Psychanalyse et idéologie

Thierry Peyrard • Montée au Struthof

ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

ø
  © Thierry Peyrard - ψ [Psi] LE TEMPS DU NON / 17 mars 1991

Montée au Struthof - Notes

9 H 26. Ciel gris et bas sur la vallée de la Bruche. Je descends du train de Saint-Dié. Avant d'entreprendre la randonnée qui me mènera au camp du Struthof, je m'arrête à la "Taverne de la bière". Intérieur partiellement lambrissé, humide, petites fenêtres à verre cathédrale. Au bar, quelques hommes, tournant le dos à la porte, discutent mollement en dialecte ou en français composite.

Le sentier commence derrière l'église de Schirmeck,. dont le clocher a été réalisé avec les dons des "jurés bourgmestres et des bourgeois décimateurs". A côté, bâties au XIX° siècle, une de ces "salles d'asiles" - futures écoles maternelles - due au comte de Paris, et une salle d'éducation populaire due au duc d'Orléans.

Le sentier grimpe d'abord en lacet. Le club vosgien l'a aménagé avec des bancs, des points de vue. Puis il s'enfonce dans la forêt et s'élève peu à peu. C'est par ces chemins que les déportés montaient de Rothau. Eux, qui aménagèrent une route carrossable, firent toujours le trajet à pied.

Quatre cent mètres plus haut et deux heures plus tard, j'arrive à la "chambre d'asphyxie". C'est une maison d'apparence presque banale, ne serait un tuyau métallique qui sort sur le côté. Un mécanisme visible le long du mur permet de faire coulisser un volet habituellement fermé. Le but de cette cheminée dénaturée était d'empêcher les gaz de sortir. Elle était ouverte une fois le travail exécuté.

Le Struthof n'était pas un camp d'extermination. Situé assez loin du camp, la chambre à gaz aurait été utilisée ponctuellement, en particulier pour des femmes destinées aux expériences du Professeur Hirt, dermatologue de l'Université de Strasbourg et médecin du camp.

Encore un petit quart d'heure et je débouche sur le parking qui précède le camp. Je remets mon pull-over, range carte et gourde et me dirige vers le guichet caché sous les arbres. Le camp a été transformé par le Ministère des Anciens combattants en Mémorial national de la déportation. Parking et place d'entrée portent le nom de généraux français morts déportés.

Deux portails successifs renforcés de barbelés, surmontés d'un mirador, ferment le camp. A côté, en contrebas, luit en permanence une lanterne. Elle signale l'emplacement d'un verger, celui du directeur du camp, où étaient épandues les cendres des déportés.

De l'entrée, tout le camp est visible : huit terrasses à flanc de montagne, formant un V très évasé, enserrées dans une double barrière barbelée, où sont plantés huit miradors trapus, recouverts de bois de haut en bas. Chaque mirador peut surveiller l'ensemble du camp. Sur seize baraques, deux par terrasse, quatre seulement ont été conservées : en haut celle de l'administration, devenue musée, et la cuisine ; en bas la prison et le four crématoire. Toutes étaient construites en planches fixées à clins, sans étage. Les entrées, sauf celles du bas, étaient tournées vers la pente, face au nord de sorte que la surveillance, l'arrivée du froid étaient rendues plus commodes pour l'administration SS.

La première baraque est donc maintenant aménagée en musée, que l'on parcourt avant d'être appelé pour la visite. Dans l'entrée, une citation de Simone Weil, une d'Edmond Michelet, des appels à ne pas oublier. Une plaque sollicite de se souvenir de ceux qui sont morts pour la liberté. Pourtant, beaucoup, parce qu'ils se trouvaient là à un mauvais moment, ne sont pas morts pour, mais à cause de quelque chose : "race", religion, obsessions diverses des nazis...

La baraque d'origine a brûlé en 1976 et les incendiaires n'ont jamais été retrouvés. Indifférence ou incompétence peut-être, mais surtout, difficulté : ils ressemblaient probablement à la plupart d'entre nous.

L'exposition, reconstituée à base de photos et de documents, retrace la genèse des camps et leur fonctionnement. Au début, images du putsch de Kapp (1920), propagande antisémite de toutes provenances, affiche de la campagne électorale du NSDAP en 1932 sur laquelle on voit un fier aryen dominer un prolétaire à casquette et au gros nez, qui se cache derrière son bilan : Sozialabbau, Hetze, Lüge, Terror, Korruption (dégradation sociale, provocation, mensonge, terreur, corruption - thèmes décidément récurrents des droites).

Ensuite, apparition des premiers camps, et leurs développements selon les conquêtes. Des panneaux détaillent l'organisation du système concentrationnaire : organigramme de la SS, fonctionnement des camps, répartition des kommandos dans toute l'Allemagne nazie, visites-surprises de Himmler et de ses adjoints (sourires et poignées de mains), photo de groupe de l'état-major de la SS en France. Au-delà de l'uniforme, visages plutôt ordinaires, ni meilleurs, ni pires que sur une photo d'entreprise, de promotion, ou de services administratifs.

Des panneaux détaillent les procédures de destruction de la personnalité, depuis le nettoyage des trottoirs par juifs et opposants pendant la prise du pouvoir, jusqu'aux camps. Identités réduites à un signe et un numéro, appels répétitifs, volonté délibérée et permanente de nier l'humanité même du déporté. Ils rappellent également l'utilisation des déportés pour l'industrie de guerre : entrée des tunnels des usines de Peenemünde avec évocation des activités du Professeur Von Braun ; extraits de lettres de Bayer établissant commande de 120 femmes pour expériences (livraisons renouvelables contre paiement, remerciements au directeur du camp).

Une salle est consacrée au camp du Struthof, avec notamment des dessins réalisés par un prisonnier sur la vie du camp, des extraits de la déposition du directeur ("Je n'ai pas de remords, j'ai été élevé pour ça").

Enfin une autre est réservée à la présentation des principaux camps. Auschwitz est considéré comme camp de concentration, bien que l'extermination ne soit pas omise (huit millions de personnes sont arrivées, quatre seulement sont enregistrées).

Un panneau montre les camps d'extermination. Là, pas de baraques pour les déportés, seulement celles nécessaires au fonctionnement du système.

Des cartes illustrent les déplacements erratiques des déportés en 1945, alors que s'effondre le nazisme : trajectoires heurtées, telles des billes de billard mécaniques, mues par des impulsions incompréhensibles telles la foi en la possibilité d'un réduit, d'une ultime contre-offensive victorieuse, la volonté de préserver de la main-d'oeuvre dans ce but, le désir de cacher l'existence de ces camps. Immuabilité du fonctionnement d'une administration accrochée à sa raison d'être, obsession de l'honneur de poursuivre la tâche dans la mort.

L'image d'un grand concert, donné en avril 1945 pour l'anniversaire du führer, en présence de tous les dignitaires dans Berlin assiégé, passe devant mes yeux..

Les explications, sobres et sans pathos, sont écrites à l'encre sur des cartons. Elles donnent l'impression d'avoir été réalisées à la va-vite car de nombreuses fautes ont été corrigées par des ratures et des surcharges, notamment dans la dernière salle.

Par haut-parleur, on nous appelle pour la visite. Un gardien ouvre une porte barbelée et nous quittons l'administration pour entrer dans la partie du camp où vivaient et mouraient les déportés.
Les visiteurs sont nombreux et variés, de toutes classes et régions, de tous âges, près d'une centaine par visite. Quelques très jeunes enfants, un handicapé dans son fauteuil.
Le guide expose sans concession l'histoire et les conditions de vie du camp. Son discours est soigneusement "calibré" : jamais il ne dit allemand, mais tou-jours nazi, pas une fois il ne prononcera le mot juif, mais parlera "de toutes confessions", la croix est citée comme symbole de la souffrance. Quand il par-lera des tziganes et des homosexuels, il les assimilera aux asociaux. Or, pour les nazis, les asociaux constituaient une catégorie, comme la catégorie des droits communs, celle des politiques, celle des juifs, et donc, celle des tziganes et celle des homosexuels (nomenclature non traduite reproduite dans le musée).
Ce discours, comme la présentation des faits et des lieux, reproduit celui de la république à la française : religions, “races”, idées ne sont pas niées, mais considérées comme des données privées qui sont fondues, dépassées dans le ras-semblement du peuple, uni par le partage d'idéaux communs fixés dans la Constitution et les déclarations des droits. Le premier idéal est bien sûr la liberté, rappelée dès l'entrée du Mémorial. Liberté en général et sans frontière, même si, dans le cours de la visite, elle se confond et se limite parfois à celle de la France. Tension féconde, inhérente à cette conception.
Au-dessous de la terrasse où nous sommes accueillis, une deuxième, et sur cette terrasse, une potence. A côté, une plaque à la mémoire des étrangers morts pour la France dans le camp. A la place des baraques démolies, du gra-vier rose et une plaque. Les différentes terrasses sont reliées par de solides es-caliers en granit vosgien. Les déportés chargés des bouteillons de soupe de-vaient les descendre. Quelquefois, des bandes les attendaient pour les renverser et laper leur soupe à même le sol.
Nous descendons une pente que longe en contrebas la clôture du camp. Des déportés passaient là avec des brouettes. De temps à autre, des kapos bouscu-laient l'un d'eux, qui tombait ainsi dans la zone interdite, le long des barbelés. Il était immédiatement mitraillé par les sentinelles et sa ration venait améliorer l'ordinaire du kapo et des soldats.
Visite de la prison, seule baraque en dur avec le crématoire. A l'entrée, salle d'interrogatoire, avec chevalet de bastonnade. Un réduit destiné, en principe, à un poêle, flanque chaque cellule où les SS enfermèrent, entassèrent les “punis”.

Le four crématoire occupe le centre de la baraque suivante, au-dessus de la morgue, dans laquelle les morts étaient amenés. Puis on les hissait par un monte-charge. Un palan permettait ensuite des les enfourner. La combustion chauffait un ballon d'eau pour les douches des SS, situées dans une salle mitoyenne. Derrière le four, trois crochets fixés au plafond permettaient les pendaisons discrètes. La trappe était remplacée par un tabouret. A cause de la faible hauteur, les vertèbres cervicales ne se brisaient pas toujours, beaucoup mouraient par étouffement. Les cendres étaient déversées dans la fosse à purin voisine. Un peu de chaux provoquait l'apparition d'un dépôt superficiel. On dit que les cendres étaient expédiées en Allemagne pour faire du savon. A côté, une salle d'exécution, au sol en pente vers un puisard : les soldats français qui entrèrent les premiers dans le camp trouvèrent murs et sols tachés de sang et de lambeaux de chair.
Un peu plus loin, le "Revier" destiné essentiellement à des expériences médi-cales. Les seules femmes qui vinrent dans ce camp, réservé aux hommes, y fu-rent amenées pour ça. Bureaux du professeur et de ses secrétaires, salle de dis-section avec sa table en ciment creusé de rigoles, chambres avec châlits super-posés.
Dans le camp, tout a été bâti, conçu, en fonction des besoins : surveillance, répression, dépersonnalisation et exploitation du matériel humain. Economie de moyens, programme rigoureux pour une architecture strictement pertinente.
La visite se poursuit devant la fosse, en contrebas des dernières baraques. Une croix surmonte quelques plaques commémoratives, américaine, anglaise, israélienne, soviétique. Le guide nous invite à un instant de recueillement.
Grande proximité avec les attitudes religieuses : la démarche de venir (de "monter" dans mon cas), de faire le tour en tenue correcte et en collectivité, évoquent le pèlerinage. Fait universel, dans les religions du Livre notamment, ils ont souvent pour origine un martyr. Le lieu en devient alors sacré, par le souvenir, et surtout par le contact avec l'au-delà. Le trajet pour l'atteindre, la communauté rassemblée, éventuellement la fête, tout cela favorise un ressour-cement de la foi.
Au Struthof, la transcendance n'est, par principe, pas envisagée. Toutefois, la visite n’a pas été conçue, coordonnée par des hommes capables de se résoudre à limiter ce lieu à la présentation de l'activité du mal, de la rationalité destruc-trice : la référence au sacrifice pour la liberté (l'invocation) sert de réponse, de nouveau départ. Le recueillement demandé n'est pas seule contemplation, mais rencontre, non avec une personne transcendante, mais avec ceux dont la mort (le sacrifice) sert leurs successeurs. Nulle part dans le Mémorial - est-ce une intention rédemptrice - il n'est fait allusion, dans mon souvenir, à la Collaboration. Il s'agit plutôt de créer la filiation, le rassemblement autour de sacrifices qui ne sauraient avoir été vains.
Le christianisme - religion dont étaient proches S. Weil et E. Michelet, les deux auteurs cités à l’entrée du camp -, marque les symboles utilisés, mais, au- delà de la probable confusion ou même d’une tentative de récupération, ces symboles sont transposés. La transcendance est gommée et, en quelque sorte, universalisée : les tombes de la nécropole, contrairement à celles des cimetières, portent toutes des croix (symbole de la souffrance et de la mort), quelle que soit la religion du défunt. Une double tension, là aussi féconde, surgit : entre laïcité et religion d'une part, entre foi et doute d'autre part.
La visite terminée, chacun remonte plus ou moins vite là-haut vers la sortie du camp, où le guide tend la main.
Juste au-dessus du camp, une nécropole regroupe 1.210 tombes de déportés ramenés d'Allemagne. Chacune porte une croix, avec le nom, la mention "déporté politique" ou "déporté". Là apparaît une distinction, marquée par un vide, une absence. Toutes les tombes portent également la mention "Mort pour la France", suivie d'une date. Beaucoup sont morts plusieurs semaines ou mois après la libération des camps et la fin des combats.
De là, comme de tout le camp, le regard porte plus volontiers au loin. Ciel, aujourd'hui gris et lourd, Vosges couvertes de sombres forêts de sapins et de mélèzes, et en bas, dans une échancrure, un morceau de route, quelques mai-sons. La vie "normale". En quelques instants, une neige de printemps, humide et drue, se met à tomber. L'horizon disparaît, se referme sur le camp.
De ce site partaient des kommandos pour exploiter la carrière, creuser la route, couper des arbres. Je marche en empruntant sans doute les mêmes che-mins, mais je porte de bonnes chaussures, un anorak étanche et chaud. Même si je m’imagine chaussé de sabots, vêtu de drap ou bien d’un uniforme, ce qui s
17 mars 1991e passait ici demeure pour moi incompréhensible, inconcevable, incommunicable.
Tout à l'heure, dans quelques heures, je retrouverai la vallée et le soleil, le bruit d'une fête foraine. Je ne raterai pas le train de 17 h 13.

T. P.

 



                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2016