Psychanalyse et idéologie

Romain Gary • Le judaïsme n’est pas une question de sang

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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  Romain Gary • 1970


Le Judaïsme n’est pas
une question de sang


Propos recueillis par Richard Liscia pour « L’Arche »
26 avril/25 mai 1970

Reproduits avec l’autorisation de la Revue

 

C’est Jean Seberg qui vient m’ouvrir la porte, au milieu des aboiements d’un énorme chien-loup. Son maintien est si modeste que je ne la reconnais pas sur le moment. « Romain est descendu acheter un cigare, dit-elle ; il sera là dans un instant. » J’ai le sentiment d’assister au prolongement de l’histoire contée dans « Chien Blanc » où Romain Gary ne parle guère, en dehors du problème noir, que de Jean Seberg, des chiens et de ses cigares. Il arrive bientôt, très nonchalant, vêtu d’un gilet mexicain multicolore. Je ne reproduis ci-dessous que la partie politique de notre entretien, à la fin duquel nous avons notamment parlé de la jeunesse et de son absence d’humour. J’en veux à ceux des critiques littéraires qui lui reprochent sa prétention sans remarquer qu’elle est naïve et qu’elle témoigne donc paradoxalement d’une certaine simplicité. À sa manière.


Q. — J’ai lu des critiques de « Chien-Blanc » que je n’ai pas trouvées très fondées.


R. — Oui, on a écrit que j’ai eu des réactions d’antipathie contre les étudiants au mois de mai 1968 ; c’est un mensonge flagrant. Je l’ai écrit en toutes lettres, je dis aux étudiants : vous avez raison. Et en outre, je suis descendu dans la rue pour les encourager. La chose triste, c’est que je me fais toujours des illusions sur la gauche. Je crois qu’ils défendent des idées de justice. Mais quand vous lisez un article comme ça [1], vous vous apercevez que ce sont des faussaires comme l’extrême-droite. Que je sois à leurs yeux un fasciste, un gaulliste, un salopard, un bandit, un capitaliste, très bien. Mais ils doivent juger mon livre sur pièces, non sur l’idée qu’ils se font de moi. Or mon livre déborde non seulement de sympathie, mais de solidarité agissante pour ceux qu’ils sont censés défendre.


Q. — « Chien-Blanc » est la description d’une certaine confusion des valeurs. C’est peut-être ce qui gêne la gauche, qui a des idées bien arrêtées, des idées sûres.


[1] La critique de «Chien Blanc» parue dans le « Nouvel Observateur », n° 282.


R. — Ils me reprochent de ne pas être assez manichéens. Je refuse de traiter les Noirs autrement que comme des gens identiques à vous et à moi. Tout en expliquant que le côté délirant de leur action a été provoqué par les Blancs, qu’ils ont été manipulés par les Blancs. A travers les Noirs, ce sont les Blancs qui se haïssent eux-mêmes. Et il m’est extrêmement triste de voir, comme je l’explique dans mon livre, des Juifs qui rêvent d’une Gestapo juive et des Noirs qui rêvent d’un Ku-Klux-Klan noir. Et ne pas faire cette remarque, c’est trahir. Et si je ne la faisais pas, je trahirais la gauche. Ce serait une attitude stalinienne, c’est une attitude qui justifierait que Slansky ait dit : « je suis coupable. » Ne pas dire la vérité dans ces conditions, c’est desservir la cause que l’on sert.


Q. — Est-ce que vous vous sentez toujours gaulliste ?


R. — De Gaulle a été un facteur « positif » puisque la gauche et les communistes ne nient pas qu’il a été le seul homme capable de nous débarrasser du colonialisme et de l’Algérie. Donc d’un certain fascisme. De Gaulle a fait ce à quoi un socialiste comme Guy Mollet était férocement opposé. C’était également mon chef depuis juin 1940, le premier résistant ; c’est un homme qui a accompli des réformes indispensables et que la gauche n’a pas été en mesure de faire quand elle a été associée au pouvoir. Dans ces conditions, comme la France entière et comme la gauche, j’ai « utilisé » De Gaulle. Vous me demandez si je suis gaulliste. Maintenant, c’est une question théorique ; De Gaulle n’étant plus là, tout parti qui se réclame de De Gaulle est sujet à interprétation, à caution, à méfiance, à examen, à contrôle, à adhésion ou non. Alors, je suis gaulliste historiquement, mais je ne suis absolument pas U.D.R. Je ne l’ai jamais été, je n’ai même pas été R.P.F. Deuxièmement je n’admets pas les adhésions totales à un parti. Un parti peut se tromper. Un homme libre n’est pas un serviteur des partis, c’est plutôt l’inverse. Donc un homme libre choisit son parti, il coopère et travaille avec ce parti dans la mesure où les idées et l’action de ce parti coïncident avec les siennes. Au moment où il y a un divorce sur les idées, il est pour moi monstrueux de demeurer fidèle à ce parti. C’est la chose fondamentale qui me sépare du Parti Communiste, c’est qu’une fois que vous êtes dedans, ils ne vous permettent plus de les « débarquer ». Dans la mesure où De Gaulle se serait engagé dans des actions qui auraient été complètement contraires à mon idée de De Gaulle, je m’en serais complète ment séparé. J’ai été un gaulliste inconditionnel dans la mesure où De Gaulle est resté inconditionnellement fidèle à cette très haute idée qu’il se faisait de la France. Il nous a évité le fascisme, il nous a évité l’O.A.S., et en même temps il a donné la liberté vraie et indiscutée aux anciennes colonies. Il a résolu un problème effroyable qui pesait sur nos consciences, celui de l’Algérie. Alors, comment dans ces conditions et à cette époque pouvait-on être contre De Gaulle ? Si De Gaulle défend des idées qui se trouvent être des idées de gauche, il faut être avec De Gaulle ; d’un autre côté, si le Parti Communiste défend des idées identiques, vous voudriez bien l’aider, mais vous savez aussi que ses buts sont situés au-delà des situations données. Je me donne tout à fait le droit d’être d’un côté ou de l’autre selon ce que mon analyse des situations données m’ordonne de faire.


Q. — Vous dites que vous n’avez pas eu l’occasion de remettre en cause les diverses orientations de De Gaulle ; cependant votre œuvre est imprégnée de préoccupations relatives au racisme, et De Gaulle a dit un jour des Juifs que c’était un peuple « d’élite, sûr de lui et dominateur ». Comment avez-vous réagi ?

R. J’ai réagi très bien. J’ai été extrêmement flatté dans la mesure où ma mère était juive. C’était la première fois dans leur histoire que les Juifs étaient traités de peuple d’élite. J’ai fait une expérience : ces propos ont été tenus au mois de novembre de cette année-là et au mois de décembre, les écrivains et les artistes faisaient leurs vœux à la France par l’intermédiaire de l’O.R.T.F. Et j’ai souhaité une excellente année au peuple français, ce peuple d’élite, sûr de 1ui et dominateur. Il n’y a pas eu une seule protestation, les auditeurs français ne se sont pas du tout vexés ; il n’y avait que les Juifs qui s’étaient vexés des propos Gaulle. Et pourquoi ? Parce que, malheureusement, les Juifs sont contaminés par l’antisémitisme. Cette phrase pouvait être discutée sur le plan de la « domination », bien que, si vous regardez le Littré, domination n’ait pas la signification qu’on a voulu lui donner. Il faut vraiment un complexe d’infériorité effroyable pour ne pas prendre cette phrase avec le sourire. Il faut vraiment se référer immédiatement à Auschwitz. Or il n’y a quand même pas qu’Auschwitz dans l’histoire du peuple juif. D’ailleurs un de mes camarades juifs ne s’est jamais remis de cette phrase. Je l’ai vu encore en lambeaux en train de saigner sur le tapis au cours d’un dîner que j’ai eu avec lui. Il ne s’en est jamais remis ; ça a été pour lui quelque chose d’absolument terrible. Or je connais bien De Gaulle ; j’ai écrit des livres comme « La danse de Gengis Kohn », et je vous fais remarquer que ce livre, acclamé d’une manière extraordinaire en Amérique, en Israël, a été traité par quelqu’un de « l’Express » de « livre antisémite et de profanation des morts d’Auschwitz ». C’est vous dire qu’il y a des malentendus extrêmement curieux, et qui viennent sûr du fait que les Juifs sont contaminés par l’antisémitisme.
Moi, heureusement grâce ai je peux en parler librement parce que personne ne peut me dénier le droit de me considérer comme juif étant donné que quelle que soit ma religion (je suis catholique de naissance), selon la loi judaïque, si votre mère est juive êtes juif, personne n’a rien à vous dire. On me l’a dit quand même. C’est une parenthèse. Gengis a été tellement aimé par les israéliens (ils ont d’ailleurs attaqué les critiques français qui l’ont traité d’antisémite) que j’ai reçu un jour une lettre me demandant d’envoyer vingt dollars afin de figurer dans le « Who’s who in the World Jewry ». J’ai envoyé vingt dollars. On me les a renvoyés, en me disant que je n’avais pas le droit de figurer dans l’annuaire des juifs, étant donné que mon père n’était pas juif. J’invoque la loi mosaïque. On me répond par une lettre embarrassée s’appuyant sur la loi d’Israël. J’ai réagi très violemment en disant : pardon, vous ne faites pas le « Who’s who in Israël », ce n’est pas à Israël de décider qui est juif, c’est à la loi mosaïque de le faire. Vous voyez, il faut quand même dire qu’il y a dans ces choses une véritable paranoïa.
Pour en revenir à cette phrase de De Gaulle, depuis lors j’ai écrit « Gengis Kohn » et il y a eu en première page de France-Soir une photographie de De Gaulle à son bureau avec une pile de livres, et au sommet de cette pile « Gengis Kohn » ; et il m’a écrit une lettre, que je n’ai pas le droit de montrer parce que c’est une lettre privée, de sympathie pour le livre et pour les souffrances des juifs. C’est un homme qui est totalement dépourvu de toute trace d’antisémitisme. A mon avis, la réaction des juifs a été maladive.
Mais, je n’ai pas fini, car il y a un autre problème. Sur ce problème, je réagis de plus en plus, au point que malheureusement — je le regrette — ça me vaut un procès en diffamation. On peut dire tout ce qu’on veut, on peut critiquer tout ce qu’on veut dans le comportement des Français ; on n’a pas le droit de donner des conseils de loyalisme et de patriotisme à une section, à une catégorie de Français mise à part, en vertu du critère racial. Si vous donnez des conseils de loyalisme à tous les Français, d’accord. Mais choisir, comme d’aucuns dans le parti dit gaulliste (c’est-à-dire l’U.D.R.), l’ont fait mettre à part les Français juifs pour leur dire : vous juifs français vous devez faire ceci ou cela, ça s’est du racisme. Et ça c’est inadmissible. Mais De Gaulle parlait sur un plan historique général, j’étais là, je suis très sensible au problème raciste, je crois constater que je me suis senti plutôt bien que mal. Tout en méditant sur le thème de « dominateur » : j’ai pensé que c’était en effet plutôt, dans l’esprit de De Gaulle, dans le sens de dominer les situations et non pas dominer les autres peuples. Il est possible que les autres interprétations soient bonnes, en tout cas, en ce qui concerne ma réaction, je n’ai aucun problème avec De Gaulle à ce sujet. Maintenant si vous voulez poser la question d’Israël, c’est autre chose. De même que je refuse d’être cent pour cent un « fellow traveller » du gaullisme et de toutes les oscillations d’une politique U.D.R. ou autre, je refuse catégoriquement et à plus forte raison, de dire qu’Israël a toujours raison. C’est pour moi une nation, c’est un autre État qui commet les mêmes erreurs historiques, les mêmes attitudes d’excès que tous les nationalismes ont commis dans l’histoire. Je suis férocement anti-nationaliste. J’ai fait mille fois la distinction entre le patriotisme et le nationalisme, qui sont deux notions opposées d’amour et de haine entre lesquelles il n’y a aucun rapport. Le nationalisme, c’est le cancer du patriotisme. Et quand je vois Israël en proie au cancer du nationalisme, je suis contre. Ça n’a rien à voir avec les juifs.


Q. — Dans la lettre à vos « cousins juifs », dans le Figaro Littéraire, vous disiez que vous ne reviendrez plus sur ce conflit entre Ismaël et Israël. Qu’est-ce que ça veut dire ?


R. — En effet, la radio israélienne m’a contacté à plusieurs reprises à ce sujet, j’ai refusé d’en parler. Si j’en parle aujourd’hui, c’est parce qu’il s’agit d’un autre contexte, celui du racisme et de mon livre. Je refuse de me mêler au problème artificiellement créé que posent (soi-disant) aux juifs les rapports politiques entre la France et Israël, ou aux problèmes de politique israélienne — qui seraient posés aux juifs français je ne sais pourquoi. Dans la situation de crise nationaliste, c’est-à-dire de crise passionnelle que traverse Israël aujourd’hui, je ne vois pas ce que la logique et le raisonnement froid peuvent apporter. Et d’autre part, comme je ne suis pas manichéen, il me paraît évident qu’il a du valable dans les deux camps, qu’il y a des choses extrêmement respectables dans les deux camps, qu’il n’y a aucune raison de faire des palestiniens les juifs d’une nouvelle Diaspora ; il faut donc conclure que ce sont des passions qui sont en jeu, et moi je n’ai rien à y faire. Donc je me tais. Il serait du plus haut comique que M. Romain Gary aille donner des conseils aux Palestiniens ou aux Israéliens ou aux juifs français dans domaine. Je me suis intéressé à question dans ma lettre aux juifs français, parce qu’elle dépassait singulièrement le problème des juifs et d’Israël. La question était de savoir si les Français étaient soumis à une politique officielle et ne pouvaient pas penser contre le gouvernement. Le fond de ma lettre, c’est que les juifs français doivent penser comme ils veulent.


Q. — Dans « Chien Blanc », il a une phrase qui m’a beaucoup impressionné : lorsque Jean Seberg est menacée physiquement à cause de ses activités de militante antiraciste, vous lui dites : « Le droit le plus sacré est celui de ne pas se laisser faire ». Est-ce que vous ne croyez pas que cette phrase pourrait très bien s’appliquer à Israël ?


R. — Oui. Je ne tiens pas à soutenir le point de vue du gouvernement français, mais je dois dire qu’aucun ministre du gouvernement actuel n’a jamais fait autre chose que de proclamer le droit d’Israël à son existence, donc à ne pas se laisser faire. Je n’ai jamais dit non plus le contraire. Mais faut reconnaître qu’il y a de 1a justice et de l’injustice dans le deux camps. Cela dit, c’est le droit d’Israël de ne pas se laisser faire comme c’est le droit des Palestiniens de ne pas se laisser faire. Dans ces conditions, on devrait en appeler au jugement de la raison ; il y a eu un précédent biblique puisqu’ils parlent tellement de la Bible, c’est Salomon. Mais je ne veux pas donner de conseils, parce que je n’ai ni le poids, ni l’autorité et que je n’ai nullement l’intention de faire la mouche du coche. Et c’est pour cette raison que je refuse absolument de m’engager dans des articles ou des proclamations à 1a « J’accuse », simplement parce que j’aurais l’air de faire de l’auto-publicité en prenant de belles attitudes idéologiques à propos d’un conflit sanglant. À partir d’un certain moment, l’idéalisme devient du cabotinage subjectif et une mise en valeur de son propre personnage.


Q. — Vous présentez le problème d’une façon claire ; mais c’est quand même délicat pour les juifs français, c’est quand même, comme vous l’avez dit, un conflit sanglant.


R. — II y a des juifs français qui sont violemment contre Israël, dans tous les milieux. J’en connais d’autres qui sont inconditionnellement pour. Il y a un très grand éventail d’opinions, contrairement à ce qu’on croit. Il y a un problème auquel ils n’ont pas le droit de ne pas faire face. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a une tentative d’intimidation faite aux juifs de France sous menace d’antisémitisme à laquelle ils ne doivent à aucun prix se soumettre, parce que là, ils trahiraient vraiment la France, l’idée que l’on se fait de la France. En tant que Français à part entière, ils ont le droit d’être librement pour ou contre Israël. Et s’ils sont sujets à des déchirements, ce n’est pas tellement à cause du dilemme devant lequel ils seraient placés, parce qu’à mon avis il n’y a pas de déchirement, pas de dilemme — c’est que leur déchirement est en partie entre leur sympathie pour Israël et la peur de l’antisémitisme. Et ça, ce n’est pas valable.


Q. — Pour beaucoup de gens, vous êtes un peu mystérieux. Vous vous exprimez complètement dans vos livres, mais en même temps, on peut se demander comment un homme d’origine juive...


R. — Et étrangère aussi...


Q. — ...et étrangère, ait réussi à faire une carrière diplomatique.


R. — Se poser une telle question, c’est, excusez-moi de le dire, ne pas comprendre du tout la France. Je peux vous assurer que je n’étais pas le seul naturalisé qui ait fait une belle carrière au Quai d’Orsay, je suis loin d’être le seul juif (parce que mon certificat de naissance, déposé au Quai d’Orsay, est rédigé en hébreu)...


Q. — Comment se fait-il ?


R. — Les Russes le faisaient automatiquement pour les juifs, quelle que soit la religion que vous pouviez avoir deux semaines après. Je ne vais pas m’amuser à vous donner le nom de tous les juifs qui sont au Quai d’Orsay, il n’y en a pas beaucoup, il y en a quelques-uns. En tout cas, jamais, à aucun moment d’une carrière de 18 ans, je n’ai senti la moindre discrimination en tant que naturalisé ou en tant que juif. C’est une idée que l’on se fait du Quai, qui est totalement fausse et qui date du Quai traditionnel d’avant-guerre. De ma vie je n’ai connu d’organisme moins raciste et plus libéral. Et d’ailleurs depuis que j’ai quitté cette carrière, le Quai d’Orsay renouvelle systématiquement mon passeport diplomatique. J’ai publié des livres violents, obscènes dans le contexte du parler de mes personnages, je n’ai jamais eu la moindre censure.


Q. — Si on n’a pas lu votre œuvre, on peut se demander quel est votre degré de sensibilité juive.


R. — Alors là, je vous arrête tout de suite : c’est cent pour cent.


Q. — Je vais me faire l’avocat du diable et vous poser la question d’une autre manière : après tout, vous ne devriez pas vous sentir tellement juif. Oui vous êtes juif par votre mère, oui il y a la loi mosaïque, mais malgré tout vous devriez avoir une certaine distance à l’égard des juifs : vous-même les appelez : « Mes chers cousins ».


R. — D’abord il est incontestable que par ma mère, j’ai la sensibilité juive. Cela se sent dans mes livres et en les relisant, je les retrouve moi-même. Mais je serais un raciste si je disais que je suis lié aux juifs par les liens de race et de sang. Ce n’est pas ce que je sens. Je suis lié à eux d’une manière beaucoup plus définitive par le sens même de mon œuvre ; l’humour de mes livres est un humour typiquement juif, celui-là même qui a inspiré les frères Marx, Chaplin et d’autres ; un homme en partie slave aussi, mais ici je ne parle pas d’Israël, je parle de la culture yiddish.

Et puis il y a ce que les juifs ont représenté pour moi pendant une très grande période de ma vie, le cas extrême de l’homme. La phrase n’est pas de moi, elle est de Kœstler. En effet, les juifs sont dans une situation extrême à tous les points de vue et l’ont été dans l’histoire à cause des persécutions. Et dans cette mesure je ne peux pas leur être attaché puisque toute mon œuvre est la recherche de l’humain fondamental, de l’humain essentiel. Ces deux facteurs : littéraire d’abord, l’humour slavo-yiddish de Babel, de Gogol, Shalom Aleikheim et la sensibilité que j’ai que j’ai incontestablement héritée de ma mère ; et moi l’homme envers l’homme qui me fait voir vraiment dans le juif et maintenant dans le noir le cas extrême de l’homme, font que je leur suis attaché. Mais je sais que je vais de plus en plus m’en détacher pour une raison extrêmement simple : je vais choquer beaucoup de gens vingt-cinq ans seulement après Auschwitz, mais il faut quand même dire que l’antisémitisme est aujourd’hui en Occident un problème de luxe. Tous les autres problèmes ne le sont pas. Dans mon esprit, ce problème diminue en importance ; bien sûr, ça peut changer, mais pour l’instant, c’est comme ça. Et dans cette mesure-là, je m’intéresse en effet de moins en moins à eux et c’est un peu la raison de ma lettre aux juifs ; je considère que le situations extrêmes de l’homme ne sont plus actuellement des situations juives, en termes de souffrance.


Q — Est-ce que vous ne croyez pas que le problème d’Israël est en train de relancer 1’antisémitisme ?


R. — Je ne le crois pas. Si le problème d’Israël relance l’antisémitisme, ça veut dire qu’il ouvre une plaie à peine refermée et que le pus était déjà là, à l’intérieur. Je parle toujours de l’Occident ; dans l’Est, l’antisémitisme est jours endémique. En Russie soviétique, il n’a pas évolué depuis cinquante ans. Maintenant si ce problème est relancé, il est évident qu’il n’y a pas que les juifs qui seront aux côtés des juifs. Il me paraît extrêmement improbable que ce problème prenne une nouvelle acuité, je peux me tromper, mais enfin, il y a d’autres boucs émissaires. Il est vrai que si cela revient, on fera comme en 40, on prendra les mitraillettes
.



                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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