Centre
d’Argotologie
UFR
de linguistique • Paris V Sorbonne •
Université René Descartes
Documents
de travail n° XIII/XIV, novembre 1992
Chapitre « traduction »,
pp. 208-209
Malgré
« Le camp », la vie des mots
Un argot
enfantin
Le texte présenté
ici est extrait d’un travail intitulé
Les enfants de Terezin,
à partir de l’observation de Anna
Freud, Survie et développement
d’un groupe d’enfants • Une
expérience bien particulière,
et paru dans ψ • Le
temps du non n° 5, en mars 1990.
Ces enfants
de trois à douze ans, sans père
ni mère, rescapés du camp de Theresienstadt
en Moravie , étaient arrivés
au centre d’accueil de Windermere à
Londres en 1945. La traduction de Blöder
Ochs, par “espèce d’imbécile”,
ou même, en raison de la violence encourue,
“sale vache”, bien trop faible, ne
me convenait pas
Blöder
Ochs, un hapax, était en
effet la formule préférée
de ces petits enfants-là, qu’ils
adressaient... au choix... à n’importe
qui ! Elle fonctionnait comme une sorte de marquage
du destinataire.
Il est particulièrement
émouvant de relever que Anna Freud traduisit
elle-même son observation en langue allemande,
sa langue d’enfant, d’enfance à
Vienne, qu’elle ne parlait plus depuis son
installation en Angleterre, qu’elle avait
volontairement exclue. Elle lui redonne vie ici
pour la première fois depuis l’Anschluss
et l’exil, langue de « la petite Anna
», langue de ces enfants-là.
Le problème
de traduction de cet argot d’« Enfants
de camp » s’est posé de telle
sorte que j’ai dû créer une
expression dans la langue cible pour transmettre,
au plus près, le message des jeunes locuteurs.
La seule façon de restituer la dimension
vivante de cette adresse de nécessité
était de trouver le passage d’un
hapax à un autre.
C’est
ainsi qu’est venu Con de Bœuf !
Micheline Weinstein
ø
Extrait
de « Les enfants de Terezin »
in
Enfants
de camp
Terezin était
un camp de transit, des milliers de personnes
adultes et enfants y passèrent puis furent
déportés vers les camps d’extermination.
Être appelé pour être déporté
ailleurs était l’équivalent d’une
sentence de mort, la terreur de la population
du camp était constante : les arrivées
et les départs se faisaient la nuit. Au
cours de la dernière année, le camp
fut vidé de dizaines de milliers de ses
résidents; les gens perdaient ainsi leurs
parents, leur mari, leur femme, leurs enfants.
Les épidémies, les carences, la
vieillesse tuaient quotidiennement. Il y avait
plusieurs milliers d’enfants de tous âges,
que leurs compatriotes essayaient de protéger,
groupés et soignés en dortoirs.
La section des enfants sans mères était
l’un de ceux-là. Il est impossible que
l’agitation, la peur, le chagrin et les disparitions
n’aient pas imprégné l’atmosphère
de la nurserie. Les adultes et
les enfants vivaient si proches qu’il n’y avait
pas de place pour la vie privée. Les enfants
n’avaient pratiquement pas de jouets, et seulement
une cour vide pour prendre l’air. Le registre
officiel ne mentionne à leur arrivée
que leur nom, leur date et lieu de naissance.
Une déportée
qui s’occupa d’eux à Terezin, Martha Wenger,
donna quelques éléments supplémentaires.
Les noms juifs
de ces enfants avaient été
changés par les nazis. Anna Freud leur
rend des noms bibliques en les remplaçant
pour respecter leur anonymat : John, Ruth, Leah,
Miriam, Peter ont trois ans et quelques mois quand
ils arrivent à Bulldog Bank, grande maison
avec véranda et jardin. Chaque enfant avait
changé 5 à 6 fois d’endroit avant
d’arriver là et ils n’avaient connu que
la vie dans le groupe, n’ayant jamais fait
l’expérience d’une vie normale en dehors
d’un camp.
Ils arrivèrent,
venant de Windermere, maison d’accueil. On
pensa qu’il était sage de laisser les six
enfants les plus jeunes ensemble dans un milieu
paisible, pendant un an au moins. Ils pourraient
s’adapter graduellement à un nouveau pays
et à une nouvelle langue. Ils ne montrèrent aucun plaisir à la vue
de la belle maison préparée pour
eux, se conduisirent de façon agitée
et sauvage, terriblement bruyante, détruisant
tous les jouets et abîmant en grande partie
tous les meubles. Ils ignoraient complètement
les adultes, au point de ne pas lever les yeux
quand quelqu’un entrait dans la pièce.
Ils frappaient, mordaient, crachaient sur les
adultes et quand ils étaient en colère,
ils hurlaient des mots grossiers en allemand mêlé
de tchèque, auxquels ils ajoutèrent
progressivement des mots anglais. Ils appelaient
les adultes instinctivement, comme à Terezin
“Tatie”, “Blöde
Tatie”
et aussi “Blöde Ochs”
qui était leur injure
et leur terme favori, celui qu’ils conservèrent
le plus longtemps.
Le groupe
des enfants était soudé et indissociable.
Ils se préocupaient sans cesse les uns
des autres et étaient bouleversés
quand ils étaient séparés,
même brièvement. Ils retournaient
sans arrêt en arrière, en promenade,
chercher ceux qui étaient restés
à la maison. On ne pouvait isoler un enfant
malade au premier, ni faire dormir certains à
la sieste. Lors d’une promenade en voiture, où
deux d’entre eux avaient dû prendre le bus,
ils ne purent ni profiter du voyage, ni de ce
qui avait été préparé
pour eux, jusqu’à ce qu’ils fussent réunis.
Ils étaient étroitement unis et
strictement égaux, chacun ayant une forte
influence sur tous les autres. Au moment des repas,
quand John repoussait son assiette, tous arrêtaient
de manger. Si Miriam disait : “chaise” ou “fleur”,
les autres lui apportaient immédiatement
ce qu’elle réclamait. Ils désiraient
que chacun ait sa part, surveillaient les trainards
en promenade, s’entr’aidaient pour tout, pour
s’habiller. A table, ils passaient l’assiette
pleine à leur voisin avant de se servir.
Ce comportement n’était pas l’exception
mais la règle. [...]