©
Élisabeth
Roudinesco
Pour information,
Paris le 29 août 2005
Note
de lecture et commentaire du
Livre
noir de la psychanalyse
N.
B. Les notes sont en fin de texte
1 - Contenu de l’ouvrage
Le 1er septembre paraît aux Arènes
un ouvrage collectif intitulé Le livre
noir de la psychanalyse. Vivre, penser
et aller mieux sans Freud. Catherine Meyer
en est l’éditrice responsable
avec la collaboration de Mikkel Borch-Jacobsen,
Jean Cottraux, Didier Pleux et Jacques Van
Rillaer.
Dans cet ouvrage, les freudiens sont mis en
accusation : ils ont, dit-on, envahi les médias
à coups de propagande et de mensonges.
Sont brocardés avec une rare violence
tous les représentants du mouvement
psychanalytique depuis ses origines : Melanie
Klein, Ernest Jones, Anna Freud, Bruno Bettelheim
(etc.) et, pour la France, Jacques Lacan,
Françoise Dolto, leurs élèves
et les principaux chefs de file de l’école
française (toutes tendances confondues,
IPA et lacaniens).
Les chiffres sont faux, les affirmations inexactes,
les interprétations parfois délirantes.
Les références bibliographiques
sont tronquées et l’index est
un tissu d’erreurs. La France et les
pays latino-américains sont traités
de pays arriérés, comme si la
psychanalyse y avait trouvé refuge
pour des raisons obscures alors même
qu’elle aurait été bannie
de tous les pays civilisés. Je rappelle
qu’elle est solidement implantée
dans 41 pays et en voie d’expansion
dans les pays de l’ancien bloc soviétique
où elle avait été interdite,
ainsi que dans le monde arabe et islamique.
La crise de la psychanalyse, qui est réelle
aujourd’hui, a des causes multiples
qui ne sont jamais évoquées
par les auteurs, lesquels ont abandonné
tout esprit critique pour se livrer à
des dénonciations extravagantes.
Freud est le plus attaqué : menteur,
faussaire, plagiaire, misogyne, drogué
à la cocaïne, dissimulateur, propagandiste,
père incestueux, il est présenté
comme une sorte de dictateur ayant trompé
le monde entier avec une doctrine fausse.
En somme, cette doctrine n’aurait pas
d’existence (elle est une “théorie
zéro”) puisque l’inconscient
existait avant Freud, lequel aurait séduit
une humanité crédule en se prenant
pour un nouveau messie.
Freud est aussi accusé comme tous ses
successeurs d’avoir laissé ses
patients dans un état de délabrement
atroce et d’avoir inventé de
fausses guérisons. Tous les mouvements
psychanalytiques sont dénoncés
comme des lieux de corruption et les psychanalystes
sont accusés d’avoir commis des
crimes : 10.000 morts en France, parmi les
toxicomanes, puisqu’ils auraient contribué
à interdire des traitements de substitution.
Aucune preuve de ce goulag imaginaire n’est
apportée par les auteurs.
Les psychanalystes sont également accusés
d’avoir infligé de véritables
tortures interprétatives à des
parents d’enfants autistes en ignorant
la causalité organique de cette maladie.
Les responsables de ce livre noir
appellent le grand public et les médias
à se méfier des traitements
psychanalytiques. Le titre est d’ailleurs
éloquent : l’expression “livre
noir” renvoie à l’existence
de complots ou de massacres occultés.
L’idée de “penser sans
Freud” signifie clairement que la pensée
freudienne ne doit pas être enseignée
puisqu’elle est une fausse science.
Dois-je rappeler qu’elle figure au programme
du baccalauréat et qu’elle n’appartient
nullement à la communauté psychanalytique
mais à l’histoire de la culture
occidentale ?
Quant à la proposition “d’aller
mieux sans Freud”, elle signifie que
les patients sont invités à
quitter leurs thérapeutes pour rejoindre
ceux qui, aujourd’hui, seraient les
seuls à pouvoir guérir l’humanité
de ses problèmes psychiques : les thérapeutes
cognitivo-comportementalistes (TCC), (532
en France).
Cette proposition laisse entendre également
que la psychanalyse serait dénuée
de tout savoir clinique. Veut-on signifier
par là qu’elle ne serait pas
à sa place dans les départements
des universités où l’on
enseigne la psychopathologie ? On peut se
le demander.
Les psychothérapeutes de toutes tendances
sont accusés d’être les
valets de la fausse science freudienne et
les émules de ses représentants.
Ils sont pourtant appelés à
rejoindre les rangs de la véritable
science (TCC) et de se détacher des
freudiens obscurantistes.
Philippe Douste-Blazy (prédécesseur
de Xavier Bertrand) est brocardé pour
avoir retiré le rapport de l’INSERM
du site du Ministère de la Santé.
Il est accusé d’avoir “prémédité”
son geste - on emploie d’ordinaire ce
terme pour un crime ou un délit - avec
la complicité de lacaniens fanatiques
et intellectualisés, adeptes d’un
maître qui aurait poussé au suicide
toute une population de patients.
Les épreuves du livre ont circulé
avant publication dans les médias et
à l’INSERM. Les familles d’enfants
autistes ont été appelées
à saisir le Comité d’éthique,
non pas contre des charlatans dont ils auraient
été les victimes réelles
mais contre une discipline (la psychanalyse)
et contre ses traitements désignés
comme nocifs. On fait donc le procès
de Freud et de la psychanalyse et non pas
de personnes privées présumées
coupables d’abus.
Jean Cottraux est l’un des rédacteurs
du rapport de l’INSERM. Il se présente
volontiers, sur son site et dans la presse,
sans en apporter la preuve, comme un interlocuteur
privilégié du Cabinet du Ministre
de la Santé. Information démentie
par le Ministère.
Dans un sous-chapitre du Livre noir
intitulé “Chronique d’une
génération. Comment la psychanalyse
a pris le pouvoir en France”, Jean Cottraux
parle de lui-même. Il raconte que lorsqu’il
poursuivait ses études de psychiatrie
à Lyon à la fin des années
1960, il fut l’innocente victime de
la contamination freudienne. Il fut, dit-il,
le témoin de choses abominables dans
sa bonne ville, en assistant, notamment, à
trois scènes atroces : une invasion
de “visiteurs”, comme il le dit.
Il vit arriver un jour à la gare de
Lyon-Perrache, un monstre du nom de Jacques
Lacan reçu par un étrange professeur
de philosophie, un peu ridicule, nommé
Gilles Deleuze. Et tenez-vous bien, les deux
hommes se sont dit des sottises : “Ah
mon cher maître, quel plaisir etc.”
Un autre jour, il vit venir un autre visiteur
aussi suspect, une dame, un peu bébête,
du nom de Françoise Dolto, et il conserva
de cette visite un souvenir effrayant : “elle
avait poussé un peu loin le bouchon”.
Le troisième visiteur qui inquiéta
Jean Cottraux était un ogre, un imbécile,
une brute, du nom de Bruno Bettelheim.
Après avoir été ainsi
visité, Jean Cottraux passa quatre
ans sur un divan. Au terme de ce calvaire,
il “a jeté aux orties le froc
analytique” et maintenant il est un
homme heureux. Voilà donc ce qu’est
pour lui l’histoire de la psychanalyse
en France, sa fameuse face cachée.
Elle se résume à l’autofiction
d’un humble psychiatre de province (c’est
ainsi qu’il se désigne) qui a
été la proie de grands méchants
loups et qui maintenant a découvert
enfin, avec les TCC, la solution à
ses problèmes
Président de plusieurs associations
privées qui délivrent des formations
en TCC, Jean Cottraux s’est donc remis
de ses émotions de jeunesse : il dirige
un DU de TCC tout en étant le responsable
d’une unité de traitement de
l’anxiété dans un centre
hospitalier de neurologie.
Un autre psychiatre, Patrick Légeron,
a été lui aussi terrifié
autrefois par la contamination freudienne
en France. Et du coup, il livre une nouvelle
version de “la face cachée”
de son histoire. Ses praticiens, dit-il en
substance, ont été dans leur
ensemble si nuls et si peu compétents
qu’ils sont responsables collectivement
d’un formidable délit : la surconsommation
de prozac en France. Il s’agit là,
on l’aura compris, d’une admirable
méthodologie historique - fondée
sur la notion de causalité unique et
d’explication à l’emporte-pièce
- digne de Monsieur Homais, et dont les historiens
auraient dû se soucier. Pour sortir
de cet “effet pervers”, Patrick
Légeron appelle les malheureux patients,
victimes des cures analytiques, à quitter
leur divan, à cesser de prendre des
antidépresseurs et à faire confiance
aux TCC qui leur apporteront enfin une solution
à leurs problèmes.
L’ouvrage est rédigé par
quarante auteurs et composé de quatre
parties. La tonalité générale
est celle d’un réquisitoire qui
vise à réduire l’individu
à la somme de ses comportements et
à dénoncer toute tentative d’explorer
l’inconscient. Une violente diatribe
contre la religion, et notamment contre le
catholicisme, auquel Lacan et Dolto sont rattachés,
permet aux auteurs de se situer, en France,
à gauche de l’échiquier
politique et de jouer la carte du progrès
contre l’obscurantisme.
Après avoir été traitée
de science juive et bolchevique par les nazis,
de science bourgeoise par les staliniens,
d’obscénité par l’Eglise
catholique, de science boche par les Français,
de science latine par les Nordiques, la psychanalyse
est donc devenue une science chrétienne
pour les nouveaux scientistes.
Dans les deux premières parties, “La
face cachée de l’histoire freudienne”
et “Pourquoi la psychanalyse a eu tant
de succès”, sont rassemblés
des textes et des entretiens d’historiens
majoritairement anglophones et connus pour
leurs positions dites “révisionnistes”
: c’est ainsi qu’ils se sont eux-mêmes
désignés, il y a vingt ans,
en prétendant réviser les mythes
fondateurs de l’“imposture”
freudienne. On les appelle aujourd’hui
aux USA les “destructeurs de Freud”.
Ils sont minoritaires et ont fini, à
cause de leurs excès, par être
marginalisés après avoir voulu
faire interdire, en 1996, la tenue de la grande
exposition Freud de Washington, jugée
(à juste titre d’ailleurs) trop
“orthodoxe”. Mais est-il raisonnable
de lutter contre l’orthodoxie d’une
discipline par des mesures d’interdiction
? Certainement pas. Et c’est pourquoi,
à cette époque, J’avais
pris l’initiative avec Philippe Garnier
d’une pétition internationale
contre ce type de censure.
Ces historiens révisionnistes détournent
l’oeuvre d’Henri Ellenberger [1]
(dont j’ai la responsabilité
en France et dont les archives ont été
déposées à la SIHPP)
en faisant de lui un anti-freudien radical
qui aurait été le premier à
démasquer les impostures freudiennes.
Ils s’approprient donc l’historiographie
savante, celle dont je me réclame -
et qui est issue à la fois d’Ellenberger,
de Canguilhem et de Foucault - pour la mêler
à une entreprise de dénonciation
qui n’a plus rien à voir, ni
avec l’étude critique, même
sévère, des textes théoriques,
ni avec la nécessaire mise à
jour de l’histoire du mouvement psychanalytique
: de ses moeurs souvent compassées,
de ses crises, de ses errances, de sa propension
à l’adulation des maîtres,
de son dogmatisme, de son jargon et de ses
véritables années noires (collaboration
avec le nazisme ou les dictatures), évoquées
en une ligne de manière ambigüe.
Rien de tout cela n’est abordé
dans ce livre, écrit dans une langue
dénonciatrice, et truffée d’une
terminologie évoquant les procès
en sorcellerie : mystification, imposture,
possession, préméditation, assassinats,
meurtres, complots, etc. Tel est le vocabulaire
qui revient sans cesse sous la plume acerbe
de ceux qui se présentent comme de
grands spécialistes de l’histoire
des sciences, de la médecine, de la
psychiatrie, etc., et qui n’ont comme
vision de l’histoire que l’axe
du bien et du mal : le mal, c’est Freud,
ses suppôts, ses curés, ses idolâtres,
le bien c’est l’armée vengeresse
de ses détracteurs, attachés
à une médecine des pauvres et
qui partent en croisade contre l’arrogance
médiatique et intellectuelle des méchants
psychanalystes dont ils imaginent qu’ils
ont étendu leur empire sur la planète
entière à coups de protocoles
et de mensonges.
Je ne fais pas partie de ceux qui ont contribué
à la psychologisation de notre société.
Je désapprouve la manière dont
les psychanalystes et les psychiatres de toutes
tendances s’appuient sur la doctrine
freudienne pour prononcer, dans les grands
médias, des diagnostics foudroyants
à l’encontre de tel ou tel homme
politique, comme ce fut le cas récemment
dans l’hebdomadaire Marianne (434, 13-19
août) : “Les psys analysent le
cas Sarkozy”. Soucieux d’en découdre
avec un ministre détesté, la
patron de ce journal a fait appel aux “psys”
pour qu’ils déclarent, au nom
de Freud, de la psychanalyse et des classifications
de la psychiatrie, que le Ministre de l’intérieur
était un psychopathe dangereux incapable
de gouverner la France. Que la psychanalyse
puisse être invoquée, par ses
praticiens même, pour servir à
un tel abaissement du débat politique,
a quelque chose de révoltant.
Revenons maintenant au Livre noir.
En réalité, les textes rassemblés
par l’éditrice dans ces deux
chapitres sont des résumés de
livres déjà publiés en
anglais, en allemand ou en français
et donc parfaitement connus des spécialistes
de l’historiographie freudienne. Ils
sont pourtant présentés comme
révélateurs d’une vérité
cachée [2]
.
Dans la troisième partie, “La
psychanalyse et ses impasses”, celle-ci
est désignée comme une fausse
science. Et c’est Van Rillaer qui se
charge d’instruire le procès
en reproduisant presque mot pour mot le contenu
d’un ouvrage déjà publié
sur le même thème. Oedipe est
un mensonge, Lacan un bavard, la psychanalyse
un délire ou une illusion, Elisabeth
Roudinesco un auteur qui écrit en jargon
et qui a oublié de dire que certains
freudiens avaient été nazis
et que les fondateurs des TCC étaient
juifs. Freud est qualifié de truqueur
de résultats, les psychanalystes français
de nouveaux jdanoviens.
A noter que plus aucune allusion n’est
faite au livre de Jacques Bénesteau,
Mensonges freudiens, dont on connaît
le destin. Deux auteurs du Livre noir
(Cottraux et van Rillaer) en avaient fait
l’éloge à plusieurs reprises.
Enfin, dans la quatrième partie, sont
rassemblées des histoires de victimes
: Tausk, suicidé par Freud, Anna Freud
détruite par son père incestueux,
Marilyn Monroe, suicidée par ses psychanalystes.
Suivent ensuite des témoignages de
mères d’autistes et de patients
victimes de charlatans.
Parmi les autres victimes figurent tous les
enfants de France. C’est à Didier
Pleux, psychologue et directeur d’une
Association de TCC, et spécialiste
de la chasse à Dolto, que l’on
doit cette stupéfiante révélation,
occultée par les historiens officiels
- je suis visée - et selon laquelle
la terrible visiteuse de Lyon (Dolto) serait
responsable de la crise de la famille occidentale.
Elle aurait rendu tyranniques et impossibles
à éduquer la totalité
des enfants d’aujourd’hui. Ses
héritiers - Caroline Eliacheff, Claude
Halmos, Marcel Rufo, etc - ne seraient, selon
le quatrième auteur du Livre noir,
que les complices médiatiques de ce
grand ratage éducatif dont seules les
TCC pourraient venir à bout. Notons
que le nom de ma mère, Jenny Aubry,
ne figure pas dans cette liste noire.
Le livre fait la une du Nouvel Observateur
(en couverture), le 1er septembre 2005, avec
bonnes feuilles, vignettes et extraits sur
les impostures de Freud. A l’intérieur
du numéro, un “débat”
a été orchestré par Ursula
Gauthier - responsable du dossier, favorable
de longue date aux TCC - entre “celui
qui croit en la psychanalyse”
(Alain de Mijolla), comme révélation
divine, et “celui qui n’y croit
pas” ou plutôt qui a cessé
d’y croire après avoir été
un fanatique lacanien “déconverti”
(Van Rillaer). C’est à Ursula
Gauthier qu’a été confié
l’article dit de “synthèse”
destiné à ouvrir enfin un grand
débat en France sur les vérités
cachées, etc., etc.
On oppose ainsi, dans un prétendu débat
objectif (dans le genre pour ou contre la
rotation de la terre), le représentant
d’une religion obscurantiste à
un véritable savant qui, après
être descendu dans l’enfer d’une
secte, en est enfin revenu pour célébrer
les bienfaits de la science et d’un
traitement nouveau testé et évalué
et qui prétend, par exemple, guérir
la phobie des araignées en dix séances
en proposant à des patients de se confronter
d’abord à une araignée,
puis à un troupeau d’araignées
: la main, le bras, le corps entier. En lisant
de telles choses, on se dit qu’il faudrait
suggérer au propagateur de ce fabuleux
traitement de le tester sur lui-même
lors d’une émission de télé-réalité,
en direct et en présence d’une
armée d’évaluateurs.
Le débat du pour et du contre a d’ailleurs
été organisé, ici comme
ailleurs, pendant le mois d’août,
avec des psychanalystes qui, après
avoir été interrogés
selon cet axe, ont pris la défense
de la psychanalyse sans avoir lu le livre.
Certains n’avaient eu connaissance que
de quelques articles (sur épreuves).
Ainsi la revue Psychologies magazine
(septembre 2005) a-t-elle déjà
lancé le “débat”
à la une en opposant les pour et les
contre sur le thème : “La guerre
des psys : pourquoi tant de haine ?”,
ce qui laisse entendre que ce sont les “psys”
qui se haïssent entre eux et non pas
les auteurs d’un brûlot qui haïssent
Freud et la psychanalyse. La nuance est de
taille car elle permet à ceux qui sont
favorables au livre de le valoriser en ayant
l’air de conserver une “objectivité”.
2 - Note sur le statut juridique de l’ouvrage
Contrairement au Livre noir du communisme
(Laffont, 1997) qui était un livre
collectif réalisé par six auteurs
(qui furent ensuite en désaccord),
Le livre noir de la psychanalyse
n’est pas un livre d’auteurs mais
un livre d’éditeur comme l’indique
son titre et le nom qui figure sur la couverture.
Il est l’oeuvre de Catherine Meyer qui
l’a réalisé pour les éditions
des Arènes. Cette éditrice n’est
en rien une spécialiste de l’histoire
de la psychanalyse. Pour réaliser ce
livre, elle s’est entourée de
trois collaborateurs (Borch-Jacobsen, Van
Rillaer, Cottraux) dont les positions violemment
anti-freudiennes sont parfaitement connues.
Deux d’entre eux (Van Rillaert et Cottraux)
n’ont aucune compétence en matière
d’histoire du freudisme. Le troisième
fait partie de l’école révisionniste
américaine (dite des “destructeurs
de Freud”).
Le but de cette opération éditoriale
est d’une part de nuire à une
discipline et à ses représentants
- dans un contexte de crise qui fait suite,
en France, au vote d’une loi sur le
statut des psychothérapeutes - et,
de l’autre, de faire une opération
classique de commercialisation.
L’éditrice a ensuite demandé
à de nombreux auteurs de donner des
contributions à cet ensemble. La plupart
d’entre eux - comme d’ailleurs
les trois collaborateurs - ont donné
des textes ou des entretiens, certes inédits,
mais qui sont en général un
résumé de leurs propres ouvrages
ou la reprise d’articles déjà
publiés et à peine remaniés
pour le présent ouvrage.
Certains d’entre eux ont donné
des articles parus en anglais dans d’autres
ouvrages collectifs. Le livre noir
est donc un montage ou un collage éditorial
de différents articles qui, pour la
moitié d’entre eux, n’ont
aucun rapport avec ce qui est énoncé
dans le titre, dans la préface de l’éditrice
ou dans les déclarations des trois
collaborateurs.
Parmi les nombreux auteurs qui ont donné
leur accord à ce livre d’éditeur,
on constate que le contenu de leurs textes
ne correspond en rien à l’annonce
faite par Catherine Meyer. Freud n’y
est pas traité de mystificateur ou
de plagiaire et la psychanalyse n’y
est pas assimilée à une discipline
criminelle comme c’est le cas pour une
dizaine d’autres articles ou entretiens.
Ainsi les articles de Joëlle Proust (sur
les relations de la psychanalyse et des neurosciences),
de Patrick Mahony (sur les relations de Freud
avec sa fille Anna) et de Philippe Pignarre
(sur les antidépresseurs) - et dont
le contenu était déjà
connu avant le présent ouvrage - ne
participent guère à une quelconque
dénonciation des prétendus mensonges
de Freud.
Autrement dit, même si ces auteurs ont
donné leur accord pour figurer dans
ce livre noir, rien ne permet de
dire que le contenu de leurs articles soit
l’expression de la volonté destructrice
affirmée par l’éditrice
et par ses trois collaborateurs.
Ajoutons que si l’on peut parler des
crimes commis au nom du communisme ou des
crimes perpétrés par le colonialisme,
ou encore des complots orchestrés par
des services secrets, il est difficile d’imputer
à la psychanalyse en tant que telle
et à ses représentants un génocide,
des massacres, des crimes ou des complots.
Ou alors il faut le prouver.
En revanche, si des abus ont été
commis au nom de cette discipline - et l’on
sait qu’ils existent - alors les victimes
ont le devoir de porter plainte devant la
justice contre leurs abuseurs. Car dans un
Etat de droit, on ne peut pas faire le procès
d’une discipline ou de ses représentants
à titre collectif, sauf à ouvrir
une chasse aux sorcières. On ne peut
que porter plainte contre des personnes.
3 - Diffamations
Dans un article intitulé “Freud
était-il un menteur”, on trouve
la phrase suivante sous la plume de Frank
Cioffi : “La vérité c’est
que le mouvement psychanalytique dans son
ensemble est l’un des mouvements intellectuels
les plus corrompus de l’histoire. Il
est corrompu par des considérations
politiques, par des opinions indéfendables
qui continuent à être répétées
uniquement à cause de relations personnelles
et de considérations de carrière.”
Une telle affirmation est diffamatoire. Certes,
elle ne vise pas une association psychanalytique
en tant que telle mais l’ensemble du
mouvement psychanalytique toutes tendances
confondues, c’est-à-dire toutes
les associations qui se réclament historiquement
de la psychanalyse et de son mouvement. En
conséquence, toutes les associations
mondiales ou locales qui se réclament
de la psychanalyse, de Freud ou de son héritage
- freudiens, annafreudiens, kleiniens, lacaniens
ou Ego Psychology - seraient en droit de se
grouper ou d’agir à titre individuel
pour porter plainte contre ladite affirmation.
Celle-ci vise non seulement les membres des
associations qui composent le mouvement (la
carrière et les relations personnelles)
mais aussi les associations elles-mêmes
et la discipline dont elles se réclament.
De nombreux passages de ce livre sont également
diffamatoires et pourraient faire l’objet
d’une expertise par des avocats. Il
serait sans doute préférable
d’en rire tant la farce est énorme.
Mais, de nos jours, plus la ficelle est grosse
et plus la croyance est forte. N’oublions
pas l’impact que peuvent avoir dans
l’opinion publique les livres qui dénoncent
de prétendues conspirations.
4 - Les Arènes
Maison d’édition spécialisée
dans la dénonciation des dossiers noirs
de tout. Parmi les publications, l’on trouve notamment
:
Noir Chirac (violente accusation
contre le Président de la République
accusé d’avoir construit par carriérisme
une République occulte et d’avoir
couvert les basses œuvres de chefs d’Etat
africains pour préserver les secrets d’État
de la France).
Noir procès
(réquisitoire identique orchestré
par Jacques Vergès dans lequel trois chefs
d’État africains se plaignent, “au
péril de leur vie” des complots de
“Françafrique”, c’est-à-dire
de la politique de Jacques Chirac. Négrophobie
(même thématique).
D’autres
thèmes, conspirationnistes sont abordés
: l’inavouable, les affaires atomiques,
etc.
5 - Commentaire
Je ne fais partie d’aucune association
psychanalytique et je n’ai pas l’intention
de me mêler de la conduite de leurs
affaires. Mais je déplore que depuis
tant d’années les psychanalystes
se soient retranché de la vie publique
et de tout engagement politique. Ils invoquent
volontiers pour expliquer ce retrait le fait
qu’ils se concentrent sur leur travail
clinique, douloureux et difficile. Cette attitude
est respectable et compréhensible.
Elle prouve en tout cas que la grande majorité
des psychanalystes sont d’excellents
cliniciens, et notamment les plus anonymes
qui ne font jamais parler d’eux dans
les médias.
Mais cette attitude de retrait a fini par
être néfaste. Car en refusant
de s’engager dans des questions de société,
et en laissant la place à ceux qui
déshonorent la discipline par des diagnostics
foudroyants ou des propos ridicules sur les
transformations de la famille, les moeurs
et les nouvelles pratiques sexuelles, ils
n’ont pas contribué à
la nécessaire critique de leur propre
doctrine, préférant se disputer
sur la scène publique dans des querelles
interminables. Après avoir, du moins
en France, méprisé les psychothérapeutes
relationnels, issus d’ailleurs de leurs
divans, les voilà désormais
confrontés eux-mêmes à
ce qu’ils avaient cru pouvoir éviter.
Je souhaite que la nouvelle génération
psychanalytique ne se trompe pas sur la signification
de ce Livre noir qui connaîtra
le sort de tous les brûlots de ce genre,
au même titre que les Impostures
intellectuelles de Sokal et Bricmont
ou que L’effroyable imposture
de Thierry Meyssan. Mais quoiqu’il en
soit, et compte-tenu de l’impact qu’il
aura sur l’opinion publique, et notamment
sur les patients en souffrance, il nuira à
l’ensemble de la communauté psychanalytique,
si celle-ci persévère à
méconnaître les querelles historiographiques
et les débats de société
qui se sont développés, dans
le monde entier, depuis vingt ans et qui,
d’ailleurs, ne touchent pas seulement
leur discipline.
En effet, l’idéologie de la révision
systématique est l’un des éléments
majeurs de cette pulsion évaluatrice
généralisée qui a envahi
les sociétés libérales
et qui réduit l’homme à
une chose et le sujet à une marchandise,
tout en prétendant obéir aux
principes d’un nouvel humanisme scientifique.
Notes
1 - Henri Ellenberger, Histoire de la
découverte de l’inconscient,
Paris, Fayard, 1994 ; Médecines
de l’âme. Essais d’histoire
de la folie et des gérisons psychiques,
Paris, Fayard, 1995.
2 - Dans le Dictionnaire de la psychanalyse
(Paris, Fayard, 2000), Michel Plon et moi avons
fait état très largement (avec des
références bibliographiques) de
toutes les révisions des cas de Freud et
de toutes les prétendues occultations qui
sont évoquées dans le Livre
noir : Emma Eckstein, Horace Frink, Hermine
von Hug-Hellmuth, Viktor Tausk, etc.. Sont également
répertoriés tous les acteurs des
années noires qui ont collaboré
avec le nazisme, le fascisme et les dictatures
latino-américaines. Sur Marilyn Monroe,
on pourra consulter l’excellente biographie
critique de Marie-Magdeleine Lessana, Marilyn,
portrait d’une apparition, Paris, Bayard,
2005.
© ψ [Psi]
LE TEMPS DU NON
cela
ne va pas sans dire
©
1989 / 2007