Yona Dureau • Le document, utopie du documentaire |
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© Yona Dureau
Le
document, utopie du documentaire
Réflexions
sur l’expérience d’un premier film
«
Chrétiens dans un monde de l’Islam
»
Formée
aux outils de la critique cinématographique,
rien ne me laissait à penser que je chercherais
un jour à créer un document qui,
précisément, ne reprenne pas la
dimension esthétique que je recherchai
d’ordinaire dans un film. Les circonstances voulurent
que je fus confrontée à la nécessité
de créer un tel document, et que je fus
placée dans la situation paradoxale de
rechercher le dénuement technique et la
simplicité, à toutes les étapes
du tournage, du montage, et même du sous-titrage.
Si les circonstances n’importent que pour éclairer
ici le mobile de cette quête, il reste que
cette expérience remit en question toute
mon approche, théorique et esthétique,
du documentaire. Simultanément, elle me
montra la difficulté intrinsèque
de la transmission d’information et les limites
de la réception du réel par le public.
Sans sombrer dans l’info-spectacle, il est indéniable
que le public européen a subi un conditionnement
qui l’empêche de recevoir de façon
brute la réalité et la complexité
des situations conflictuelles sur lesquelles doit
porter l’information. Mon travail m’amena à
rechercher le dénuement pour supprimer
de facto un certain nombre de filtres
culturels et usuels du spectateur européen,
la nouvelle Gestalt pesante de l’ère
de l’information télévisée.
Les
circonstances contingentes et contraignantes
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En
avril 2002, je fus confrontée à
une situation de crise, celle vécue par
les Chrétiens dans les territoires palestiniens,
situation de tension et d’oppression de la part
des musulmans, qui culmina avec la prise d’otages
de l’Église de la Nativité. M. Van
der Hven, pasteur protestant, me rapporta
des faits qui me firent prendre conscience que
tout silence des témoins de cette situation
était aussi coupable que le silence médiatique
extérieur. Cette prise de conscience me
mobilisa au point que je me vis dans le devoir
de donner la parole à ces communautés
chrétiennes qui se sentaient isolées
du monde extérieur, et qui se plaignaient
de ne pas être entendues par l’Occident.
Les interviews furent réalisées
dans des circonstances difficiles, avec des moyens
dérisoires, et en l’absence de l’équipe
complète que nécessite désormais
la réalisation d’un film. Les territoires
palestiniens étant alors sous contrôle
militaire, et lieu d’affrontements violents, il
était absolument impossible de se rendre
sur place pour obtenir ce que souhaite chaque
réalisateur de documentaire, des «
visuels », destinés à illustrer
les propos. Pas question de filmer la sortie d’une
église en terre sainte, quand les messes
doivent se dérouler dans l’intimité
de quelques foyers. Quant aux moines visités
au sein de villages arabes encore accessibles,
leur situation quotidienne ne leur permettait
pas de nous laisser filmer les environs, ni même
de les filmer à visage découvert.
Voilà donc un documentaire dont les conditions
de tournage interdisait déjà a
priori qu’il ne prenne la dimension et la
forme en usage. Je réalisai peu à
peu que la dimension quasi décorative des
« visuels » constituait , dans mon
optique, une forme de falsification de mon projet
initial de témoignage : en effet, tout
film tourné après les événements,
ou en dehors des circonstances mêmes qui
justifiaient mon entreprise, était voué
à ne faire passer qu’une réalité
en décalage, avec ses vues de rues tranquilles,
alors que le drame de ces populations ne pouvait
précisément pas s’afficher librement.
Mon choix fut donc de privilégier les interviews
des responsables communautaires, qui, tout en
connaissant la situation de leurs fidèles,
étaient plus libres de s’exprimer parce
qu’ils demeuraient à Jérusalem,
et de joindre à ces témoignages
celui, anonyme, d’un prêtre. La tension
extrême des événements, le
danger couru par les moines prisonniers dans l’Église
de la Nativité, pesèrent sur ce
reportage au delà de toute prévision.
Pour tous les interviewés, et moi-même,
il était presque impossible de saisir le
juste ton. Notre voix s’en trouvait blême,
car pour vouloir la poser, nous ne parvenions
pas à maîtriser l’émotion.
Dès la prise de son, nous étions
confrontés à une double utopie :
témoigner, en restant fidèle à
une situation dramatique ; simultanément,
créer un document, dont les règles
et les codes préétablis par la culture
audio-visuelle, contraignaient le réalisateur
à modifier la dimension brute, certes authentique,
mais insupportable pour le spectateur moyen habitué
à regarder des documentaires et non des
documents.
L’utopique
retranscription de la tragique réalité
-
Dans
les circonstances considérées, il
semble essentiel de retranscrire, pour le spectateur,
l’événement. Simultanément,
il est clair que tout média introduit une
distance de l’objet créé, qui contredit
cette entreprise. Pourtant, le témoignage
filmé conserve une dimension de retranscription
de l’événement vécu supérieure
à l’écrit, ou à l’image fixe.
Alors que des hommes et des femmes mourraient
toutes les semaines, la question de la retranscription
du réel se posait de façon épineuse.
Est-ce que leur mort, leur souffrance, ne constituait
pas une vérité fondamentale, un
événement ? Le réel brut
de cette souffrance ne devait-il pas être
transmis, par souci des mêmes principes
universels qui avaient guidé les fondateurs
des mêmes universités débattant
aujourd’hui de la relativité d’une vérité
? Un fossé semblait se creuser entre, d’une
part, les principes et fondements de l’humanisme
européen, de l’autre, entre les théories
auxquelles celui-ci avait abouti. Et ce fossé
était celui-là même sur lequel
le film achoppait. De plus, gardant à
l’esprit l’incrédulité du public
européen face à tout document contredisant
l’opinion communément admise, la question
du document-vérité s’imposait, dans
tout son paradoxe. Tout en étant consciente
de cette utopie, quelle technique choisir, quel
montage, quel angle de vue, pour témoigner
au spectateur de l’absence de manipulation d’un
document ? Comment transmettre l’objectivité
de notre entreprise, tout en connaissant la remise
en cause de ce même concept par les cercles
intellectuels du monde auquel notre film s’adressait
?
Conditionnement
cognitif et culturel
-
Cette
quête utopique se heurtait tout d’abord
aux habitudes visuelles du spectateur européen,
mais aussi à des aspects purement cognitifs
que le cinéaste se doit se prendre en compte.
Ainsi, alors que le plan le plus simple choisi
pour les interviews était celui du plan
américain, et que la distance visuelle
de l’interviewé était celle d’un
interlocuteur assis face à la personne
qui lui parle, un problème de son survint,
qu’il fallut ensuite corriger au montage, en augmentant
la puissance de la bande-son grâce à
l’ordinateur. Le monteur me proposa de sélectionner
ensuite les plans où la caméra faisait
un zoom avant, ceci afin de jouer sur la perception
du spectateur, leurrée par le sentiment
résultant de l’expérience cognitive
selon laquelle tout rapprochement de l’interlocuteur
nous permet de l’entendre plus distinctement.
«Le spectateur aura alors l’impression de
mieux entendre, même si l’on ne touche plus
à la bande son... » Cette technique
dévoilait le conditionnement visuel et
auditif naturel du spectateur avant même
d’évoquer les conditionnements culturels.
Il était cependant éthiquement impossible
d’avoir recours à elle, sans opérer
une première sélection des images
qui pouvait donner le sentiment au spectateur
que cette sélection avait peut-être
suivi des impératifs idéologiques,
et non techniques. Le conditionnement culturel
du spectateur occidental constituait, lui, une
grille plus complexe, qui s’imposait à
nous comme une obligation technique. Le film
original avait été fait en traduction
alternée pour faire face à l’éventuel
manque de temps du sous-titrage. Lorsqu’il devint
possible d’envisager de mettre des sous-titres,
ce choix imposa des coupures visuelles des interviewés,
qui, tout en ne constituant pas une « sélection
» des images, devenaient une forme de trace
du montage, et par là-même de l’artifice.
Soucis
esthétiques et utopie du document
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Dans
un souci esthétique, le monteur choisit
aussi d’enlever les passages inutiles où
l’interviewé toussait, ou se voyait interrompu
par un bruit extérieur. Ces coupures supplémentaires
ajoutaient au sentiment que le document devenait
documentaire, et par là-même, devait
se soumettre aux règles de ce qu’il est
convenu d’appeler un « genre ». Un
débat houleux s’ouvrit dans la salle de
montage. Pour le monteur, formé à
l’école de la télévision
française, ancien caméraman de TF1,
il fallait prendre des décisions plus abruptes,
énoncer une opinion, trier les interviews,
ajouter une voix off qui dirigeait le spectateur
de façon beaucoup plus autoritaire. «
Un documentaire est fondé sur une opinion,
une perspective, un point de vue. Il faut prendre
résolument cette option, et s’y tenir.
» Quant à moi, ces interviews constituaient
un témoignage d’une réalité
sur laquelle je fondais un travail d’information,
et j’étais fermement opposée à
l’option extrême du monteur. Je réalisai
progressivement que mon idéal était
celui du document, et non du documentaire, et
que mon entreprise était d’autant plus
utopique qu’elle heurtait de plein fouet le codage
culturel du spectateur européen. «
Jamais personne n’aura la patience d’écouter
ces témoignages. Selon les normes cinématographiques,
on compte un maximum de 4 minutes par personne
interviewée. Il faut couper, ou choisir
un montage alterné ! » Or le montage
alterné était pour moi la porte
ouverte à ce que je redoutais le plus :
l’entrée de l’artifice, mais surtout du
sentiment de défiance du spectateur face
à ces témoignages. Qui pouvait alors
lui garantir que les passages gênants n’avaient
pas été extraits du document ? Couper
les interviews étaient aussi impossibles
d’un point de vue éthique : ces témoignages
avaient été obtenus avec la promesse
faite aux interviewés, qui risquaient leur
vie, qu’ils ne seraient pas coupés et ce,
afin de leur donner enfin la parole, et de prévenir
de toute manipulation. Enfin, l’un des interviews
avait eu lieu dans une pièce dont l’éclairage
était si particulier, qu’il m’avait contrainte
à m’asseoir hors champ, à côté
de l’interviewé, qui se trouvait alors
de biais pour s’adresser à moi. La «
lecture culturelle » de cette perspective
était lourde de sens symbolique, puisque
la position de biais se trouve généralement
associée à la parole biaisée.
Ainsi, la restitution de cette réalité
filmée-sans-filtre se voyait déjà
filtrée par de multiples codes et habitudes
culturelles qui apparaissaient progressivement
comme des forces crcitives, des cadres a
priori de l’expression contrevenant à
mon projet originel.
L’idéal
du document brut et ses limites
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Peu
à peu, je sentais se dessiner un idéal
du document, une utopie du documentaire, qui s’établissait
quasiment a contrario des documentaires
idéaux de notre culture actuelle : ni montage
alterné, ni coupure, ni prise de vue complexe
ou changeante. Éviter les voix-off,
rechercher l’absence de commentaire, et laisser
le spectateur conclure seul, face au document.
L’idéal ressemblait plus à un film
vidéo amateur qu’à un documentaire.
Suivre cet idéal aurait condamné
ce document, ces témoignages, à
ne jamais être projetés. Il fallut
donc parvenir à un compromis. Il fallut
donc couper les redites, afin de convenir aux
besoins du spectateur et à ses habitudes
de concision. Tel est donc le spectateur européen,
qui souhaite voir un film bien net, concis, et
non répétitif, tout en souhaitant
regarder un documentaire, un re-portage de cette
réalité qu’il ne lui est pas donné
de voir lui-même ! Il fallut ajouter
des liaisons visuelles, ornées d’une voix-off,
introduisant les témoignages. Il fallut
ajouter des images pour satisfaire un appétit
purement culturel, et ces compromis me paraissaient
parfois proches de la trahison de mes interviewés,
ridicules fioritures esthétiques au vu
du tragique de la situation.
Des
limites des outils sémiotiques
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Tous
les principes d’interprétation sémantique
des films me revenaient régulièrement
à l’esprit. Il était impossible
de les respecter, ni même de les utiliser,
sans tomber dans l’artifice de la fiction que
je fuyais dans ce travail. Les conditions pratiques
dévoilaient aussi la limite de la pertinence
de bon nombre de ces outils interprétatifs,
et je me demandai plus d’une fois si les types
d’interprétation ou d’outils interprétatifs
qui m’étaient habituels n’étaient
pas aussi souvent « en décalage »
avec l’uvre et ses contraintes contingentes
que ce que mon expérience me permettait
de le constater dans le cas de ce film. Qui choisirait
un jour d’interpréter la situation des
sources de lumière dans ce document, alors
qu’il avait été impossible de choisir
la situation des fauteuils de l’ambassade chrétienne
de Jérusalem, par exemple ? Que dire d’un
situation de biais de l’interviewé, naissant
d’un manque de place de son appartement exigu
? Que dire enfin du tournage de l’interview
du Père « Smith » qui, pour
se protéger, souhaitait garder l’anonymat,
et qui me confrontait au paradoxe du film qui
doit cacher plus que montrer ? L’utopie de
mon entreprise me renvoyait à l’utopie
de l’interprétation et de tous ses outils,
comme deux tensions asymptotiques vers un idéal,
toutes deux devant être conscientes des
limites de leur projet, de l’inachèvement
de leur entreprise. « L’utopie du documentaire,
me dit alors le monteur, c’est de faire du vrai
avec du faux... » La phrase du monteur
résonnait avec amertume à mes oreilles
alors que je pensais aux témoins interviewés
qui, en témoignant, risquaient leur vie,
et qui souhaitaient, enfin, pouvoir prendre la
parole que les média internationaux leur
refusaient. Je conclus, quant à moi,
que l’utopie est, telle la flèche de Nietzsche,
une tension, un mobile, une motivation, et que
le documentaire fut pour moi l’obstacle et le
mobile de mon document. J’espère avoir
réussi, dans une modeste mesure, à
avoir créé un document.
Y. D.
Avril 2005
ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2015
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