Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein

Préambule/Commentaire de « La Famille • 1938 » de Lacan

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object.

Samuel Beckett • “The Unspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.
Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim
point
ψ = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

© Micheline Weinstein /24.02.2013

Préambule / Commentaire de « La Famille • 1938 » de Lacan

 

Préambule

 

Ceux qui ne savent pas à quoi penser font ce qu’ils peuvent, toutefois et néanmoins, pour essayer de penser à autre chose que ce à quoi ils ne pensent pas.

 
Ceux qui pensent à tout n’oublient rien et ceux qui ne pensent à rien font de même puisque ne pensant à rien ils n’ont rien à oublier.

  Pierre Dac • Pensées

 

Ce que l’on intitule « Débat » aujourd’hui sur une chaîne de télévision, selon les invité/e/s de référence ou les invités discutants dont les organisateurs ont préalablement trié l’orientation politique, bien souvent ressemble à s’y méprendre à un Tribunal crypto-stalinien.

La méthode consiste à ne pas laisser parler l’invité/e de référence, à l’interrompre systématiquement pour couper le fil de sa pensée, bref à déstabiliser. Il arrive même que, selon son habitude, le directeur d’un quotidien, précédemment animateur télévisuel, imbu(vable), non content d’aboyer à la face de l’invité/e de référence, accompagne son glapissement d’une gestique extrêmement vulgaire.

Le ton est donné, devenu une mode intégrée aux mœurs de cette époque qui n’en finit pas de durer.

Ce ton malveillant, gonflé de mépris, les invectives, se retrouvent hélas aussi dans les bruits de couloirs répandus par des intellectuels à l’adresse de leurs contemporains.

Ainsi en est-il, au lu du courrier que nous avons reçu à la suite des contributions d’Élisabeth Roudinesco à l’Assemblée Nationale puis au Sénat.

L’embrasement au sujet du “mariage pour tous” s’étant pondéré, la deuxième allocution, devant le Sénat cette fois, d’Élisabeth Roudinesco, et selon la position qu’elle défend, est pourtant excellente, pensée, pesée après réflexion, bien écrite, dans le style aéré, précis, fluide qui est le sien.

Les lectrices et lecteurs intéressés pourront s’y reporter directement à l’adresse suivante sur le site d’Olivier Douville,

 

http://olivierdouville.blogspot.fr/2013/02/mariage-pour-tous-elisabeth-roudinesco.html

 

Je n’avais pas jusqu’alors réalisé, ou honnêtement, pas pensé à la dimension de la guerre interne qui oppose les philosophes et historiens, a fortiori les philosophes et historiens qui s’intéressent à la psychanalyse. Guerre d’intention faite, comme toute guerre digne de ce nom commun, de rivalités infantiles non-analysées et qui ainsi perdurent dans la maturité, de jalousies irrépressibles, de méchanceté, s’étant quasiment muées en pathologie et qui s’empressent de balancer entre eux, en public, et via les outils informatiques, des diatribes sous forme d’insultes directes à la personne.

Je trouve “ça”  consternant, en tout cas pour ce qui m’occupe, c’est-à-dire venant de psychanalystes, philosophes, historiens ou pas, et particulièrement de la part de psychanalystes philosophes historiens ou pas qui, sans un seul argumentaire solide sur le contenu d’un discours, de la pensée et du sens qui l’animent, du haut de leur suffisance ne prennent pas même la peine de lire, d’écouter avec bienveillance la parole d’autrui. 

À la suite de leurs hérauts, ces penseuses et penseurs, dont nous espérerions qu’a minima leur posture ne soit qu’indifférence, de silence, n’ont pas lu Freud ou, s’ils l’ont parcouru, le discréditent.

L’œuvre d’Élisabeth Roudinesco est considérable, de surcroît bien écrite, il n’est pas inutile de le re-souligner, elle requiert le respect.

De même pour ses séminaires auprès de chercheurs qui ne sont plus des béotiens, et contributions orales.

Du côté fraîcheur de l’enfance qui, autant que cela se puisse, est à sauvegarder tout au long de sa vie, Élisabeth Roudinesco honore ainsi la mémoire de sa grand-mère, de sa mère, de son père, de ses maîtres, comme il est dit dans la Bible.

Qu’Élisabeth Roudinesco ait la chance de disposer d’un vaste auditoire, d’un lectorat national et international, nous ne pouvons que nous en réjouir.

À partir de ce moment-là seulement, me semble-t-il - ce qui n’engage que ce que je pense -, de celui que l’on a bien voulu passer à se pencher sur le texte oral ou écrit, sont permis débats, “disputes” et critiques.

Nous avons, dans nos échanges épistolaires avec Élisabeth Roudinesco, incidemment évoqué la différence de méthode d’investigation entre les historiens et la psychanalyse. De mon côté, mais probablement de celui également d’Élisabeth Roudinesco - je n’ai pas songé à le lui demander -, la méthode des seuls historiens s’en tenant aux faits rien que les faits, comme les juristes, et aux dates, me laisse assez impassible en ce qu’en toute bonne foi, elle évacue l’inconscient de sa cryptographie.

Au plan de la psychologie, ses interprétations sont plutôt sommaires, surtout quand elles font parler la vie privée, l’origine, la pensée des morts, outrepassant l’héritage intellectuel et artistique qu’ils ont légué, Freud soi-même n’y a pas échappé - cf. Shakespeare, Moïse, Léonard de Vinci…

Il semblerait par ailleurs que les universitaires instruits à la psychanalyse et la pratiquant tendent à appliquer la théorie exclusivement lacanienne à la clinique et, à l’expérience, cela va sans dire – Silicet !, après avoir mis à l’épreuve une psychanalyse individuelle et reçu une sérieuse formation, non l’inverse, c’est-à-dire prendre appui sur ce qu’enseigne la pratique quotidienne par désir d’assurer l’évolution de la psychanalyse.

Au sujet du “mariage pour tous”, dans son allocution au Sénat, Élisabeth Roudinesco s’étant référée au texte de Lacan, « La Famille », daté de 1938, j’ai exhumé le commentaire que j’en avais écrit en 1998 et que les lectrices et lecteurs intéressés trouveront ci-dessous.

Sur la portée de ce texte de Lacan, nos points de vue, avec Élisabeth Roudinesco, différent nettement.

Mais cela est tout simplement logique. Bien que des événements de l’Histoire, la grande, soient contemporains de la génération à laquelle nous appartenons, et qui sur certains points se croisent, nous n’avons eu ni la même biographie, ni le même parcours ni la même formation analytique.

Les aléas de l’Histoire sont allés jusqu’à priver de langue source, dite joliment maternelle, les rarissimes bébés survivants devenus orphelins à la naissance de parents “indésirables”, apatrides, exterminés, trimballés inlassablement de cache en cache que furent ces tout-petits par des personnes remarquables, lesquelles avaient plus urgent à faire que les initier aux prémices du langage.

 À l’expérience, plus tard, j’ai écrit dans un travail reposant sur les identifications infantiles, qu’ainsi l’entreprise d’anéantissement des Juifs avait parfaitement réussi, comme préalable, à annihiler un fondement nodal de la psychanalyse en instaurant l’absence intégrale de structure œdipienne.

Toute “psychologie” s’ensuit.

Bref, tout cela n’est qu’une affaire de signifiants…

Pourquoi alors des êtres parlant et pensant continuent-ils sans relâche à vouloir démolir qui n’est pas soi, de même que le souhaitent en secret mais légitimement, les enfants quand très tôt ils sont déçus de ne pas être adulés comme s’ils étaient la première merveille du monde ?

Il est tout de même étrange que des êtres parlant et pensant, fonctionnant comme psychanalystes, lesquels manient par leur métier l’acrobatique clef de l’équilibre, sous quelque forme soit-il, y compris dans la maladie, pérennisent la perte de leur temps mais surtout celui d’analysantes et d’analysants, à préférer de tels agissements ?

Un exemple, il y a près de 20 ans, celui d’une collègue de la génération antérieure à la mienne, donc en âge d’être ma mère, revenue de là-bas, et à ce titre égérie pour la transmission de l’incidence sans précédent de la déportation des Juifs sur la psychanalyse, jouissant d’une audience appréciable et d’une nombreuse patientèle, elle-même analysée par Lacan - elle n’était plus analysante depuis des lunes, si elle le fut :

Elle   

Tu ne te rends pas compte des signifiants que tu portes.

Je     

– …

Elle, un moment plus tard,

 – Avec les signifiants que tu portes, pourquoi ne te suicides-tu pas ?

Je, sidérée,

– …

Au moins, c’était bien ouvertement, le cri du cœur ! Et par bonheur j’avais qui et de quoi pour accuser le coup sans sourciller.

Cette cocasserie, au fil des associations et de la machine, achève le préambule, voici tel quel mon vieux « Commentaire » de 1998.

ø

  1998-2013

 

« L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. »

Victor Hugo • L’Homme qui rit

 

Commentaire

de

 Lacan

« La Famille • 1938 »  

 

Nous n’avons pas attendu ce moment pour méditer sur les fantasmes dont s’appréhende l’idée du moi, et si le « stade du miroir » fut produit en 1936, par nous encore aux portes de la titularisation d’usage, au premier Congrès international où nous ayons eu l’expérience d’une association qui devait nous en donner bien d’autres, nous n’y étions pas sans mérite.

 

*C’est au Congrès de Marienbad (31 juillet 1936) que pris place ce premier pivot de notre intervention dans la théorie psychanalytique. On y trouvera une référence ironique pp. 184-185 de ce recueil, avec l’indication du tome de l’Encyclopédie française, qui fait foi pour la date de ces thèses. Nous avions en effet négligé d’en livrer le texte pour le compte rendu du congrès.

 

Lacan • 1966

Écrits, p. 67

Je ne donnai pas mon papier au compte rendu de ce congrès et vous pourrez en trouver l’essentiel en quelques lignes dans mon article sur « La Famille » paru en 1938 dans l’Encyclopédie française, tome de la vie mentale.**

Ib., p. 185

 

** Cf. Tome VIII, dirigé par Henri Wallon.

 

    C’est à la demande d’analystes, désireux de le faire connaître à leurs étudiants et de le travailler, que ψ [Psi] Le temps du non, qui le comptait parmi ses archives depuis fort longtemps, fut amené à mettre à leur disposition le texte intégral de Lacan, publié en 1938, « La Famille ». À noter toutefois que l’on peut facilement le trouver au rayon des Usuels dans les principales bibliothèques, et le photocopier. Une version circule depuis 1983, éditée par Navarin, rubrique des revues non répertoriées au dépôt légal, mais largement amputée des intertitres et peu conforme à la présentation originale. Se pose en effet le problème des droits de reproduction. L’héritier littéraire de Lacan n’étant pas né lors de la rédaction de cet article, il ne peut donc le co-signer, et Le Seuil n’en détient pas le copyright.

    Actuellement, ce texte n’est donc disponible que sous forme de « Document de travail exclusivement à usage interne », et ne peut être utilisé, selon le code de la propriété intellectuelle, qu’à des fins identiques à celles pour lesquelles l’œuvre originale a été créée.

     D’où ce Commentaire, dont ψ [Psi] Le temps du non ne pouvait faire l’économie, compte-tenu de son intérêt historique pour la théorie psychanalytique [1] . Sa contribution à l’Encyclopédie Française de mars 1938, au chapitre Vie Mentale dans lequel est intégré le Stade du miroir, parut un peu plus de un an et demi après que Jones a suspendu la prestation de Lacan, que ce dernier date du 31 juillet 1936. Le discours d’ouverture du Congrès de Marienbad par Jones est prononcé le 1er août, ouverture également des Jeux Olympiques d’été à Berlin. Y aurait-il eu une journée préparatoire, à laquelle Lacan aurait, sur la route des Olympiades, participé, ou ne serait-ce que l’effet d’une condensation ?

    La publication de « La Famille » en France est exactement contemporaine de l’entrée des nazis dans Vienne, le 12 mars 1938. Le 11, Freud écrivait : Finis Austriæ.

    Dans les quinze jours qui suivent, la maison de Freud est à deux reprises envahie par les S. A. et la Gestapo. Max Schur, jeune médecin personnel de Freud, distribue à Anna et Martin Freud des pilules de Véronal, au cas où ils seraient torturés ou expédiés au camp. Le Verlag est liquidé par les nazis.

    Il y a parfois de sombres coïncidences.

    Que Lacan ait négligé de donner son texte, exposé devant les freudiens pendant dix minutes en 1936, c’est vraisemblable, mais ce n’est sans doute pas par inadvertance. Lacan avait une trop haute opinion de sa personne et de sa parole pour les égarer.

    Lacan, dans les Écrits, se réfère au texte de 1938 pour authentifier celui de 1936. Sa parole, dans cette direction-là, ne peut en aucun cas faire foi, c’est toujours dans l’autre sens que ça se passe. Du plus ancien au plus récent, pas l’inverse.

    Ou alors, cela n’a pas plus ni moins de portée que n’importe quel souvenir-écran.

    « La Famille » donne le ton à ce que sera l’évolution de la démarche lacanienne par rapport et déjà, nous allons le constater, en opposition, à Freud.

    Mais, avant d’approcher ce texte, sur les avatars auxquels Le stade du miroir, inséré dans « La Famille », fut exposé, nous rappellerons tout d’abord l’observation remarquable de Marcelle Marini dans son livre Lacan, paru chez Belfond en 1986 et rarement, sinon jamais, cité, si ce n’est par Colette Rouy dans L’angoisse édifiante des gardiens de secrets ψ [Psi] Le temps du non, février 1996.

    Après la Seconde Guerre Mondiale, en 1949, Le stade du miroir, tel que dans les Écrits, paraît dans le volume 13 de la Revue Française de Psychanalyse, où figure également la Cure psychanalytique à l’aide de la poupée-fleur, de Françoise Dolto, mais pas dans le même tome. N° 1 pour Dolto, n° 4 pour Lacan.

    En 1949, les analystes juifs ne sont pas encore rentrés, certains ont disparu, d’autres se sont expatriés.

    Françoise Dolto m’a conté un jour comment la poupée-fleur, vert-salade disait-elle, avait failli ne pas exister sous sa signature. À cette époque, Lacan proposait à ses pairs des séances de rédaction de textes chez lui, chaque analyste, en principe lui y compris, étant invité à faire le point par écrit sur ses recherches en cours. Après quoi, il demandait que l’auteur lui laissât quelques temps son texte, afin d’en prendre connaissance et d’élaborer à partir de cet original.

   Ce que Dolto ne fit pas. Elle rentra chez elle, sa poupée-fleur sous le bras.

   Mais cela est de la petite histoire, d’infimes tracas. N’empêche que depuis lors, l’auteur de la poupée-fleur a toujours récusé fermement l’appropriation et l’interprétation qu’en fît Lacan, à savoir que son invention à elle s’intégrerait dans ses recherches à lui sur “l’imago du corps propre et le stade du miroir et [le] corps morcelé”. Nous pouvons trouver trace de ce désaccord dans la réponse de Dolto à Lacan au Congrès de Rome de juillet 1953, que l’on peut lire, dans les actes du Congrès, avant qu’elle ne trace le récit de la création par elle, de sa poupée-fleur :

 

Mais il y a un passage qui m’a fait de la peine. [...] C’est la façon péjorative avec laquelle Lacan parle de la mythologie de la maturation instinctive. Je ne peux pas accepter que soit discréditée cette hypothèse. Je ne peux même pas supporter qu’on ait cet air de condescendance péjorativante à l’égard de la mythologie. [...] ne venons-nous pas ici, à Rome, la ville éternelle, pour rechercher les vestiges de cette mythologie, c’est-à-dire pour trouver, par delà la mort d’une civilisation, ce qu’il y avait de vivant en elle ?

[...]

...Lacan semble ignorer tout ce qui peut se faire d’utile avec cette notion hypothétique, mais que j’estime pour ma part nécessaire, la notion de maturation affective. [...] Je pense que toute forme de langage est marquée du niveau de maturation auquel le sujet qui s’exprime est parvenu, et que le drame du névrosé est qu’il n’entend pas de réponse à ce qu’il exprime parce que son langage n’est pas conforme au niveau de maturation qu’il paraît avoir si l’on en juge par sa maturation physiologique.

 

    Trente ans plus tard, en 1983, invitée à présenter un travail personnel [2] , je saisirai cette opportunité pour demander à Françoise Dolto d’y contribuer par un texte, que j’intercalerai dans cette conférence.

    Texte qui ne parut hélas qu’en 1992, dans ψ [Psi] Le temps du non [3] . Il commence ainsi :

 

Je dis que lorsque Lacan croit que l’enfant - qu’il décrit dans une assomption jubilatoire - se réjouit de voir l’image de lui-même dans le miroir, et que cela le structure dans son unité, il se trompe.

 

     Selon François Perrier, cet extraordinaire succès qu’eut le stade du miroir, relève d’une Idéographie onirique [4] :

 

...modèle spéculaire, idéologie de l’image du corps et de sa structuration qui en passe également par la théorie du Moi et du narcissisme, le piège gît dans cette tendance toujours renouvelée à phénoménologiser l’expérience analytique, la ré-imaginer avec l’espoir de la fixer comme on fixe une photo, ce qui n’est après tout que le processus conservateur, au sens politique du terme.

 

    Nous voici donc, depuis un demi-siècle, quelques uns sur trois générations d’analystes, à nous montrer relativement réservés devant ce stade du miroir, moment génétique selon Lacan, qu’il déclare être le texte pivot pour inaugurer son entrée sur la scène analytique.

    Et une pratique assez longue, des échanges cliniques, des apports réciproques, nous ont amenés à reconsidérer les assertions de Lacan, agréées bien souvent par son auteur soi-même suivi de ses disciples, comme le seul ensemble théorique, la seule doctrine, qui tiendraient après Freud. Or, il se trouve que nous ne nous alignons pas forcément sur ces thèses qui consistent bien souvent à réviser Freud dès 1938, manifestement sans l’avoir lu, et nous apprécierons le peu de noblesse des vocables avec lequel s’édictent ces “révisions” dans un moment pareil, quand Freud et avec lui les analystes juifs de la terre entière, ont la parole coupée et la mort aux trousses.

    L’opportunisme ne connaît pas de frontières, si bien que des décennies plus tard, l’eau ayant coulé sous les ponts, Lacan déclamera d’amphigouriques et grotesques mots d’ordres de “retour à” etc. 

    Ce qui surprend immédiatement, c’est d’emblée la terminologie retenue pour inaugurer les têtes de chapitre de « La Famille » : 1 - Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale. 2 - Les complexes familiaux en pathologie.

    Rien de moins freudien.

    Le terme Complexe chez Freud, n’est jamais isolé, il réfère toujours et seulement au Complexe d’Œdipe - Œdipuskomplex. Il apparaît, semblerait-il, pour la première fois en 1908 [5] , dans Sur un type bien particulier de choix d’objet chez l’homme. Dès lors, Œdipuskomplex sera employé par Freud en tant que Complexe nucléaire, Kernkomplex, de la névrose, comme on dirait entrelacs d’éléments apparentés, intrication de facteurs interactifs... Ce concept aura, pour Freud, une application unique.

    Bien qu’il ne soit certes pas impossible que cette dénomination de Complexe ait été importée par le Docteur Jung ou qu’elle ait transité par le vocabulaire au choix, de la physiologie, de la pathologie, de la chimie ou des mathématiques, ce qui importe, c’est l’usage qui en sera fait. Pour Jung, les complexes seront les fourre-tout de la névrose. Et c’est à Jung que Lacan emboîtera le pas.

    Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire en 1967, Fédida en 1974 dans son Dictionnaire de la Psychanalyse, font état de l’embarras causé par cette notion, devant laquelle Freud s’est toujours montré distant, et relèvent quelques unes de ses remarques :

 

...un mot commode et souvent indispensable pour rassembler de façon descriptive des faits psychologiques. Aucun autre terme institué par la psychanalyse pour ses propres besoins n’a acquis une popularité aussi large et n’a été plus mal appliqué au détriment de la construction de concepts plus précis.

 

    Dans une lettre à Jones :

 

Le complexe n’est pas une notion théorique satisfaisante.

 

    Dans une autre, à Ferenczi :

 

Il y a une mythologie junguienne des complexes.

 

    Tout au long du texte de Lacan, nous rencontrons des termes tels que Complexe(s), archétype, frustration, concepts issus du vocabulaire, familier de Lacan depuis 1933, de l’École de Zurich, plus spécialement et largement développés par Jung [6] . Nous y croisons même la scotomisation, apport de Laforgue récusé par Freud.

    Quant à celui de race, il est vrai que l’école publique et républicaine, par ces temps terribles, l’enseignait en géographie humaine. Il persiste néanmoins dans « La Famille » après 1949, qui est un article bien documenté auprès des maîtres de Lacan en psychiatrie et autres savants, de Mélanie Klein, Adler, Janet, Bachelard, Hegel - antisémite courant si l’on se réfère à son « De l’Allemagne » et à la “philosophie obscure et délirante”, selon Freud...

    Mais c’est avec beaucoup de difficulté que l’on y décrypte une véritable lecture de Freud, encore moins une connaissance de sa mise en évidence de l’inconscient et de sa patiente élaboration qui sont, par Lacan, qualifiées grossièrement de “divinations”. Pourquoi pas de... divagations !

    D’entrée de jeu, on en comprend mal la nécessité, Lacan se place en concurrent de Freud. Était-il froissé de ce que Freud ait accusé réception de l’envoi de sa thèse de psychiatrie par une carte de visite polie... Quoiqu’il en soit, ici, Le psychanalyste, c’est déjà lui, Lacan. Il ne se présente pas encore comme incarnant La psychanalyse, cela viendra plus tard, mais c’est tout juste : Freud n’est pas mort.

    Lacan expose donc ce qu’il assure être son invention déterminante pour l’avenir de la ψA, le « complexe du sevrage » qui conditionnerait les aspects principaux de la névrose. Le « complexe du sevrage » libérerait la psychanalyse du préjugé biologiste de Freud d’un instinct de mort. Ainsi, écrit-il, en totale contradiction avec l’hypothèse freudienne :

 

La tendance à la mort, s’explique de façon satisfaisante par la conception que nous développons ici, à savoir que le complexe, unité fonctionnelle de ce psychisme, ne répond pas à des fonctions vitales mais à l’insuffisance congénitale de ces fonctions.

 

    Saluons au passage la modestie scientifique du chercheur Lacan...

    Ce « complexe du sevrage » caractériserait cette période où l’infans nous a semblé, chez Lacan, assez proche de la larve, de par son état végétatif. C’est pourquoi, dit-il :

 

Nous ne parlerons pas ici avec Freud d’auto-érotisme, puisque le moi n’est pas constitué, ni de narcissisme, puisqu’il n’y a pas d’image du moi : bien moins encore d’érotisme oral, puisque la nostalgie du sein nourricier, sur laquelle a équivoqué [sic !] l’école psychanalytique, ne relève du complexe du sevrage qu’à travers son remaniement par le complexe d’Œdipe.

 

    Mis à part que l’infans ne serait donc pas concerné par le monde de la parole, mis à part sa méconnaissance surprenante de la théorie freudienne, nous retiendrons l’élégance avec laquelle Lacan tient la psychanalyse en estime.

    Ainsi, d’un bout à l’autre, Lacan continue de nous promener parmi ses excentricités théoriques. Selon lui, d’ailleurs, le mot complexe aurait été défini par Freud et serait la cause des formations de l’inconscient - actes manqués, rêves, symptômes -, et son élément fondamental en serait l’entité appelée imago.

    La phase enfantine, désignée alors par les analystes comme sadique-anale, est ici qualifiée par Lacan de sado-masochiste. L’apparition du fort-da enfantin, tout comme avait été dénigrée l’hypothèse de la pulsion de mort, est ici réduite au malaise qu’aurait suscité le sevrage... et son complexe.

    Après un passage important, relatif à la jalousie infantile, dont il ne cessera d’affiner la théorie, Lacan nous propose la :

 

révision [sic] du complexe [d’Œdipe] qui permettra de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la névrose contemporaine.

 

    Voici comme il faut s’y prendre avec ce complexe d’Œdipe-là, car c’est en son cours que se produira :

 

...un refoulement de la tendance sexuelle qui, dès lors, restera latente - laissant place à des intérêts neutres [sic !], éminemment favorables aux acquisitions éducatives - jusqu’à la puberté ; d’autre part [la tension se résoudra] par la sublimation de l’image parentale... [...] Ce double procès a une importance génétique fondamentale, car il reste inscrit dans le psychisme en deux instances permanentes : celle qui refoule s’appelle le surmoi, celle qui sublime, l’idéal du moi. Elles représentent l’achèvement de la crise œdipienne.

 

    Je ne poursuivrai pas par le menu, mais noterai tout de même qu’un peu plus loin, Lacan confond une supposée théorie de la famille qui aurait été définie par Freud, je n’ai pas trouvé où, avec le “roman familial” ; qu’il considère comme un abus le saut théorique par Freud, avec ses intuitions trop hâtives, d’un mythe du parricide originel, construction ruinée par les seules pétitions de principe qu’elle comporte et autre genèse, par Freud, du fantasme de castration chez la petite fille, fantasme qui :

 

pour trouver un fondement dans l’identification, requiert à l’usage une telle surcharge de mécanismes qu’elle paraît erronée.

 

    Passons. Sauf sur ceci, où Lacan attribue, avec parfois l’introduction de termes trop élogieux pour être honnêtes, la naissance de la ψA au fait que :

 

Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne - alors centre d’un État qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées, des derniers groupements agnatiques des paysans slaves aux formes les plus réduites du foyer petit-bourgeois et aux formes les plus décadentes du ménage instable, en passant par les paternalismes féodaux et mercantiles - qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé [sic !] le complexe d’Œdipe.

 

    Et voilà que chemin faisant, « La Famille » nous entraîne sur la pente de l’inconscient collectif junguien, sur celle de la sublimation collective, la névrose étant posée-là comme une entité sociologique, sous l’appellation de “névrose contemporaine”.

    La lecture attentive de ce document nous laisse perplexes, car il semblerait que l’intention de Lacan à l’époque, consciente ou pas, fut de scier à leur base les colonnes de l’édifice freudien ; et fut de mettre toute son intelligence à l’œuvre pour tenter d’effacer Freud et de faire ainsi échouer une potentielle transmission de la ψA.

    Et ce, en plein dans les années 36/38. Compte-tenu de l’influence qu’il exercera en France auprès de l’intelligentsia, on aurait souhaité, à l’entrée des nazis dans Vienne et chez Freud, un Lacan capable de prévoir la portée de ses dires, avec leurs conséquences pour la ψA. Quoique, Anna Freud invectivée par lui en termes de “chiure de mouche”, ça, date de 1974.

Qui est la mouche ?

Alors, déjà en 1938...

    Par contre, ce texte témoigne ici avec d’autres que, pour ce qui est de la connaissance, par Lacan, de la paranoïa, en 1938 comme en 1931, puis au long cours de sa carrière, elle était formidable.

   

M. W.

Septembre 1998


[2] Micheline Weinstein, « De l’embryon à l’homme, la conquête du monde ». Sur le site,

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/dembryonahomme.html

suivi de « Autour du miroir », contribution de Françoise Dolto,

http://psychanalyse.et.ideologie.fr/livres/dolto.html

[3] In ψ [Psi] Le temps du non n° 14, Montée au Struthof, juin 1992.

[4] François Perrier, « Les corps malades du signifiant, Le Corporel et l’Analytique, Séminaire 1971/1972 », InterÉditions, coll. L’Analyse au singulier, Paris, 1984, 320 p.

[5] Il n’apparaîtra dans les Trois Essais qu’en 1920, lors de la quatrième édition.  

[6] Cf. Micheline Weinstein, « Travaux • 1967/1997 », Nouvelle édition, sept. 1998, 170 p. Voir notamment dans ce livre les passages concernant l’interruption par Jones en 1936, le départ de Lacan aux Jeux Olympiques de Berlin, l’antipathie d’Anna Freud et de quelques autres depuis ce jour.

ø

 
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
1989 / 2013