Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein • L’affront fait à Freud

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

© Micheline Weinstein / Juin 2008

L’affront fait à Freud

ou

La psychanalyse en France comme “Paillasson” de la psychanalyse à l’américaine et ses suites

[Comme on dit “Le bœuf en daube”]

ø

« Toute interprétation livrée aux journalistes et aux lecteurs reste dans le champ de l’interprétation sauvage. »

 

par

 

Jacques Sédat

 

Auteur de « Comprendre Freud » • Armand Colin, 2007

 

Lorsqu’on a élu un président qui ne fait pas mystère de sa vie privée, qui sait parler avec des accents de sincérité, d’indignation ou de complicité selon ses interlocuteurs, la tentation est grande de glaner indiscrétions, confidences et rumeurs pour interpréter ou juger, à l’aune de sa subjectivité, même quand on est psychanalyste. Sortir de la sphère politique où doit se jouer l’action publique conduit à une dépolitisation de la pensée. Cet effacement de la différence entre les sphères publique et privée est reconduite par certains psychanalystes qui prétendent saisir le politique à partir du privé ou qui occupent une position politique, au risque de classer les hommes politiques selon leurs affects.

Certains peuvent donner leur interprétation sur tout fait culturel et confisquer la parole de l’autre pour l’interpréter. Du diagnostic au verdict, de l’interprétation au jugement, de l’opinion à la prétention de dire la vérité : autant de dérives qui n’ont pas leur place dans une démarche psychanalytique. Toute analyse médiatisée reste dans le champ de l’interprétation sauvage, n’engageant que celui qui en prend le risque, dans une illusion de toute-puissance qui flirte avec cette volonté de puissance qu’on prétend dénoncer chez les autres. Alors que le divan donne la parole à l’autre, le divan généralisé en scène publique confisque la parole de l’autre pour l’interpréter, comme les marionnettes qu’on fait parler.

C’est oublier le sens ultime du « Malaise dans la culture » que diagnostiquait Freud : « Fusionner avec autrui, être en indivision avec lui » par horreur d’être ou de penser seul. C’est-à-dire penser pour l’autre et donc le penser. C’est aussi attendre la parole d’un oracle qui penserait à notre place.

L’une des formes les plus subtiles de la violence, aujourd’hui, ne serait-elle pas la violence de l’interprétation, mettre ses mots dans ceux de l’autre ?

 

Propos recueillis par Jean-Michel Décugis dans LE POINT du Jeudi 29 mai 2008, intitulé « Sarkozy et les psys ». Publié ici avec l’autorisation de l’auteur.

ø

Ma lettre à Jacques Sédat, pour lui demander de nous donner l’autorisation de publier ses propos recueillis en un “billet” dans Le Point, était en fait un petit mémoire, une sorte de court panoramique sur, disons, la vulgarité, autrement dit sur la seule notion qui me vienne à l’esprit aujourd’hui, incompatible aussi bien avec la personne de Freud qu’à son œuvre, indissociable, la psychanalyse.

Jacques Sédat a l’habitude. Après Françoise Dolto et François Perrier, il est celui qui connaît le mieux mon itinéraire professionnel, à partir de signifiants biographiques et historiques bien précis, qui sait les interrogations rencontrées durant des lunes, les effrois, les obstacles et les menaces de découragement qui s’ensuivent.

Mais avant de développer brièvement quelques aspects de la vulgarité - j’avais écrit récemment mes impressions sur la chose, elles sont sur le site, où tout est toujours dit avant tout le monde, et tous les titres repris les uns après les autres dans la presse, entre 3 jours et une semaine après publication, il suffit de se reporter aux dates -, je remercierai d’abord Rama Yade, pour avoir trouvé le mot juste au juste moment, sortant in situ un « Paillasson » négligé jusqu’alors, cet objet sur lequel “on” s’essuie les pieds quand “on” est bien élevé.

D’abord, une première ratée, le titre du Point : « Sarkozy et les psys ». Il me semble que, quand les “psys” se mêlent de donner leur pédant avis public sur la chose privée, le titre juste, évident, eût été : « Les psys chez Sarkozy ».

Curieusement, ces avis publics, à l’image de leurs programmes par les responsables politiques, sont mots pour mots identiques, quels que soient les médias dans lesquels ils apparaissent. Tout le monde copie tout le monde, glanant - pour rester polie - des mots, des bouts d’idées, des infos tronquées de leur contexte, des intitulés, sur Internet, se les passant ou non (“c’est Moi qui ai trouvé le preum !”), par mails, SMS et mille autres sigles.

Une exception, histoire d’en rabaisser les qualités, “on” ne glane pas chez Olivier Besancenot face auquel, bien qu’il se présente, avec une sincérité hors de toute mise en doute, comme n’ayant aucun goût pour le pouvoir, “on” re-brandit depuis peu dans la presse le chiffon sanglant en la perspective de voir subrepticement rôder derrière sa conception de ce que serait une république, le spectre opaque et terrifiant du stalinisme, de la dictature. Pourtant, Besancenot ne s’attarde pas sur des joutes assez peu documentées de vocabulaire, il appelle un chat un chat, ou encore le capitalisme, capitalisme.

Quelques autres menues ratées linguistiques maintenant. Il arrive que certains bavardages frisent la calomnie. “On” insiste, depuis le remariage du Président de la République, sur l’intelligence, incontestable d’ailleurs, de sa nouvelle épouse. Mais “on” insiste si pesamment que, a-contrario, cela insinuerait presque que la précédente ne l’était pas. Nous pouvons par ailleurs lire dans la presse ce nouveau slogan selon lequel un conseiller privé du Président est “maurrassien”. N’aurait-il pas été plus simple de s’adresser d’abord directement à l’intéressé involontaire, prendre intérêt à son parcours, à son évolution ? François - Comte de - La Roque, initiateur des “Croix-de -feu”, le fut. Puis, résistant, fut déporté en Allemagne. En octobre 1939 - j’exhume indéfiniment mes archives, ici extraites d’un texte écrit en 1994... - le seul quotidien français ayant accepté de mentionner la mort de Freud, grâce à “Notre chère Princesse” Marie Bonaparte, fut le journal Marianne de l’époque,

 

Marie Bonaparte

 

Mort de Freud le 23 septembre 1939

 

Article paru dans Marianne le mercredi 4 octobre 1939

 

 

Parmi les nouvelles des fronts de combat, à l’heure où s’ouvrent si larges à tant de jeunes gens les portes de la Mort, l’annonce de la disparition d’un vieillard est venue émouvoir la conscience universelle. C’est que celui qui vient de fermer à la lumière ses yeux profonds était l’un des plus grands parmi les hommes. Il fut de ceux dont chaque siècle ne voit naître que quelques-uns et l’univers, bien qu’absorbé actuellement par la violence et la destruction, ou tendant ses efforts afin d’y parer, a senti passer, avec le souffle de la mort qui faucha Freud, celui de la haute et calme grandeur.

Descendante moi-même d’une lignée qui donna au monde l’un de ses plus grands conquérants, mais fille d’un petit-neveu de l’Empereur qui se voua aux œuvres de la pensée, j’ai, depuis l’enfance, appris a estimer plus haut que les actions de force et de puissance les conquêtes spirituelles, et c’est sans doute ce qui me porta, sur le déclin de ma vie, vers Freud, dont je m’enorgueillis d’être la disciple. Certes la force est nécessaire aux peuples Pour se défendre ;contre les entreprises de la violence, mais la fleur de l’esprit humain ne s’épanouit que dans l’atelier de l’artiste ou le laboratoire du savant.

Or, le laboratoire ou Freud accomplit ses découvertes, en est-il de plus magnifique : l’âme humaine, l’âme de nous tous, aux secrets jusqu’à lui inexplorés ? Les mystères du rêve, les mystères des maladies de l’âme, les mystères du sexe et les miracles par lesquels se muent nos instincts les plus animaux en nos plus hautes valeurs morales, culturelles, religieuses, sous l’influence de cet alambic qui a nom “ civilisation ”, voilà ce que nous révéla Freud.

Œuvre le plus souvent incomprise! La matière étudiée par Freud les instincts, les forces animales, barbares, sexe et agression, hantant le tréfonds de nous tous, ainsi que leurs transformations. L’instrument d’investigation : la raison, notre raison spécifiquement humaine aboutissant, par cette investigation et par la connaissance, à la maîtrise justement de ces forces archaïques. Or le public confond souvent la matière avec l’instrument et il s’est même trouvé hier un journaliste français pour accuser Freud d’avoir “glorifié” l’instinct et par-là préparé l’avènement du nazisme !

Hélas ! Parmi les persécutés par le barbare credo pangermaniste actuel, Freud fut l’un des plus visés parce que l’un des plus grands. La culture allemande est aujourd’hui exilée d’Allemagne, d’une Allemagne où ne retentit plus, depuis mois après mois déjà, que le bruit des bottes, le roulement des tanks ou des canons, le vrombissement des avions.

Avec un Einstein, un Thomas Mann et d’autres, Freud, pourchassé dans sa pensée, ayant vu détruire ses livres par milliers, avait dû, l’an passé, prendre le chemin de l’exil. A quatre-vingt-deux ans il quittait sa patrie, Vienne, où s’était écoulée toute sa longue vie de famille et de labeur et, avec les siens, il s’établissait en cette libérale Angleterre qui gardera l’honneur d’héberger, après son dernier exil, ses cendres.

Les cendres de ce corps menu qu’anima une si haute flamme reposeront non loin des restes d’un Newton ou d’un Darwin. Et à juste titre : la hardiesse de ces trois grands génies fut égale, que l’esprit du premier se soit élancé vers les astres, du second vers l’évolution millénaire de la vie, du dernier enfin vers les abîmes inondés de l’âme humaine.

 

 

Accessoirement : “on” a appris aux jeunes à nommer “musique” des formes d’expressions sonores parfois superbes, parfois allant jusqu’à l’assourdissement véritable. Dans un registre plus spécialisé, la radio, “on” emprunte aux vocables de la psychiatrie : voilà qu’un matin, allumant France-Musique pour me délasser, j’entends un commentateur gloser sur la “névrose” de Hændel, la couleur “maniaco-dépressive” mais non “psychotique” de l’œuvre qu’il présentait... Nous vient alors à l’esprit une pensée nostalgique pour Molière, suivie d’une seconde, pour son prédécesseur, Rabelais, décrivant, dans une langue inégalée de comique, la pédanterie ridiculissime du jargon des étudiants du Quartier Latin de son époque. Pour en revenir à l’émission en question, j’ai coupé net, me privant de la suite d’un nouveau catalogue nosographique, appliqué à l’œuvre d’art, et ai placé un CD / Mozart par Clara Haskil sur le plateau.

Ainsi, de nos jours, journalistes et autres intellectuels instruits par les “psys” pérorent à tous vents sans avoir aucunement vérifié la signification de ce “narcissisme” qu’ils prêtent au Président de la République. Nous ne pouvons que rester consternés par l’indigence de leurs professeurs de “psy”.

Le “narcissisme”, en psychanalyse est, soit une pathologie grave, auquel cas, il enferme le sujet dans son “bunker”, nous n’avons plus aucun lien social avec lui, le plus souvent il peuple les institutions psychiatriques ; soit, le narcissisme n’est qu’une caractéristique dominante dans la personnalité d’un sujet, lequel se satisfait, dans une passivité totale, d’être persuadé qu’il est le centre du monde, ce pourquoi l’érotomanie le guette comme un appât, qu’il est admiré par chacun et par tous. Ou alors, à l’opposé, le sujet s’isole, mais partiellement, d’autrui quand il est dominé par le masochisme. Dans tous les cas, sa vie se résume à ne jamais RIEN faire, il n’agit pas, n’est investi que par soi-même et considère autrui, quel qu’il soit et quelle que soit sa position hiérarchique, réelle ou supposée, comme son domestique. C’est toute la différence avec le terme courant de “surcompensation” par exemple, où le sujet tend, d’une façon souvent émouvante, à se défendre de ce qu’il n’aime pas en lui, voire de ce qu’il hait en lui, et ferait n’importe quoi pour être aimé, y compris distribuer la Légion d’Honneur à tort et à travers.

“On” se dit “décomplexé”. Ce qui signifie ? Que les hommes d’État précédents étaient “complexés” ? Freud avait choisi le terme de complexe à partir de Sophocle, pour nommer le Complexe d’Œdipe, ce complexe assez proche de ce que l’on nomme en mathématiques un “nombre complexe” : en partie réel, en partie imaginaire. Laisser se découvrir et se déployer la fonction du symbolique dans l’inconscient relevant, pour faire bref, de notre travail. Il refusait formellement, mais en vain, l’utilisation généralisée qu’en avait conçu Jung et à sa suite, les psychologies comportementales.

“On” balance du “fantasme” à tout va pour invalider l’opinion de quelqu’un. “Ce qu’il dit, voyons, c’est son fantasme !” Quel retard sur l’évolution des concepts théoriques ! La théorie du fantasme a été sérieusement érodée ou étiolée avec la généralisation des moyens informatiques de communication, d’inflation de l’image, des bruits qui rendent sourds et se réverbèrent dans les écouteurs, par la disparition, pour cause de pollutions monstres et diverses, du goût, de l’odorat... Il n’y a plus de fantasme, plus d’imaginaire qui tiennent, tout est passé dans le réel, c’est le réel, sexuel préférentiellement, qui vous est jeté en pleine face, jour et nuit, tout le temps. Et cela a une incidence préoccupante sur l’inconscient du sujet, il suffit, dans notre travail, d’écouter le récit des rêves actuels des jeunes analysants, voire des enfants... C’est comme si la théorie psychanalytique de la sexualité avait, au fil du temps, été rabattue au rang de la pornographie...

Bref, la mode, pour ne pas perdre de vue l’idée de départ qui était la vulgarité hissée à la dignité de l’éthique, est à l’atteinte directe, brutale, grossière, à la personne, morale ou/et physique, associée au mépris des réalisations, des l’œuvres, du patrimoine intellectuel, artistique ou simplement humain.

“On” dit, à partir d’une donnée biographique, privée, du Président de la République actuel, que la France, la République, n’ont plus de “père”. C’est bien mal connaître la relation entre les pères et les fils. S’il y a une absence d’autorité respectée en France, c’est celle d’un “Maître”, celui qui permet au “peuple” - “Les gens” - de le citer en exemple.

Il y a, par contre, les quantités de caricatures de “Maîtres”, autrement dit des “maîtres sadiens”. Sans entrer ici dans une étude plus approfondie de la perversion, disons que le pervers est la caricature de celui qui se prend pour le “Maître”, dont les bordels, nobles ou de basses fosses, nous offraient des descriptions exemplaires, agrémentées de leurs accessoires répétitifs, de parodies de pères (!) fouettards ou fouettés...

Alors, à l’intention de psychanalystes qui souhaiteraient effectuer une petite mise à jour, il serait intéressant de reprendre de près au sujet de ce qu’est un pervers, le “mathème” de la perversion proposé par Solange Faladé et à le soumettre à la critique, pour revoir un peu le tour qu’a pris le destin de la psychanalyse en France.

“On” pourrait aussi, puisque cela n’a jamais été fait, mettre à l’étude le concept “princeps” [sic !] de Lacan sur le “Stade du miroir” en regard de l’observation de Françoise Dolto, en désaccord sur le même sujet depuis 1954, reprise et réaffirmée en 1983, qui figure sur notre site. 

Revenons à ce qui concerne les psychanalystes français “en vue” (ah ! l’image !), et leurs “élèves”, pour la plupart issus du lacanisme. Il semblerait que les théories, qu’ils dispensent, qui le contesterait, et leurs comportements, ont constitué depuis plus d’un demi-siècle un ensemble en forme de vaste “paillasson” à l’usage des pieds de la psychanalyse américaine - “bling-bling”, restons modernes. Il est donc permis de s’interroger sur leur pratique de la psychanalyse quotidienne auprès de leurs analysants, notamment, sans être exhaustive, auprès des enfants et des sans grade particulier - vous, je, ils -, des non-inscrits au Bottin Mondain - les fameux “lobbies” -, ou encore dans les annuaires du spectacle, des universités, des écoles de journalisme, les “raouts”... Où, qui, sont leurs analysants, hors le “Show-biz” ?

Je sais où sont ceux ayant croisé par ici, il arrive assez fréquemment que je reçoive des nouvelles des années après leur analyse, et aussi des nouvelles des enfants nés pendant leur analyse, devenus maintenant parents à leur tour. Connaissant, de fait, mon mode de travailler, chacun et chacune s’en sont allés vers leur destin - leur “devenir” -, dissuadés, avec la dissolution transférentielle, de pratiquer la psychanalyse, métier trop astreignant. Beaucoup sont venus “aux renseignements”, ils ne sont pas restés bien longtemps, voire pas du tout.

Quand ont-ils le temps, ces “psys en vue” de permettre à leur pensée de se former à partir de ce qui leur vient à l’esprit ? Quand ont-ils du temps à ménager pour leur travail ? Quand ont-ils le temps de commencer par lire Freud ? Car le plus amusant, le plus curieux, lorsqu’un psychanalyste décède, c’est que l’on retrouve à la Halle aux Livres du Parc Georges Brassens son abondante bibliothèque analytique, pourvue de livres à l’état neuf, assez souvent aux pages non coupées, sans la moindre note, comme sont les livres de collection, ce pourquoi sans doute, même d’occasion, ils sont vendus si chers.

De telle sorte que n’importe qui, depuis quelques décades, s’intitule, sans que l’on ne sache rien de sa formation, “quelque chose et psychanalyste”. Du coup, une nouvelle sous-profession occulte a vu le jour et s’est installée : Etpsychanalyste.

Pour le reste, pour la diffusion d’ouvrages analytiques, la “réclame”, la “propagande”, la “com.” aujourd’hui, ces “psys” que j’évoque détiennent des parts de “marché”, parfois assez importantes, dans le monde rassemblé de l’édition, des médias - chaînes radio / TV, aussi bien publiques que privées -, du cinéma, du théâtre, de la “production” exclusivement financière bien que dite culturelle, en tous genres.

Ainsi, à l’image des jeux politiques d’une cruauté étonnante ou / et dans le monde des puissantes affaires, ces “cartels” ont toute latitude pour pratiquer l’Omerta intellectuelle et “casser” qui ils jugent susceptibles de leur faire de l’ombre, d’ailleurs ils le disent ouvertement. Ils ont donc toute latitude pour pratiquer, sinon l’“interdit de penser” que l’on condamne unanimement dans les dictatures, dont Freud faisait une caractéristique principale du pouvoir de la religion, mais a-minima l’interdit de rendre matériellement, “économiquement” comme on dit aujourd’hui, public le travail de pensée de l’autre, de celui qui n’est pas du “clan”. Et à arpenter les groupes analytiques pour se mettre en scène avantageusement, histoire de s’établir une clientèle sélectionnée en détournant les analysants de leurs confrères et consœurs.

Ce phénomène est de notoriété publique, pour qui cela intéresse, qui contribue à ce que l’on appelait du temps de Marx, le “Lavage [généralisé] des cerveaux” des “gens”, de plus en plus “aliénés” et étranglés par la détresse matérielle, auquel nous assistons aujourd’hui.

Juste un mot sur Marx, dont j’ignore si les adversaires acharnés du marxisme l’ont lu ou non. J’ai ici un exemplaire de la première édition en trois tomes en allemand de la correspondance entre Marx et Engels. Elle est prodigieuse d’intelligence, de qualité d’analyse, de qualité d’écriture, de goût insatiable du savoir, de références solides auprès des théoriciens majeurs, dans tous les domaines, de tous pays, auprès des artistes, philosophes, écrivains, scientifiques...

Il est vrai que lire, écrire, puiser, pour nourrir son évolution intellectuelle, sont des exercices indissociables du temps et, au mieux, mais là encore, de même que pour les activités matérielles, il y “inégalité des chances” qui sont les conditions environnementales de paix. Faute de quoi, il faut faire sans.

Curieusement, depuis quelques décennies, en France tout au moins, lorsque vous êtes “graphomanes” - Freud, Marx, Engels... l’étaient -, ainsi que nous nous définissons sans nous être consultés, avec mon ami poète Gil Jouanard, le monde intellectuel l’“Intelligenzia”, vous toisent avec condescendance et... si vous persistez quand même, “on” vous flanque, sans vous avoir lu naturellement, cela ne “rapporte” pas, dans la catégorie des malades mentaux, des “monomaniaques”...

De nombreux auteurs ont tenté d’établir, assez péniblement, un pont entre le marxisme et la psychanalyse. Certes, il existe des passerelles, principalement sociologiques, comme pour toutes les disciplines relevant de la condition humaine.

Il suffit cependant, pour distinguer nettement l’écart entre la psychanalyse et la théorie marxiste, issue selon Freud de l’“obscure philosophie hégélienne” prisée par Lacan, de se reporter à ce qu’il en avait déduit et dont voici quelques extraits,

[...]

Dans la théorie marxiste, il y a des thèses qui m’ont déconcerté comme celle qui veut [...] que les changements dans la stratification sociale procèdent l’un de l’autre par la voie d’un mouvement dialectique. Je ne suis pas sûr de comprendre correctement ces affirmations, elles ne sonnent d’ailleurs pas à mes oreilles comme “matérialistes” mais plutôt comme une lourde condensation de quelque obscure philosophie hégelienne, école par laquelle Marx a aussi passé. Je ne sais pas comment me libérer de mon point de vue de non-croyant, habitué à ramener la formation des classes dans la société aux luttes qui se sont déroulées depuis le début de l’histoire entre les hordes humaines peu différentes les unes des autres. [...] Dans la coexistence sur le même territoire, les vainqueurs devenaient les seigneurs, les vaincus les esclaves. Il n’y a pas là de loi de la nature ou de métamorphose du concept à découvrir ; en revanche, on ne saurait méconnaître l’influence qu’exerce la maîtrise progressive des forces de la nature sur les relations sociales des hommes, du fait qu’ils mettent toujours et en même temps les moyens de puissance nouvellement acquis au service de leur agressivité et qu’ils les utilisent les uns contre les autres.

[...]

J’ai presque honte de traiter devant vous un thème d’une telle importance et d’une telle complexité en quelques remarques insuffisantes ; [...] ce qui m’importe seulement, c’est d’attirer votre attention sur le fait que le rapport de l’homme à la maîtrise de la nature, à qui il emprunte ses armes pour combattre ses semblables, a une influence certaine sur ses institutions économiques. [...] La force du marxisme ne réside manifestement pas dans sa conception de l’histoire et dans la prédiction de l’avenir qui y trouve son fondement mais dans la démonstration perspicace de l’influence contraignante que les rapports économiques des hommes exercent sur leurs positions intellectuelles, éthiques et artistiques. Mais on ne peut émettre l’hypothèse que seuls les motifs économiques déterminent le comportement des hommes dans la société. Le fait indubitable que des personnes, des populations différentes se comportent de façon différente dans les mêmes conditions économiques exclurait déjà la seule et unique domination des facteurs économiques. On ne comprend absolument pas comment on peu négliger des facteurs psychiques là où il s’agit des réactions d’êtres humains vivants ; car sans compter que ces derniers ont déjà participé à l’instauration des conditions économiques, les hommes ne peuvent faire autrement, même sous la domination de ces conditions, qu’apporter dans le jeu leurs motions pulsionnelles originaires, leur pulsion d’autoconservation, leur goût pour l’agression, leur besoin d’amour, leur aspiration à l’acquisition du plaisir et à l’évitement du déplaisir.

[...]

Par sa réalisation dans le bolchevisme russe, le marxisme théorique a maintenant gagné l’énergie, la cohérence et le caractère exclusif d’une Weltanschauung, mais en même temps une ressemblance inquiétante avec ce qu’il combat. Initialement conçu lui-même comme une part de science, s’édifiant pour sa réalisation sur la science et la technique, il a cependant édicté un interdit de penser [sic, je souligne] aussi inexorable que le fut en son temps celui de la religion.

[...]

Comme quoi, contrairement à l’antienne populaire, l’histoire de la psyché humaine est un éternel recommencement à l’identique dont toutes les avancées et réalisations techniques, destinées au mieux-être matériel des humains, ne sont pas parvenues à neutraliser les résistances à évoluer vers un peu plus de civilisation. En témoignent, pour faire court, l’échec des Lumières, la réussite de la Shoah.

En inventant la psychanalyse, en la nommant ainsi, en espérant mais, plus le temps passait, sans grande illusion, qu’elle serait reconnue comme une science expérimentale, le désir de Freud était de contribuer à ne jamais laisser faiblir le goût des humains pour l’intelligence, l’entendement, le savoir.

En témoignait sa méthode de travail, d’investigation, pour reprendre la terminologie de l’époque où, dès l’âge de 16 ans pour les traces qui nous sont accessibles, nous pouvons y retrouver sa passion pour la lecture dans les multiples domaines qui l’intéressaient, l’analyse des commentaires hérités de ses prédécesseurs. Puis,  à partir de sa mise en pratique de la psychanalyse, nous assistons à l’élaboration, pas à pas, de ses commentaires originaux, associés aux échanges vivants de vues avec ses contemporains de différentes générations et différentes disciplines, directs quand cela était possible, sinon abondamment épistolaires, souvent les deux.

Et c’est cette méthode que Freud transmettait à qui voulait bien la recevoir. En cela il était un véritable Maître, ouvrant à ses élèves une large baie devant la forme qu’avait pris pour chacun son goût pour les voyages infinis et toujours inachevés dans le savoir.

Chez le maître sadien au contraire, pour peu qu’il accède à une chaire universitaire, rien de tel. Son “enseignement” peut être désigné comme dictatorial, sur un mode semblable à celui des gourous de sectes, il est fermé à tout autre que le sien, à tout apport extérieur. C’était étouffant, du temps de Lacan, et assez stérile, cela ne menait qu’à du psittacisme fasciné, halluciné.

Alors pourquoi ce titre « L’affront fait à Freud » par ceux des psychanalystes français qui ont fait de la psychanalyse, grâce aux puissances de l’argent / Roi - le “Roi / Dollar américain” selon Freud - de son nom, un vulgaire “Paillasson de l’Amérique”, depuis les années 60 ?

Lacan avait lancé le slogan selon lequel “les psychanalystes sont des gens [sic] comme tout le monde”, tout le monde, trop content, s’y est conformé. Du coup, tout le monde fait comme tout le monde. Plus besoin de psychanalyse.

Ce qui était exactement au contraire de l’espoir de  Freud  et, avec et après lui, de ses plus fidèles élèves et amis. La vague lacanienne, son snobisme - sine nobilitas -, son avidité pour la mise en avant du chacun pour “Moi”, son tropisme vers le pouvoir, impossible à prendre sans la suprématie exclusive de l’argent, avec la disparition progressive des derniers psychanalystes, des meilleurs cliniciens et théoriciens que la France ait abrités et qui avaient commencé leur formation déjà avant guerre, a emporté haut la main l’adhésion générale, la soumission.

La principale difficulté de la psychanalyse, pour tenter rendre une vie de l’esprit et du corps, vivable, supportable, à un être humain chez lequel tous les autres essais “thérapeutiques” ont échoué, est que sa spécificité consiste à explorer l’inconscient  à partir du seul langage.

Or, à l’inverse des disciplines telles que les sciences dites exactes, les mathématiques, la physique par exemple, lesquelles jouissent d’un grand respect, à l’aune de ce qui intimide et que l’on ne comprend guère, le langage de la psychanalyse a emprunté au langage de domaines très divers avant que Freud ne donne à ses concepts un sens bien précis, non interchangeable.

C’est l’ensemble de ces concepts, ce vocabulaire de la psychanalyse, qui constituent une “méthode originale d’investigation”, à partir non plus de définitions préétablies sur diagnostics recensés, formatés et étalonnés, mais à partir de ce que nous enseignent les formations de l’inconscient, lequel est un rébus, au départ d’une analyse,qui nous permettent de lire le sens des symptômes physiques et psychiques irréductibles, restés énigmatiques devant tout autre forme d’approche.

Or, d’un langage compréhensible, toute personne peut faire ce que bon lui semble, en toute bonne foi. Sauf les psychanalystes. L’affront à Freud réside dans ce fait que les psychanalystes, par négligence, pour satisfaire au “principe de plaisir” que j’ai renommé “principe de paresse” ou pour arriver plus vite à exercer une activité conçue comme prestigieuse, plutôt que de recueillir précieusement et sauvegarder le langage forgé par Freud, dont la connaissance représente la base théorique indispensable pour la pratique d’une discipline aussi nouvelle aujourd’hui qu’il y a un siècle, l’ont laissé tomber en délitescence.

Le pouvoir de la psychiatrie d’une part, n’a cessé de vouloir peser de toute sa masse - et continue -, contre le désir formel de Freud, dans le but de s’accaparer la psychanalyse, jusqu’au point d’essayer d’en faire son pré carré exclusif ; d’autre part, contre le désir tout aussi formel de Freud, la philosophie a tenté - et continue - un contre-pouvoir à la psychiatrie, en tirant vers elle la psychanalyse. Et ce par des discours tendant à invalider la découverte de Freud en arguant par exemple que le terme d’”inconscient“ existait déjà avant lui, sous-entendant que ce serait une preuve de non-paternité de la discipline elle-même et de son efficacité ; répandant, arguments philosophiques et calembours de Lacan à la rescousse, que la psychanalyse n’est pas une science, ni humaine, ni du langage, ni de rien... Tout cela a produit ceci que les résistances n’ont pas failli d’un gramme et essuient toujours leurs pieds sur la psychanalyse, dont il est évident maintenant qu’elle ne sera jamais reconnue comme science expérimentale.

Freud craignait que la psychanalyse ne devint la domestique ou / et la “danseuse” de la psychiatrie. De même, dès Totem et Tabou, il comparait le système philosophique, depuis la fin des Lumières, à une caricature écrivait-il, du système du délirant.

Aujourd’hui, soyons plus terre à terre, reconnaissons humblement que tous les pouvoirs qui se sont opposés à la psychanalyse en tant que science expérimentale autonome, à part entière, ont réussi à ce que la psychanalyse ait été ravalée, en France en tous cas, à l’état de “paillasson” public.

 

P. S. quelques jours plus tard. Un mot ne m’est venu à l’esprit qu’après-coup, celui de “corruption” ou, pour effleurer la tautologie, “corruption des esprits”.

 

ψ [Psi] LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire

© 1989 / 2008