflent sur sa tête. Car tout n’est
là soudain qu’ordre et beauté
et, fi du luxe, calme et volupté. Bien
au tiède dans l’ouate atmosphérique,
il peut enfin dédier son ouïe aux
filaments de bruit qui s’insinuent à
menus sons dans le filigrane du mutisme universel,
où Pascal n’avait pas raison de trouver
les causes de son effroi. Qu’il ne se passe
rien, que nul ne vienne encore peser ou poser,
n’est-ce pas l’antichambre de la félicité ?
Que le monde puisse appartenir à ceux qui se lèvent tôt,
ce n’est certes pas forcément que
justice ; mais c’est tout naturel puisque
la concurrence y est quasiment nulle.
Je m’assieds, la nuit et moi nous dévisageons avec autant
de bienveillance que de familiarité, et
nous n’avons, elle et moi, pas un mot à
ajouter à ce délicat entretien.
Si bien que je replie presque aussitôt les
mots que j’avais placés à
droite et à gauche de ma conscience, et
je bâille enfin aux corneilles, submergé
par un tsunami de néant réparateur.
Paris, ce mercredi 1er avril 2009 ;
quatre heures cinq du matin.
ø
Autre variation sur le silence
(fraîche
sortie de la couvée de ce matin)
Il est fréquent que, par pure ignorance, l’on se laisse
aller à comparer le silence du petit matin
--qui, du moins dans ma rue, ne subit aucune espèce
d’égratignure-- à celui que
dut connaître la terre au temps des premiers
hommes dignes de ce nom, disons, pour être
large, au Paléolithique moyen. Or rien
n’est plus faux car le monde, à cette
époque, fourmillait de bruits qui ont progressivement,
mais depuis assez longtemps, disparu à
jamais de nos contrées civilisées.
Car, à cette heure-ci, la cinquième du second jour d’un
mois que nous appelons arbitrairement « février »,
voici deux cent mille ans, mais également
cinquante mille et encore cinq mille, l’endroit
où se trouve ma chambre (mais je dirais
cela de presque n’importe quel autre lieu
de la planète) était recouvert de
ce que l’on appelle joliment un « tapis
végétal » dont la densité
était inextricable. Et, au sein de ce paradis
botanique, cela regorgeait de vies productrices
inlassables de pépiements, de caquetages,
de rugissements, de, beuglements, de meuglements,
de glapissements, de hululements, de roucoulements,
de hennissements, d’aboiements, de barrissements,
de criailleries, de sifflements ; la terre
en était débordante, délirante,
et le matin en gésine donnait lieu à
une symphonie animalière digne d’un
Saint-Saëns qui eût condensé
sa ménagerie dans l’unissons d’une
seule et même ligne musicale.
Non, ce qu’il rappelle, ou plutôt annonce, ce silence absolu,
c’est celui des ultimes instants de vie
de notre bien éphémère planète.
C’est un silence prémonitoire. Celui
qu’on dit de mort.
C’est que, depuis les temps héroïques de la palpitation
continuelle du cœur luxuriant de la réalité,
l’homme a sévi. Cela fait longtemps
qu’il fait tout pour ne voir devant lui
qu’une seule tête, celle de son clone ;
désormais, il ne veut plus entendre qu’un
seul bruit : celui produit par sa nuisance
mortelle. Car il veut savoir d’où
viendra la fin du monde et, à tout prendre,
cela le rassure de savoir que ce sera de lui.
Il en aura été le maître et,
après lui, le Déluge !
Chut ! Que ceci reste entre nous ; des fois que les canaris
et les mainates dans leurs jolies petites cages
sur les balcons, où ils concurrencent les
touffes de fougère et les plans de citronniers
stériles, apprennent la nouvelle
et se mettent à appeler Hitchcock à
la rescousse ! Cela soudain se mettrait à
faire un barouf de tous les diables et de tous
les bons dieux enfin réunis en une chorale
œcuménique. Et c’en serait fini
à jamais du silence matinal. Car il ne
faut jamais réveiller le Jahvé,
le doux Jésus ou le Allah (akbar
comme pas deux) qui dort. Mieux vaudrait, pour
l’avenir du monde, le barrissement du mammouth,
le meuglement de l’aurochs ou le rugissement
du lion des cavernes, celui qui avait si fière
allure avec ses deux dents en forme de sabre.
Paris, ce mercredi 2
septembre 2009.