Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Trois textes de Gil Jouanard

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l'authenticité » par T. W. Adorno • 1964

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© Gil Jouanard • Trois textes / Juin 2008

Trois textes

Gil Jouanard

Ce qu’on appelle aujourd’hui « la culture »

Ce qu’on appelle aujourd’hui « la culture », et qui autrefois était désigné sous l’appellation générique de « beaux arts et belles lettres » ne se trouve qu’incidemment, et inopportunément, associé tantôt à la notion de « loisir », tantôt à celle d’« éducation » (au sens pédagogique, et même scolaire, du terme).

S’agissant en effet de l’acte de créer un objet, une forme, une source d’émotion, une idée neuve ou dérangeante, et de celui qui consiste à le recevoir, à le faire sien, à s’en trouver modifié radicalement, il s’agit là d’une aventure, spirituelle et intellectuelle, mais aussi sensorielle et affective, d’un bouleversement, d’une révolution qui ne laissera indemne que celui ou celle qui n’y sera ni sensible ni réceptif, ni disposé ou apte (car révulsé ou paniqué à l’idée du moindre changement).

La culture donc ne désigne pas un catalogue de concerts, de récitals, d’expositions, de publications, de spectacles, contrairement à ce que l’on croit, mais une combinaison d’émotions fortes, de sensations inédites ou inattendues, de sentiments inhabituels (ou simplement portés à leur degré d’incandescence).

Lorsque Montaigne écrit que « nature sans culture n’est que ruine de l’âme »), il veut signifier que la nature est sans âme, c’est-à-dire dépourvue de sentiments et d’intentions et peut-être même sans raison d’être, si elle n’est pas instillée de ces substances, les unes volatiles, les autres fluides, toutes non disciplinables et malaisément nommables ou même perceptibles, qui ont l’aptitude soit de nourrir soit de faire dévier le cours naturel des flux sanguins et humoraux.

La culture, sortie de son carcan institutionnel et socio-instrumental, est plus un processus libertaire mais exigeant (intransigeant même pour celui qu’il vient prendre à partie), où l’être tout entier se voit, et se sent, impliqué (autrefois, on aurait écrit : « transcendé »).

C’est une aventure, mais personnelle, individuelle, autant dire solitaire, régie par des lois strictement anarchiques (car non maîtrisables au non de « La Loi », quelle qu’elle puisse être, et de son épigone, la « Règle sociale »). La culture n’est ni socialisable ni réductible à des canons et à des modes d’emploi. Elle est un état de perpétuelle et permanente invention (au sens où on parlait naguère encore de « révolution permanente »). Un acte d’émancipation personnel, individuel, qui ne saurait se contenter de concerner le seul « temps libre », les « heures de loisir » ; car il implique une mobilisation de tout l’être, et de tous les instants vécus par le dit « être », par l’individu lancé dans une navigation à l’estime, que celle-ci aille à la dérive, livrée aux soins versatiles du hasard, ou soit contrôlée par la puissance de l’esprit.

Le ministère de la culture se devrait d’être non pas l’instance vouée au catalogage raisonné et sectoriel du patrimoine, vivant ou maintenu en état de conservation fragile, ni le soutien condescendant à toute velléité d’action formatrice ou pédagogique, divulgatrice ou promotionnelle dédiée à la production et à la consommation d’œuvres au goût du jour (dont chaque jour s’emploie à contester la pertinence ou le bien fondé pour proposer en échange, et parfois violemment ou de façon méprisante, un autre canon de recevabilité). Il serait de première utilité en revanche s’il se proposait comme soutien ou auxiliaire de l’aventure personnelle de tout individu, nécessairement hors norme mais aussi hors modes, qui s’est instinctivement lancé à la recherche d’un anonyme soi, du soi principiel, de l’Homo sapiens sapiens parti en quête de son libre arbitre et de son peuplement intérieur par de puissantes poussées de doute et de désir, de forts séismes d’inconnu, de troubles et hasardeux affleurements d’intuition.

L’homme de culture n’est pas l’amateur de concerts, l’écumeur d’expositions temporaires, l’acheteur du dernier prix Goncourt ; il n’est pas davantage le chargé de cours enseignant des matières mortes ou périmées ou des grandes idées pour lesquelles il n’est pas prêt à donner sa vie. Il est celui qui, parti du perceptible, du reconnaissable, du maîtrisable sans effort, a éprouvé un jour non pas le désir mais l’impérieux besoin de passer outre, de s’infiltrer, de franchir les limites du sens commun, de s’inscrire en faux si besoin est, et de se risquer, notamment de courir le risque de se tromper.

Il est celui qui ne saurait se divertir ou se distraire à l’écoute d’un trio de Schubert, d’une sonate de Haydn, d’un quatuor de Beethoven. Qui y plonge à corps perdu, sans savoir nager, chaque fois qu’il entend ce pur et révolutionnaire miracle. Il est celui qui a su d’instinct que la révolution n’était jamais venue, et ne viendrait jamais, des hommes ou femmes politiques, mais toujours de ces solitaires qui, dans la pénombre de leur laboratoire expérimental ou de leur grotte initiatique, avaient su côtoyer l’indicible, l’inexplicable, le non maîtrisable, le bouleversant, l’émotion qui nous dépasse ou la soudaine illumination qui nous laisse pour un moment croire à la toute puissance de notre intelligence. Et qui nous révolutionne en effet, au sens cosmologique du terme.

La culture, c’est un mouvement de rupture avec l’habituel, avec la routine de survie, avec le machinal, et, de ce fait, avec la bienséance.

C’est ce qui fait de tout être saisi par la poigne ni amène ni sécurisante, mais prodigieusement illuminante, de cet événement crucial et non programmable un extraterrestre.

Paris, ce samedi 31 mai 2008

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Mais que manquait-il donc à R. C., poète national ?

R. C. était un grand poète. Par quelques-uns de ses écrits, il sut accéder à ce que la littérature a donné de plus fulgurant au cours de ce siècle. Il avait tout pour lui : ce don d'écrire, non pas comme on respire, mais comme on se retient de respirer ; celui aussi de séduire ; et cette autorité naturelle qui le fit, en une circonstance historique, adopter le nom du grand Alexandre ainsi que ses manières.

Le prestige qu'il avait conquis était considérable. Son talent avait été reconnu tôt. Il était célèbre, s'offrant le luxe d'affronter les politiques en affichant son mépris de la politique, de se tenir à l'écart du monde en le faisant savoir, de telle sorte que son image se projetait au centre même de celui-ci. Bref, il gardait en lui quelque chose d'enfantin, avec cette fragilité que seuls les colosses savent couver en eux une vie durant.

Que lui manquait-il ? Sa générosité lui faisait des amis fidèles. Son statut hors normes lui ralliait une part considérable de la jeune poésie de l'époque.

Que lui manquait-il ? De savoir d'où venait son grand-père, cet enfant trouvé qu'on avait affublé du nom de Charlemagne ? Ou bien de vivre auprès de cette jeune inconnue, ou de cette autre femme, naguère effleurées, mais jamais oubliées ?

Lui manquait-il ce fils qu'il eût modelé à son image ? Des fils, il s'en choisissait autant qu'il en voulait, leur reconnaissant des qualités qu'ils n'avaient pas toujours. Puis, le jour venait où il ne leur voyait plus que des défauts, qu'ils n'avaient pas toujours, non plus.

Cette souveraineté d'écriture, qu'il avait acquise spontanément, sous l'action de sa rusée naïveté, quelques-uns voulurent la canoniser de son vivant. On le fit sacrer génie honoris causa par le Kappelmeister de la Pensée-pensant-la-pensée, lequel le compara à qui l'on voulut.

Alors R. C. se mit à se conformer à l'image qu'on lui proposait de lui-même. Nouvel Héraclite, il ne pouvait moins faire que d'afficher à tout propos son titre  d'expert en Obscurité Fondamentale. Là où l'éclair surgissait à tout moment, ce ne fut plus, soudain, qu'effets de lampes halogènes et de tôles ondulées imitant le bruit de la foudre comme dans la Belle Hélène d'Offenbach.

Il se mit aussi à s'emporter contre tous et chacun, à propos de n'importe quoi, tel un grand causse creusant l'abîme autour de lui pour rester seul face aux intempéries et à la désolation. Au milieu de ce désert, il mourut de façon pathétique.

In « Plutôt que d'en pleurer », Verdier,1995

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Extrait de

« Moments donnés »

Volume XII • Inédit

Version ravalée ou rajeunie de l’obsolète « Café du Commerce » (obsolète car, selon les dires de maints cafetiers, l’interdiction de fumer dans les bistrots va faire reculer la convivialité dont ces lieux hautement démocratiques seraient le temple, grâce à la cigarette), Internet autorise la suffocante déferlante de la sottise péremptoire à prolonger sa course avec davantage de moyens d’expression. Nouveau vomitorium, notre medium pour tous est d’ores et déjà devenu le paradis des gens dotés d’un sens de la parole infantile, d’une aptitude à penser proche de zéro et d’un taux de niaiserie pratiquement incommensurable.

Il suffit de lire les commentaires que maints désœuvrés (car il faut l’être pour s’adonner à ce jeu puéril) déversent sur la moindre information livrée sur le mode du plus pur style télégraphique pour se convaincre de ce que la bêtise prétentieuse et volontiers sentencieuse a de longues années de prospérité à attendre de la corne d’abondance des temps qui courent.

Ce qui frappe dans ces « commentaires », c’est, d’abord l’absolu manque de maîtrise de la langue dont ces « intervenants » font généralement preuve, ensuite (mais n’est-ce pas lié ?), l’affligeante médiocrité des contenus qu’ils déversent avec la témérité de ceux qui ne risquent rien. Enfin, transparaît un substrat de haine sourde, qui est très exactement celle des lâches qui n’auraient jamais la hardiesse d’affronter en combat oral singulier ceux que le principe démocratique leur permet de vilipender à loisir et sans frais ou de couvrir de sarcasmes ultra convenus.

Belle invention, ce système de communication à tout va ! On y apprend quantité de choses sur la nature humaine et sur ce que l’inculture militante peut produire comme effets dégradants.

Pauvres de nous, qui allons devoir de plus en plus fréquemment subir les vagues d’assaut de cette parodie de « démocratie directe » ! Voilà ce que c’est que de faire de la communication le principe moteur d’une société… 

Paris, ce mercredi 2 janvier 2008  • À la lecture de quelques uns de ces graffiti de pissotières que les assidus « commentateurs » des informations lacunaires proposées par Internet dégueulent à longueur de journée

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ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire

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