Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Thierry Peyrard

Le monde de Lucile

ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.  

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

ø
Thierry Peyrard / Avril 2014
Le monde de Lucile

Nouvelle

Lucile est morte le 1er septembre 1955 à Abidjan. Quelques mois plus tard, ses parents repartaient avec Pierre pour la métropole

L’avion qui ramenait Pierre en Afrique après vingt ans d’absence, venait de se poser à Niamey. Il faisait nuit noire, pas de lune ; les balises de piste avaient été éteintes dès que l’avion s’était engagé sur le taxiway. La nuit était épaisse, hormis quelques lumières clignotantes, au-delà du puissant éclairage de l’aéroport. À cette escale, les passagers n’étaient pas très nombreux à descendre, Pierre fut l’un des derniers à sortir de la cabine, saluant les hôtesses au passage. Il inspira une bouffée d’air immédiatement familière : l’odeur de la brousse, mélange d’argile chauffée, de brûlé, de relents de végétaux en décomposition, autres choses encore, restait intacte en lui après vingt ans.

Descendant la passerelle d’un pas plus ferme, il se dirigea vers l’aérogare. Il y avait foule de l’autre côté des barrières de douane. À l’époque, tous les  résidents qui trouvaient un prétexte pour le faire accourraient à l’avion de Paris : accueil d’un visiteur, rupture dans une vie globalement assez monotone, respiration d’un petit air de la métropole, envie de partir, curiosité pour les arrivants...

Les formalités furent rapidement expédiées ; un représentant de la Mission de coopération était là pour accueillir les volontaires du service national. Le temps de retrouver ceux qu’ils allaient relever, les passagers sortirent de l’aéroport et prirent la direction de la ville. De l’autre côté du bâtiment, l’avion commençait à rouler sur la piste de nouveau éclairée vers sa destination finale : Abidjan. Dans la nuit, Pierre baignait dans la senteur retrouvée de l’Afrique

Vingt-et-un ans auparavant, en 1954, tenant fermement d’un côté le bastingage du paquebot, de l’autre la main de sa mère, Pierre regardait approcher les quais du port d’Abidjan. Le « Banfora », vapeur vétuste, réformé peu après, faisait la ligne entre Bordeaux et les principaux ports de l’Afrique occidentale française. À Conakry et San Pedro, le bateau était resté en rade ; des baleinières et des pirogues transportaient marchandises et passagers entre un grand wharf et le bateau. Abidjan était l’un des rares ports en eaux profondes dans les colonies françaises d’Afrique occidentale.

Sur le quai, dockers et lamaneurs s’activaient pour faire accoster et amarrer le bâtiment. En retrait, un groupe d’hommes et de femmes attendait, agitant de grands casques coloniaux blancs. Parmi eux, un peu perdu dans la foule, le père de Pierre.

Pierre n’était pas en forme. Le voyage s’était bien passé malgré quelques coups de vent auxquels sa mère et lui avaient résisté vaillamment ; mais un camarade de jeu, fils d’une amie de ses parents, lui avaient transmis la coqueluche. Il mit plusieurs semaines à guérir...

Vingt-et-un ans après cette arrivée maritime, la chaleur réveilla Pierre au milieu de la matinée. Une lumière éclatante et un brouhaha permanent filtraient à travers les persiennes. Lorsqu’il les ouvrit, le soleil était, ce jour-là, blanc, dur, impitoyable, sans commune mesure avec celui des latitudes plus tempérées.

La première chose qu’il vit fut un dromadaire à l’air ennuyé et supérieur, que conduisait un homme vêtu d’un turban et d’une djellaba poussiéreuse. L’animal était bâté, mais ne portait rien. Un peu plus loin, un âne supportait un chargement débordant de légumes. Devant la maison, un homme s’était installé sous un parapluie, proposant sur un plateau des marchandises hétéroclites : cigarettes vendues à l’unité, arachides, noix de kola, lames de rasoirs... Des voitures et des camions à l’aspect déglingué, passaient dans les deux sens. Le grand marché proche créait une certaine activité dans un quartier par ailleurs plutôt calme, composé de petites maisons de béton entourées de jardins étiques.

L’odeur de la latérite, sur laquelle la ville était bâtie, dominait ; s’y mêlait par instant celle, puissante, des animaux, et, parfois, des remugles de matières en décomposition. Mais dans le Sahel, si la pluie est violente, elle est rare ; l’humidité ne dure pas : hommes, bêtes et plantes mortes se dessèchent  rapidement, ne laissant que des carcasses. Les charognards qu’il aperçut sur les toits du marché en accéléraient le processus.

Son prédécesseur au poste qu’il devait occuper dans l’administration nigérienne vint le chercher pour l’emmener sur son lieu de travail et à son futur logement. Traversant un creux où coulait un oued asséché pendant la saison sèche, il sentit les effluves d’eau stagnante émanant du Niger qui coulait un peu plus bas.

Ils arrivèrent au Plateau, le quartier du gouvernement, des ministères et des anciens colons. Face aux immeubles des administrations et au palais du gouvernement, de l’autre côté d’un large boulevard poussiéreux et sans trottoir, s’étendait un ensemble de villas, entourées de jardins, plus ou moins entretenus. De hauts arbres, acacias, palmiers...  procuraient un peu d’ombre. Ces maisons, de tailles relativement modestes, avaient été bâties plusieurs décennies avant pour les fonctionnaires coloniaux de rang moyen, les officiers subalternes, les sous-officiers et leurs familles. Aujourd’hui elles abritaient, outre quelques coopérants, des fonctionnaires de hauts rangs et des officiers nigériens. Les riches, nouveaux ou anciens, habitaient de l’autre côté du palais présidentiel, sur les hauteurs qui surplombaient le Niger, à côté des ambassades et des organismes internationaux.

Sa maison était une bâtisse en béton avec une toiture plate. Un perron d’une dizaine de marches donnait sur une terrasse qui commandait les deux pièces de l’habitation. En face, une pièce très haute de plafond, la seule climatisée, servait de chambre et de salon, avec une salle de bains où il dut partager sa douche avec des cafards tout au long de son séjour. De côté, une autre salle, trois fois plus longue que large : cuisine et table pour les repas, fenêtres sans châssis ni vitres  que des persiennes vertes permettaient d’obturer. Un petit jardin entourant la maison était planté d’arbustes et de fleurs robustes, dont l’arrosage quotidien le soir apportait une sensation de fraîcheur. À la saison des pluies, leur efflorescence recouvrait la fade odeur habituelle de poussière latéritique.

En fait, hormis les heures de sommeil et les périodes très chaudes où l’extérieur était difficilement supportable Pierre vécut surtout sur la terrasse.

Pierre fut vite adopté par le chat, estropié par le cheval du précédent locataire, et la chienne, qui faisaient partie, en quelque sorte, de la demeure

Vingt ans auparavant, de l’appartement qu’occupaient ses parents, il avait découvert le monde de la terrasse.

Ils habitaient le rez-de-chaussée surélevé d’un immeuble neuf de quelques étages, dans un ensemble où étaient logés des fonctionnaires ou des cadres blancs. Ces appartements étaient composés, dans ses souvenirs d’enfant, principalement d’un salon-salle à manger très vaste, largement éclairé d’un côté par de grandes portes-fenêtres donnant sur une  profonde terrasse. Cette avancée abritait le séjour du soleil. Derrière cette pièce principale, quelques chambres et les pièces de service : cuisine, salle de bains, buanderie. Leurs fenêtres étaient de taille réduites, protégées par des volets métalliques ajourés, peut-être verts.

Situé dans le quartier du Plateau d’Abidjan, où se trouvaient à l’époque les quartiers résidentiels et les administrations, ces immeubles représentaient un îlot européen où les seuls autochtones étaient les boys et les employés. En face de l’immeuble s’élevait une chapelle en bois où la famille allait  à la messe le dimanche ; les fidèles étaient tous, à son souvenir, blancs, de même que les missionnaires, les “pères blancs”, qui y officiaient.

La rue, une piste assez large en terre battue, n’était pas très fréquentée. Pierre se souvenait d’un homme, un grand noir, portant verticalement une immense planche de bois en équilibre sur sa main. Les élèves d’une école religieuse située un peu plus loin passaient aux heures d’entrée et de sortie des classes. Quelques véhicules roulaient ponctuellement. À cette époque, les voitures familiales étaient encore un luxe ; ni ses parents ni la plupart de leurs amis n’en possédaient.

Pierre accompagnait quelquefois sa mère en ville : lui revenaient quelques souvenirs fugaces de marchés colorés, bruyants et plein d’odeurs fortes, pas toujours plaisantes. Il se rappelait aussi de magasins plus aseptisés, avec des jouets qui le faisaient rêver.

Il fréquenta le jardin d’enfants de l’école voisine quelques mois après la naissance de Lucile. Enfants blancs et noirs y étaient mélangés. Il lui restait peu de souvenirs de cette première expérience collective, sauf sa première séance de cinéma : des dessins animés (« Hiawatha le petit indien »)  dans une salle sombre bondée d’enfants, au milieu d’un brouhaha continu. Les couleurs des images étaient vives. Chaque indien portait une plume sur la tête qui dépassait des rochers pour se tapir et observer les caravanes de pionniers ; ils étaient drôles et gentils. Pierre n’avait jamais oublié ces impressions fugaces : il aimait les westerns seulement quand les Indiens d’Amérique étaient considérés comme des hommes et non d’étranges sauvages primitifs.

Il retourna à l’école après la mort de Lucile, en primaire, où il n’y avait, dans sa mémoire, que des enfants blancs. Quand il débarqua en France, tous ses acquis étaient perdus, et il dut  recommencer la classe

Vingt ans après, dans Niamey, capitale du Niger, la somnolence coloniale avait fait place à l’activité d’une ville moderne. Les véhicules à moteurs étaient omniprésents : camions et camionnettes, voitures de tous âges, mobylettes et cyclomoteurs. La poussière et les pistes sommaires les faisaient très vite apparaître plus vétustes que parfois ils ne l’étaient. Les voitures rutilantes appartenaient aux riches avec domestiques et aux administrations étrangères et internationales stables. Automobiles et camions partageaient la chaussée avec charrettes, carrioles et vélos plus ou moins brinquebalants, non sans risques, cris et accidents. S’y ajoutaient dromadaires, ânes et même, quelquefois, troupeaux de bétail divers. Deux fois par jour, la Mercedes du Président lui-même traversait la ville à toute allure, précédée de deux motards, sirènes hurlantes, et suivie d’une ou deux jeeps chargées de gardes du corps armés jusqu’aux dents. Dès que les sifflets avant-coureurs se faisaient entendre, tout le monde se rangeait sur le bas-côté et attendait le passage du convoi, pour reprendre ensuite, chacun, ses activités.

Malgré l’aspect chaotique de la circulation, Pierre apprit assez vite à se déplacer en mobylette et en voiture : rester calme, attentif, ne pas donner l’impression d’hésiter, ne pas se démonter.

Avoir un véhicule était indispensable pour ne pas rester bloqué en ville ou dépendre de transports, tels les taxis de brousse, certes pittoresques et conviviaux, mais inconfortables, aléatoires et irréguliers, cette dernière caractéristique n’étant pas compatible avec la nécessité de se présenter ponctuellement à son poste, en principe sans interruption, pendant toute la durée du service

Pierre gardait peu de souvenirs d’enfance d’excursions hors d’Abidjan. En général, les risques sanitaires, le mauvais état du réseau routier, quand il existait, dissuadaient de faire du tourisme.

La coqueluche, la grossesse de sa mère, puis la présence du bébé, limitèrent sans doute les possibilités et les désirs d’évasion de ses parents.

Un jour cependant, ils étaient allés jusqu’à l’océan. Aller jusqu’au bord de la mer représentait un long trajet : aucun pont ni bac ne traversaient la lagune qui séparait Abidjan de l’Atlantique. Dans la grosse berline d’amis de ses parents, ils avaient sillonné la ville et ses faubourgs, longé la voie du chemin de fer Abidjan-Niger : Pierre se souvenait d’une locomotive manœuvrant à proximité du port. Après une longue distance sur des pistes en tôle ondulée, ils avaient atteint une grande plage de sable bordée de cocotiers, appelée Grand-Bassam.

Quelques bungalows, vides, étaient bâtis à l’orée de la forêt. Avec l’accord des gardiens venus aux nouvelles, ils avaient pu s’installer à l’abri du soleil aveuglant.

La plage descendait très vite dans l’océan qui roulait en puissantes vagues, créant une barre très dangereuse qui décourageait la baignade : les noyades étaient fréquentes.

Quelques pirogues formées d’un tronc d’arbre évidé étaient tirées sur le sable. Les pêcheurs prenaient tous les jours le risque de se confronter aux rouleaux. Ils étaient venus proposer des poissons frais pêchés qu’ils firent griller sur de petits feux

Vingt ans plus tard, sans charge de famille, sur un réseau de routes goudronnées et de pistes relativement entretenues et fréquentées, avec des véhicules plus robustes, Pierre put visiter son pays d’accueil. Avec son lot de pannes.

Sur le bord des rues de Niamey, des artisans, qui vendaient aussi du carburant au litre,  offraient leurs services de nettoyage des moteurs encrassés des mobylettes, aléa qui survenait de temps à autre : dans ce cas, il suffisait de pousser l’engin vers l’un de ses artisans qui, devant vous, en quelques minutes, dans la poussière, démontait votre moteur, passait les pièces dans l’essence, les séchait avec un chiffon et le remontait. Le prix de l’intervention était très raisonnable et vous repartiez vers vos occupations, pour quelques semaines ou quelques mois.

Une fin d’après-midi, loin des grandes villes, sur une piste en terre, la 2 CV que Pierre partageait avec un camarade cassa l’une des biellettes de direction dans un nid de poule. Il n’y avait aucun passage, il fallut repartir avec une seule roue directrice. Moteur toussotant, au bout de quelques kilomètres, ils parvinrent à la nuit tombante dans un village. Les cases en banco étaient regroupées en concessions bordées de murs à mi-hauteur, les greniers surélevés sur des pierres afin d’éviter les incursions de rongeurs. Des barrières d’épineux délimitaient des enclos pour quelques bestiaux : buffles, vaches, moutons, chèvres.... Des feux de bois éclairaient parcimonieusement les cours. En ce début de soirée, les enfants jouaient, les femmes s’activaient au repas du soir.

Le garagiste avait étalé ses outils au sol sur des chiffons et, s’éclairant d’une lampe à gaz, démontait la direction, s’armant, à la vive inquiétude des deux passagers, d’une masse pour désolidariser les pièces. Ayant réparé la biellette avec les moyens du bord, il démonta le circuit d’alimentation pour le nettoyer puis le remonta. Dans l’intervalle, une femme avait apporté des sièges auprès du feu de bois où elle préparait le repas du soir. Ne parlant qu’à peine français, les naufragés pas du tout son dialecte, la conversation était réduite à sa plus simple expression. Elle s’activait avec diligence, mais aussi avec une telle sérénité qu’elle apaisait contrariétés et angoisses dues à la situation. Autour d’eux flottait l’odeur de la savane mêlée à celle du mil et du coulis en train de mijoter

Pierre fit une brève incursion au bord de l’Atlantique. La plage était assez semblable, à quelques centaines de kilomètres de là, à ses souvenirs d’enfance : même sable blanc, même cocotiers balayés par la brise, même senteurs d’iode et de décomposition. Et toujours, les rouleaux de la barre, qui risquaient de vous entraîner sans retour vers le large où,  au matin, des pêcheurs en pirogues immergeaient un immense filet que des hommes avaient halés de la plage, raclant les fonds à proximité du rivage. Les prises étaient maigres en regard de l’énergie dépensée et du nombre d’hommes mobilisés

Lors d’un de ces périples, Pierre croisa, tenu à l’écart de la population, un groupe de mendiants en haillons, tendant bols, cuvettes, bocaux... Certains avaient le visage et les membres horriblement déformés, comme fondus : des lépreux.

Contrairement à beaucoup de ses camarades, Pierre avait intégré le risque sanitaire : eau non potable qu’il fallait systématiquement filtrer, légumes à laver soigneusement. Mais aussi : éviter de se baigner ou même de mettre les pieds dans l’eau stagnante, prendre très régulièrement de la quinine, se protéger en dormant avec une moustiquaire... L’Afrique pardonne peu les imprudences

Après plus de vingt ans, Pierre voyait et sentait encore le camion qui répandait d’énormes volutes de DDT dans les rues d’Abidjan, la proximité de la lagune favorisant le développement des insectes porteurs de paludisme, dengue, filariose, fièvre jaune, maladie du sommeil

Lucile, sa sœur, est morte à huit mois, à la suite d’une vaccination de la variole. Pierre se rappelait précisément le moment où, à la nuit tombante, ses parents effondrés étaient revenus de l’hôpital. Il se souvenait vaguement, comme hébété, du petit cercueil dans le dépositoire d’un cimetière sous le soleil écrasant d’Abidjan. Il revit ce cercueil quelques mois plus tard, quand elle fut inhumée en métropole.

Le vaccin contre la variole a sauvé des millions de personnes, mais tué sa sœur. La maladie fut déclarée éradiquée le 8 mai 1980 et ce vaccin n’est plus inoculé aujourd’hui

Encore de nos jours, une ou deux fois l’an, des médecins et des auxiliaires médicaux sillonnent toutes les écoles du pays, jusqu’où il n’y a ni routes, ni pistes permanentes, pour procéder à des campagnes de vaccinations massives. Certains des camarades de Pierre participaient alors à des campagnes de constructions de dispensaires et de greniers communautaires pour tenter de limiter les risques de famine et de maladies. Le Sahel se relevait en ce temps-là d’une sécheresse catastrophique qui avait duré plusieurs années et avait réduit dramatiquement les récoltes, décimé les troupeaux, provoquant un début de famine et un exode massif vers les villes. Les carences alimentaires et la précarité de la situation avaient favorisé maladies et épidémies. Des milliers de personnes étaient mortes, notamment les plus fragiles, les enfants en bas âge. Début 1976, la pluie était revenue depuis deux saisons. À son souhait de bonne année 1977, l’un de ses interlocuteurs nigériens répondit à Pierre : « Ça devrait aller, les greniers sont pleins »

La perte de sa sœur fut un tournant pour sa mère, son père et lui. Quelques mois plus tard, ils  regagnèrent la France. Des passavants du paquebot Foch, nouvellement en service, Pierre vit s’éloigner le port où il était arrivé malade, deux ans auparavant, et défiler les côtes africaines qu’il ne revit plus pendant plus de deux décennies

Un mois et demi avant la fin du service, les coopérants se rendirent à l’aéroport pour accueillir leurs successeurs, comme ils avaient été eux-mêmes accueillis. Peu après, le groupe des volontaires du service national en fin de séjour partit en excursion au Nord-Est du pays.

Après la longue traversée du pays plat et caillouteux entre Niamey et Agadez, ils entrèrent dans l’Aïr, la chaîne de montagnes qui s’étire au Nord du pays jusqu’aux confins du Hoggar. Ils traversèrent les montagnes de pierres ocre, longeant des oueds asséchés depuis des millénaires, roulant sur le sable jaune, blond ou blanc selon le soleil. Un soir, ils firent halte à Timia, confluence de deux vallées asséchées.

Au sommet de la montagne dominant l’oasis, l’armée française a fait construire par les soldats coloniaux un fort parfaitement inutile. Au pied de celle-ci, prospère une palmeraie, irriguée par des puits profonds d’où des bœufs ou des ânes tirent toute la journée le contenu d’outres de cuir déversées dans un réseau d’irrigation très élaboré. Dans des carrés étroits où sont plantés toutes sortes de légumes : salades, tomates, haricots…  l’agriculteur fait couler l’eau par intermittence dans  des rigoles ouvertes ou fermées à la main. Grenadiers, orangers et citronniers poussent à l’abri des palmiers qui protègent ces cultures du soleil.

Le soir tombant, la brise adoucit la chaleur qu’irradient les roches chauffées par le soleil. Elle transporte des parfums d’orangers et de grenadiers. Les coopérants furent accueillis par les anciens de l’oasis : édentés, émaciés, les yeux rougis par la lumière et la maladie, ils étaient souriants et chaleureux. Les enfants entouraient les visiteurs en leur demandant de les photographier et de leur envoyer les clichés une fois retournés en ville. Les parents proposaient des fruits à un prix dérisoire, pour le plaisir de déguster une tomate ou une orange fraîche au terme d’un long voyage inconfortable

L’avant-dernier soir, le guide touareg convia Pierre ainsi que l’un de ses camarades, en tant qu’organisateurs, à prendre le thé. Il faisait nuit noire, frais comme dans le désert en décembre. Leur hôte avait posé une petite théière sur un feu minuscule qu’il alimentait délicatement avec du charbon de bois. Vêtu du boubou bleu marine traditionnel, il avait dégagé son visage du chèche qui le protégeait et masquait ses traits dans la journée. Les difficultés de langues aidant, la conversation languissait. Il avait rempli la théière de thé vert ; il versait avec régularité un fond de verre de thé et le goûtait avec un bruit de succion. Quand le thé fut prêt, il le versa dans des verres étroits, levant haut la théière pour faire mousser le liquide. Il les tendit à ses visiteurs.

« Dur comme la vie », dit-il. Le thé était très fort, âpre, en effet, comme la vie dans le désert.

Puis il reversa de l’eau et reposa la théière sur le feu, ajoutant beaucoup de sucre. Une fois le thé prêt, il leur tendit le deuxième verre :

« Doux comme l’amour. » Le thé était effectivement très doux, « comme les chants des griots lors d’un mariage ».

Une troisième fois, il reversa de l’eau et fit bouillir le thé :

« Fade comme la mort. » Le thé avait perdu la plus grande partie de son arôme et de son goût, il était insipide, triste

Le lendemain, le groupe de coopérants repartit vers les dunes de Temet, à 400 kilomètres au Nord d’Agadez. Ils passèrent plusieurs heures devant un spectacle toujours renouvelé : à chaque heure, à chaque orientation du soleil, la couleur du sable change, passant par toutes les nuances du blanc à l’orange. Le sommet des dunes, aiguisé par le vent d’est qui apportait une fraîcheur inattendue, est fin comme du papier ; la brise les remodèle sans cesse. Le sable et le vent dessinent de grandes vagues qui se perdent dans la brume, loin au Nord, vers le Djado, et à l’Est, vers le Tibesti à travers les immenses ergs du Ténéré.

Ils repartirent vers le Sud. Saoulés de soleil, ballottés sur des pistes rudimentaires, s’accrochant aux bancs de bois du camion militaire ouvert à tout vent, au fil des heures les voyageurs tombèrent dans un état quasi léthargique. Parfois, fugitivement, ils apercevaient quelques hommes ou animaux alentour…

Au milieu de l’après-midi, du bord de la route, un homme leur fit signe de s’arrêter. À ses côtés une femme serrait dans ses bras un bébé emmitouflé dans des couvertures. L’homme demanda s’ils pouvaient les emmener avec leur enfant malade à l’hôpital d’Arlit, le site minier où Areva extrait de l’uranium. La mère monta avec son enfant et la course reprit. Le camion arriva à destination au coucher du soleil et les déposa devant l’hôpital.

Il était trop tard, le bébé n’avait pas survécu. La mère repartit dans la nuit en direction des montagnes...

Quelques jours plus tard, les coopérants étaient à l’aérodrome de Niamey pour rentrer en France, à la veille de Noël. Pierre eut, en retraversant la piste, une vision fugitive de son retour à Marseille, enfant, un soir de mars, vingt ans auparavant, puis du trajet par le train qui l’avait ramené à Saint-Étienne le matin suivant, un froid et gris matin d’hiver. Aucune odeur n’était associée à ce retour.

Thierry Peyrard / Avril 2014
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2014