Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein • Au sujet des officines de la délation

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

© M. W.  / 1er août 2008

Au sujet des officines de la délation...

Il y a quelques semaines, Le Nouvel Observateur publiait une pleine page, décrivant, apparemment avec délices, le malheur qui frappait une femme psychiatre, étiquetée “délirante paranoïaque” par des confrères habilités, poursuivie par la police, aujourd’hui internée pour la seconde fois en deux ans, au prétexte qu’elle dérangeait les populations, dont certains VIP, par son abondant courrier.

Cette semaine, l’“information” fut reprise, successivement, sur une demi-page par un quotidien, Le Parisien, puis dans un encart d’un hebdomadaire, Le Point, sous l’intitulé « Le corbeau réduit au silence ».

Quel bonheur pour les journalistes, assistés de leurs conseillers en psychiatrie, que de serrer dans l’étau de la calomnie une psychiatre, qui fut en effet assez connue, et bien sûr, une femme.

Mi-août 2007, paraissait dans Le Figaro, un petit article remarquable, relatant les détestables poursuites engagées contre  une autre femme, assez connue elle aussi, mais non psychiatre, que je reproduis in-extenso :

À Paris, le bureau de santé mentale veille

POLICE

Une habitante du XVIIIe arrondissement qui déplorait les conditions de vie de son quartier avait envoyé des mails au ministère de l’Intérieur. C’est un psychiatre qui lui a répondu.

CE FUT « le monde à l’envers » pour elle. En ouvrant son courrier samedi dernier, Sylvia Bourdon a découvert qu’elle était invitée à aller consulter un psychiatre à l’hôpital Maison-Blanche à Paris. Un rendez-vous prévu pour le 20 août à 14 heures. Objet de la convocation : des mails envoyés au ministère de l’Intérieur « pour se plaindre de ce qui se passait dans mon quartier ».

À 58 ans, elle vit dans le XVIIIe arrondissement. « Je loue un appartement en face de l’église Saint-Bernard. Je me suis installée dans le quartier en 2004 parce que je voulais un peu d’exotisme », souligne cette directrice d’une entreprise de dépollution.

Mais trois ans à peine après son arrivée, l’ancienne actrice de films pornographiques enrage. « Il y a trop de vandalisme, trop de violences, trop de jeunes encapuchonnés. »

Sylvia Bourdon décide alors de prendre les choses en main. Elle crée plusieurs blogs pour dénoncer « ce ghetto chaotique, cette aire décomposée la plus criminogène de la capitale ». Conjointement, elle se met le 14 juin à la fenêtre de son deux-pièces pour prendre des photos de ce qu’elle qualifie « de troubles récurrents ».

Repérée par une dizaine de garçons, elle se fait caillasser dans son appartement les jours suivants. Trop pour elle. Au point qu’elle adresse des mails quelque peu enflammés à des responsables du ministère de l’Intérieur « pour leur demander tout bonnement d’assurer ma sécurité ».

Migrer définitivement

Sur cette liste figurent notamment le préfet de police de Paris, Michel Gaudin, le chef de cabinet du ministre de l’Intérieur, Ludivine Olive, et le commissaire central du XVIIIe arrondissement Jean-Paul Pecquet. Des mails restés sans réponse.

Jusqu’à ce qu’elle reçoive samedi dernier une lettre qui l’a fait tomber des nues. « Suite aux divers courriers que vous avez adressés au Ministère de l’Intérieur via Internet, les autorités compétentes nous ont demandé de prendre contact avec vous. Si vous le souhaitez, nous pouvons vous proposer un rendez-vous. Je vous propose le lundi 20 août 2007 à 14 heures », lui écrit le Dr Yves Pignier de l’hôpital Maison-Blanche.

Ce dernier a agi sur demande du bureau des actions pour la santé mentale de l’infirmerie psychiatrique de la Préfecture de police de Paris, chargé de l’instruction et du contrôle des hospitalisations d’office.

« Face à ce comportement des plus incompréhensibles », Sylvia Bourdon a contacté son avocat Maître Christian Charrière-Boumaze futur bâtonnier de Paris, pour qu’il rédige deux courriers à l’intention du ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, et au procureur de la République de Paris.

Très remontée, Sylvia Bourdon a choisi de quitter Paris et la France. Elle promet de migrer définitivement vers la Grèce dans le courant du premier semestre 2008.

Reste à savoir si elle répondra présente à sa convocation ce lundi. Elle avoue ne pas avoir encore pris sa décision.

Thibaut Danancher

LE FIGARO samedi 18 - dimanche 19 août 2007

Voici des extraits de ma lettre d’alors à un correspondant : 

Cher Monsieur,

[...]

Je serais Sylvie Bourdon, en tout état de cause, je ne me rendrais pas à la convocation du psychiatre, soit-il assermenté.

Il semblerait ici que l’on soit devant une sorte de “délit de générations”, lequel impliquerait éventuellement le physique de la personne, compte-tenu de son âge, son appartenance au genre féminin, et le fait que, malgré ces deux dernières caractéristiques, S. B. se permette de parler publiquement, de dire ce qu’elle pense tout simplement, selon sa nature, plus ou moins “enflammée”. Contre quoi, “on” la fait passer pour folle.

[...]

En décembre 2006, pour de tout autres raisons relatives à l’histoire de la psychanalyse, j’écrivais un petit billet intitulé « Quand on veut faire piquer son chien... » :

http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/courrier/quandonveut.html

et en anglais :

Il y a peu encore, les “ukases” qui expédiaient au goulag, beaucoup plus simples, étaient somme toute moins pernicieuses, qui ne s’embarrassaient guère d’enquêtes préalables, se contentant d’enfermer les réfractaires à la “Gleichshaltung” idéologique du siècle, sur délation à-tout-va par n’importe qui, jaloux, envieux, xénophobes, sexistes, bref des humains ordinaires, néanmoins de toutes conditions. Le panorama était très large, intellectuels, scientifiques, artistes ne se privant pas de participer activement à ces opérations radicales...

Dans l’histoire des féroces foires d’empoigne pour le pouvoir du mouvement analytique, nous connaissons tous des psychanalystes qui furent isolés, muselés, traités, dans la complicité d’un silence épais, comme des pestiférés, internés, ce qui avait pour conséquences qu’ils étaient finalement privés de leur travail. Et pas des moindres. Sur un siècle, pour ceux et celles qui n’avaient ni fortune ni autres ressources humaines ou/et matérielles, on compte tout de même de nombreux suicides...

Je me rappelle Noëlle, élève de célébrités psychanalytiques, analyste d’enfants réputée dans le Val d’Oise, elle résidait à Mantes-la-Jolie, quel joli nom, sans assises financières, virée de la maison dont elle était locataire : affolée, elle s’était alors tournée de tous côtés, avait beaucoup téléphoné, écrit, pour essayer de trouver un peu de solidarité auprès de ses illustres collègues... Quand j’ai appelé son “analyste-contrôleur”, un lacanien en vue, qui exerce toujours et tient séminaire, il ne savait pas qui “c’”était. Résultat : sur ses appels à l’aide auprès de personnes privées, professionnelles, et d’institutions administratives, sur ses écrits, Noëlle a été internée d’office par la police, à vie.

Je me rappelle, comment ne pourrais-je pas, une jeune femme, médecin psychiatre, qui m’avait été adressée pour une analyse, avec cet “Ausweis” de la part de l’analyste/expéditrice : “Je te l’envoie car je ne sais pas faire avec les paranoïaques.” Quel que soit son symptôme dominant, qui la faisait abominablement souffrir, B. accomplissait son travail formidable de psychiatre dans le service des grands criminels à Villejuif. J’ai gardé sa remarquable thèse d’habilitation. Certes, c’était une jeune femme atypique, très expressive, parfois un peu bruyante, quoiqu’il en soit, au changement de direction de l’hôpital, histoire de s’en débarrasser, elle a été littéralement persécutée, ce qui atteignait dans le mille la cible de sa fragilité, diagnostiquée par ses confrères bonne à interner. Par chance, elle était étrangère francophone et surtout confortable héritière d’un père fameux avocat dans une ancienne colonie française, nous avons donc rapidement fait en sorte qu’elle y trouve refuge et reprenne un poste de psychiatre dans l’H. P. de la capitale de ce pays. Je reçois de ses nouvelles, de temps à autre.

Je n’évoquerai pas ici ceux et surtout celles qui ne sont plus, il n’y a pas toujours, pour les plus récents, prescription !

Combien de magnifiques hystériques croupissent, étreintes par les mâchoires de la psychiatrie, étiquetées paranoïaques - ce qui épargne aux psychiatres (Etpsychanalystes !) un long et difficile travail thérapeutique - et qui le sont devenues sous l’effet des drogues, hébétées, dans les institutions.

Pour en revenir au « Corbeau... » dénoncé avec une inconséquente méchanceté, nominalement, dans Le Point par une dame “de” suivi du patronyme, ci-devant journaliste, il ne serait peut-être pas inutile de lui faire observer qu’un “corbeau” ne signe pas ses lettres, un “corbeau”  est par définition anonyme.

Depuis Freud nous savons qu’il y a toujours une part de vérité aveuglante dans les propos et les écrits des paranoïaques. D’autant plus aveuglante qu’un/e paranoïaque vous la balance, cette part de votre vérité, en pleine face, comme ça, en passant, cadeau, sans s’intéresser le moins du monde à ce qu’il énonce pas plus qu’à la personne à laquelle il l’adresse, encore moins aux effets produits par ses déclarations.

Nous avons été attentifs, depuis Freud, à nos propres passages crypto-délirants bien que fugitifs, qui ne manquent jamais de se produire au cours d’une analyse bien faite, et qui nous apprennent quelque chose d’essentiel, d’invariant, sur la psyché, ne serait-ce que la tendance de chacun, à certains instants de la vie, à la mégalomanie...

Quand bien même cette psychiatre serait-elle paranoïaque, est-il avéré qu’elle l’était déjà ? Ou a-t-elle été poussée à le devenir à la suite de propos dérangeants qu’elle aurait tenus dans le cadre de son travail hospitalier ? Quelqu’un d’habilité est-il allé jeter un œil à l’hôpital de Guingamp où l’on pouvait autrefois - je n’y suis plus retournée depuis plus de 15 ans -, si l’on parvenait à tromper la surveillance et à pénétrer dans le pavillon “fermé”, tomber avec effroi dans le plus sordide des mouroirs pour “incurables” ?

Si cette femme était réellement malade, comment se fait-il qu’aucun de ses collègues n’ait eu la minime générosité d’essayer, quand il était encore temps, de l’aider à neutraliser ses symptômes plutôt que les ignorer lâchement et, pour faire bonne mesure, établir un diagnostic assermenté qui la livrait à la police ?

On prend soin de préciser, dans chacune de cette presse, qu’elle aurait été provisoirement hébergée “pendant sa cavale ” - comme une criminelle - par d’anciens patients “parisiens”, et si tel est le cas, ils lui étaient sans doute reconnaissants. Les a-t-on consultés avant de les rabattre dans la catégorie d’adeptes sous influence d’une “guru” ?

A-t-on pris le temps de lire, entre et dans les lignes, ce qui a causé l’enchaînement de cette correspondance en forme d’appel pathétique ?

Au nom de quoi des psychiatres, tenus par le secret professionnel, ont-ils permis que soit livrée, nominalement, cette femme, après tant d’autres, femmes et hommes, à l’étal de la presse - je n’ai pas dit, à la suite de François Mitterand, après le suicide de Pierre Bérégovoy, “aux chiens” ?

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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