Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein

Malgré « Le camp », la vie des mots • Un argot enfantin

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

 

© Micheline Weinstein   / Août 2008

Centre  d’Argotologie

UFR de linguistique • Paris V Sorbonne • Université René Descartes

Documents de travail n° XIII/XIV, novembre 1992

Chapitre « traduction », pp. 208-209

Malgré « Le camp », la vie des mots

Un  argot  enfantin

       Le texte présenté ici est extrait d’un travail intitulé Les enfants de Terezin, à partir de l’observation de Anna Freud, Survie et développement d’un groupe d’enfants • Une expérience bien particulière, et paru dans ψ Le temps du non n° 5, en mars 1990.

       Ces enfants de trois à douze ans, sans père ni mère, rescapés du camp de Theresienstadt en Moravie [1] , étaient arrivés au centre d’accueil de Windermere à Londres en 1945. La traduction de Blöder Ochs, par “espèce d’imbécile”, ou même, en raison de la violence encourue, “sale vache”, bien trop faible, ne me convenait pas [2].

       Blöder Ochs, un hapax, était en effet la formule préférée de ces petits enfants-là, qu’ils adressaient... au choix... à n’importe qui ! Elle fonctionnait comme une sorte de marquage du destinataire.

       Il est particulièrement émouvant de relever que Anna Freud traduisit elle-même son observation en langue allemande, sa langue d’enfant, d’enfance à Vienne, qu’elle ne parlait plus depuis son installation en Angleterre, qu’elle avait volontairement exclue. Elle lui redonne vie ici pour la première fois depuis l’Anschluss et l’exil, langue de « la petite Anna », langue de ces enfants-là.

       Le problème de traduction de cet argot d’« Enfants de camp » s’est posé de telle sorte que j’ai dû créer une expression dans la langue cible pour transmettre, au plus près, le message des jeunes locuteurs.

       La  seule façon de restituer la dimension vivante de cette adresse de nécessité était de trouver le passage d’un hapax à un autre.

       C’est ainsi qu’est venu Con de Bœuf !

Micheline Weinstein

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Extrait de « Les enfants de Terezin »

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Enfants de camp

       Terezin était un camp de transit, des milliers de personnes adultes et enfants y passèrent puis furent déportés vers les camps d’extermination. Être appelé pour être déporté ailleurs était l’équivalent d’une sentence de mort, la terreur de la population du camp était constante : les arrivées et les départs se faisaient la nuit. Au cours de la dernière année, le camp fut vidé de dizaines de milliers de ses résidents; les gens perdaient ainsi leurs parents, leur mari, leur femme, leurs enfants. Les épidémies, les carences, la vieillesse tuaient quotidiennement. Il y avait plusieurs milliers d’enfants de tous âges, que leurs compatriotes essayaient de protéger, groupés et soignés en dortoirs. La section des enfants sans mères était l’un de ceux-là. Il est impossible que l’agitation, la peur, le chagrin et les disparitions n’aient pas imprégné l’atmosphère de la nurserie. Les adultes et les enfants vivaient si proches qu’il n’y avait pas de place pour la vie privée. Les enfants n’avaient pratiquement pas de jouets, et seulement une cour vide pour prendre l’air. Le registre officiel ne mentionne à leur arrivée que leur nom, leur date et lieu de naissance.

       Une déportée qui s’occupa d’eux à Terezin, Martha Wenger, donna quelques éléments supplémentaires. Les noms juifs  de ces enfants avaient été changés par les nazis. Anna Freud leur rend des noms bibliques en les remplaçant pour respecter leur anonymat : John, Ruth, Leah, Miriam, Peter ont trois ans et quelques mois quand ils arrivent à Bulldog Bank, grande maison avec véranda et jardin. Chaque enfant avait changé 5 à 6 fois d’endroit avant d’arriver là et ils n’avaient connu que la vie dans le groupe, n’ayant jamais fait l’expérience d’une vie normale en dehors d’un camp.

       Ils arrivèrent, venant de Windermere, maison d’accueil. On pensa qu’il était sage de laisser les six enfants les plus jeunes ensemble dans un milieu paisible, pendant un an au moins. Ils pourraient s’adapter graduellement à un nouveau pays et à une nouvelle langue. Ils ne montrèrent aucun plaisir à la vue de la belle maison préparée pour eux, se conduisirent de façon agitée et sauvage, terriblement bruyante, détruisant tous les jouets et abîmant en grande partie tous les meubles. Ils ignoraient complètement les adultes, au point de ne pas lever les yeux quand quelqu’un entrait dans la pièce. Ils frappaient, mordaient, crachaient sur les adultes et quand ils étaient en colère, ils hurlaient des mots grossiers en allemand mêlé de tchèque, auxquels ils ajoutèrent progressivement des mots anglais. Ils appelaient les adultes instinctivement, comme à Terezin “Tatie”, “Blöde Tatie” et aussi “Blöde Ochs [3] qui était leur injure et leur terme favori, celui qu’ils conservèrent le plus longtemps.

       Le groupe des enfants était soudé et indissociable. Ils se préocupaient sans cesse les uns des autres et étaient bouleversés quand ils étaient séparés, même brièvement. Ils retournaient sans arrêt en arrière, en promenade, chercher ceux qui étaient restés à la maison. On ne pouvait isoler un enfant malade au premier, ni faire dormir certains à la sieste. Lors d’une promenade en voiture, où deux d’entre eux avaient dû prendre le bus, ils ne purent ni profiter du voyage, ni de ce qui avait été préparé pour eux, jusqu’à ce qu’ils fussent réunis. Ils étaient étroitement unis et strictement égaux, chacun ayant une forte influence sur tous les autres. Au moment des repas, quand John repoussait son assiette, tous arrêtaient de manger. Si Miriam disait : “chaise” ou “fleur”, les autres lui apportaient immédiatement ce qu’elle réclamait. Ils désiraient que chacun ait sa part, surveillaient les trainards en promenade, s’entr’aidaient pour tout, pour s’habiller. A table, ils passaient l’assiette pleine à leur voisin avant de se servir. Ce comportement n’était pas l’exception mais la règle. [...]


[1] Moravie où naquit Freud en 1856 et qui vit en 1944 transiter ses quatre sœurs vers les camps d’extermination d’Auschwitz et de Treblinka.

[2] Anna Freud, « Survie et développement... », rédigé en 1951. Traduction française, L’enfant dans la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1976.

[3] Con de Boeuf !”, ma traduction.

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