Psychanalyse et idéologie

Micheline Weinstein

Françoise Dolto

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

© Micheline Weinstein

29 octobre-2 novembre 2008

Françoise  Dolto

Le 6 novembre 2008 ne sera pas seulement le centième anniversaire de naissance de Françoise Dolto, ce sera également, dépassé de deux mois - 25 août 1988 -, le vingtième anniversaire de sa mort.

Il est difficile de comprendre la polémique opiniâtre, peu élégante, dans la presse écrite, reprise par l’ensemble des médias, déclenchée par les commémorations et manifestations médiatiques liées à ces dates.

Étrangement, cette polémique se trouve menée exclusivement par des auteurs masculins, via leurs publications.

Nous aurions souhaité un peu plus de retenue, pour ne pas aller jusqu’au mot “respect”, qui semble bien désuet en ces temps, après qu’il eût été essoré de son sens.

Est-ce affaire de concurrence mercantile des milieux éditoriaux, histoire de faire de l’argent avec ce qui s’apparenterait à des racontars, par définition non-documentés.

Ah ! La rumeur... la calomnie... ! Ainsi sont-elles généralement dans les couloirs menant aux basses arrières-salles...

Est-ce affaire de concurrence entre “lobbies” psychiatriques, pédagogiques, idéologiques, para-psychologiques et affiliés culturels ?

Nous serions tentés de répondre, devant cet étalage  : “Si vous n’aimez pas Dolto, c’est votre entière liberté, usez-en à loisir, à condition de la garder, décemment, pour vous. Ne vous acharnez pas à vouloir priver autrui de l’apport de F. D. à la psychanalyse, absolument singulier, basé, ce qui est loin d’être le cas de ses dépréciateurs, sur une solide connaissance de Freud.”

Cela n’a aucune sorte d’intérêt pour personne.

Cela est vulgaire.

Quoiqu’il en soit, le titre générique le plus souvent entendu et lu de la polémique actuelle est : « La fin de l’Enfant-Roi », “enfant-roi”, dont on attribue la maternité dommageable aux théories et aux pratiques de Françoise Dolto, laquelle n’est plus là pour faire face à cette impensable contre-vérité.

À y bien réfléchir, cette entreprise de démolition semblerait être de même nature que le sont les thèses révisionnistes, telles que nous les évoquerons un peu plus loin, à partir du dialogue entre Françoise Dolto, le 30 décembre 1987, huit mois avant qu’elle ne nous quitte pour aller visiter l’autre monde, et Jean-Jacques Moscovitz, au sujet du film de Lanzmann, Shoah, dialogue que j’avais enregistré et que j’ai publié, dont le titre est Dialogue, dont nous aurions attendu qu’il ouvre sur un débat public, lequel n’a jamais pu avoir lieu, il n’intéressait pas grand-monde.

 Dialogue émouvant entre chaque locuteur : Françoise Dolto, d’une tonicité incroyable, faisant fi d’une insuffisance respiratoire ; Jean-Jacques Moscovitz, rendant un hommage bouleversé aux “siens” en même temps qu’à chaque Juif, femme ou homme, disparu.

Dialogue, qui sera évoqué dans la seconde partie de ce texte, avant de donner lieu, enfin,  nous l’espérons, à une analyse critique.

Car une saine critique, de haut-vol, claire dans le ciel, au delà des nuages atteints par les scories du monde moderne : oui.

Mais une polémique qui se distingue par sa “basseur” de vues, autrement dit, basée sur une ignorance délibérée : non.

« La psychanalyse nous enseigne qu’il n’y a ni bien ni mal pour l’inconscient »

Me tenant assez éloignée de ces choses, je n’ai que peu lu la presse actuelle. Je ne retiendrai, au sujet de l’“Enfant-Roi” attribué, “dans son dos”, à Françoise Dolto, que le long dossier, traité honnêtement, si l’on tient compte des informations partielles dont il dispose, par « Le Figaro Magazine ».

À ceci près : dans cet hebdomadaire, les revendications de l’“enfant-roi” sont illustrées par la reproduction de la photo d’un môme prêt à foncer sur tout ce qui bouge si l’on n’accède pas à ses désirs.

Or, s’agit-il ici de l’“enfant-roi” de madame et de monsieur toutlemonde, ou plutôt, sur cette photo, d’un enfant autiste ? Pour qui travaille ou a travaillé auprès de ces enfants, l’expression de ses yeux, de sa bouche, de ses mains, ne trompe guère.

De même, autre photo, le gamin, marchant seul sur un caillouteux chemin de chèvres, dans les Cévennes, que l’on reconnaît nettement à leurs touffus petits chênes verts.

Il est à remarquer qu’étrangement, dans cette polémique, de par les médias en général, la réussite époustouflante, incontestable et incontestée, de Françoise Dolto auprès des enfants autistes - et de leurs parents - n’est pas abordée.

Quelle analyste de premier ordre, préoccupée par le destin de “ces enfants-là” - ayons au passage une pensée pour Maud Mannoni -, ne trouvant ni dans les séminaires, ni chez leurs “contrôleurs”, d’intérêt à coltiner leur pratique privée, non rentable - une séance avec un enfant est la plupart du temps assez longue -, à l’énigme des enfants dits “autistes, mutiques, schizophrènes... ”, n’a-elle pas trouvé auprès de Françoise Dolto, le frayage clinique, la voie d’accès permettant de leur offrir une vie possible, parmi les humains, les sauvant ainsi d’un enfermement inéluctable dans l’une ou l’autre institution psychiatrique, après qu’ils eurent été - et le sont toujours -, trimballés, en toute inefficacité, dans divers CMPP, où les jeunes “psys” débutants ne sont pas préparés à les aider et restent inopérants.

Quitte ensuite, pour l’analyste enseignée par F. D., à poursuivre seule sa route, nationale ou/et internationale, vers un plus de savoir encore. F. D., comme font les parents soucieux de la prise d’autonomie de leurs enfants, ne manquait jamais d’inciter les analystes à aller se nourrir d’expériences autres.

Or ces “enfants-là”, devenus adultes existent, bien vivants aujourd’hui. Même s’ils ne parlent toujours pas énormément - pour dire quoi et à qui ? -, voire pas du tout, il n’est pas rare de rencontrer parmi eux musiciens, comédiens, peintres, artisans...

Lancer une polémique à partir des seuls enregistrements d’émissions radio-diffusés de vulgarisation, ça ne fait pas très sérieux, ce n’est pas très “classe”, ça ratisse assez bas.

Il est possible, par contre, d’engager une réflexion critique, basée sur une solide connaissance de la pratique de F. D. et à défaut, pour les plus jeunes, de son œuvre.

Que Françoise Dolto ait dispensé un enseignement sur les ondes, a certes permis, pour ne prendre qu’un exemple, aux parents de considérer l’enfant comme “une personne” à part entière et non comme un objet, adorable pour autant qu’il est bébé, qu’il n’a pas encore l’usage de la parole - qu’illustrent les portraits fabuleux de la Vierge à l’Enfant -, mais devenu gênant, voire exaspérant, dès qu’il se manifeste en tant qu’être humain sexué désirant, “doué de parole”.

François Perrier résumait ainsi la référence incontournable qu’incarnait Françoise Dolto :

C’est toujours à elle qu’on s’adresse quand on s’aperçoit que quelque chose du côté du corps n’a pas encore été théorisé. Il faudrait retravailler Dolto au-delà du cas Dominique, au-delà de tout ça. Enfin, c’est toujours à elle qu’on s’adresse, et on s’adresse en même temps à une femme. Si je voulais caractériser le style de Dolto dans ses thérapies et analyses d’enfants, je dirais qu’elle est toujours dans la métaphore, ce qui permet en effet aux petits enfants, non pas d’avoir un corps pour remettre en jeu cette question, mais pour ne pas être eus par leurcorps.”

Mais que F. D. ait prodigué des “conseils”, des séances publiques, radiophoniques, à qui se précipitait pour les entendre, [me] semblait peu compatible, ni avec la pratique, ni avec la théorie analytique, en ce que, exactement comme dans le monde universitaire ou le monde culturel en général, ils évacuent, de fait, par définition, l’inconscient, autrement dit la psychanalyse en soi, qu’ils sont censés transmettre.

Cet aspect, le résultat, le danger de ces émissions publiques, Stéphane Clerget les relève avec justesse dans « Le Figaro Magazine »,

...les parents oublient souvent d’être des parents et se transforment en psys de leurs enfants : ils prennent ici ou là des recettes, des trucs qu’ils appliquent sans être toujours naturels ou cohérents [...] ils disputent leur enfant puis font machine arrière, parce qu’ils ont lu que ça ne se faisait pas et ils s’excusent. Ou ils discutaillent à propos de tout avec leurs enfants.

  La psychanalyse c’est, cela ne peut être, qu’un espace absolument, impérativement privé, c’est-à-dire un cabinet de travail pourvu d’un divan et d’un fauteuil, de la présence d’un/e analysant/e et d’un/e analyste, aménagé différemment à l’intention des enfants. De plus, ces parents auditeurs, ces mères  plus particulièrement, qu’évoque Stéphane Clerget, ce sont plutôt dans les milieux assez aisés, que l’on désigne aujourd’hui par “bobos”, férus d’un certain snobisme “psy” qu’on les trouve [cf. Freud, « XXXIVe Conférence sur la Psychanalyse / 1932 • Précisions, orientations, applications »],

Il m’est toujours apparu que l’intention généreuse de Françoise Dolto, acceptant ainsi de livrer sans filet son savoir au public, émanait, tout comme sœur Emmanuelle - son livre, quel courage ! - de son arrimage Chrétien : “faire le bien”.

Seulement, pour aller au plus bref, une telle idéologie ne prend pas suffisamment en compte, me semble-t-il, ce que Freud nommait, ce que la psychanalyse nomme depuis, “Le narcissisme des petites différences”, la haine / amour des proches entre eux, la haine / amour de soi, la haine sans amour de l’autre, la haine tout court, lesquels échappent irréductiblement à toute forme de désir, voire souvent de réalisation, de “faire le bien”.

Narcissisme des petites différences, qui oblige à s’en remettre à la Loi, symbolique aussi bien que réelle, cette dernière souvent bancale, mais indispensable aux humains pour qu’ils évitent de s’entretuer et respectent, par le langage, la parole donnée, un minimum de “civilisation”.

Dans le dialogue avec Jean-Jacques Moscovitz au sujet de Shoah, c’est-à-dire lors d’un échange amical, F. D. évoque avec assez de précision ce narcissisme des petites différences, prenant appui sur Freud quant à la spécificité individuelle de l’inconscient de chaque sujet, par rapport à ce qui est d’un autre “ordre”, aux “mailles” du collectif dans lesquelles le sujet est pris, via la notion de solidarité,

...les victimes, on ne peut pas en parler. Les familles des victimes, ceux qui ne sont pas les victimés, c’est ceux-là qui souffrent le plus de ne pas avoir pu aider leurs latéraux ou leurs ascendants. Parce que, justement, c’est ce côté d’entraide - son frère c’est une partie de soi, sa mère, son père, c’est une partie de soi. Même si, dans la libido individuelle, on s’entredéchire, dès que c’est en public, le groupe se reforme...

Et puis, quoi qu’on en dise et redise, l’histoire recommence à l’identique car les pulsions humaines sont éternelles, puisqu’invariantes, dès la paix revenue... Les “Israélites” français, français d’abord, israélites ensuite depuis l’Affaire Dreyfus, natifs pour la plupart de l’Alsace encore allemande, ayant essaimé principalement dans la capitale et dans le sud de la France pour cause d’antisémitisme, la guerre finie, rejoignirent leur caste, leur classe, leur “famille”, “les leurs”, avec leurs dissensions internes, retrouvant intact un mépris à peine dissimulé pour la piétaille juive d’Europe Centrale, dont ils avaient, un moment, contribué à essayer de sauver de l’extermination les orphelins sans apanage... Ainsi va la vie...

Et sur ce point, F. D. témoigne d’une naïveté désarmante lorsque, dans ce même entretien, elle attribue à “Les Juifs” une “convivialité” congénérique !

Alors, la Loi, parlons-en, puisque Françoise Dolto est maintenant suspectée de l’avoir confiée aux seuls enfants, aux enfants “qui font la loi”, d’avoir poussé à l’anarchie.

Au cours du soixantehuitâge, fut envisagée une proposition de loi gouvernementale, portant sur le primaire dans l’Education Nationale, destinée à accroître l’autorité, assez chahutée, des directeurs d’écoles.

Dolto, interrogée dans « Libération » de l’époque, avait appuyé cette initiative, l’argumentant avec précision, justement pour, selon elle, restaurer une autorité symbolique - disons... une figure de proue -, seule capable de restituer aux enfants un cadre éducatif structurant, lequel menaçait alors de tourner à vau-l’eau.

Tout une partie du monde médiatique lui est tombée dessus : “réactionnaire, pétainiste, de droite, has-been... !” Que l’on soit ou non d’accord avec son point de vue, les invectives, émanant d’intellectuels écoutés, “psy[analyste]s” inclus, frôlaient davantage des oukases relevant d’une idéologie stalinienne que de la magnifique aventure des « Enfants de Barbiana » en Italie, de « Blueberry » à Brooklyn, et quelques autres, exemplaires, en Amérique du Sud, en Angleterre...

Ces invectives ne l’ont d’ailleurs pas émue. Dolto était une “grande” analyste, qui savait paisiblement, sans en être accablée, accuser les coups de transfert, violents, brutaux, infantiles.

Leurs mômes ont-ils été élevés en “Enfants-Rois” par leurs mères, tassées dans les cocottes-minutes que sont les HLM des banlieues dites “défavorisées”, auxquelles manquait majoritairement la langue française, lesquelles n’écoutaient certainement pas les émissions de Françoise Dolto, produites par Jacques Pradel sur France-Inter ? Éduqués en “Enfants-Rois” par les enseignants, qui refusent le rôle de policiers, mués, encore aujourd’hui, en assistantes sociales, infirmières, éducateurs de rues, exsangues dont certains, bien que croyants, n’avaient [n’ont] probablement pas le temps de lire « L’Évangile au risque de la Psychanalyse », ou alors laïcs, d’assister au « Séminaire de psychanalyse d’enfants » ou enfin d’écouter « Lorsque l’enfant paraît » à la radio ?

Sont-ils devenus “Adultes-Rois”, ceux qui, enfants, sont passés, en privé par la rue St Jacques, en consultation à l’hôpital des Enfants-Malades, à l’hôpital Trousseau, où F. D. ne recevait d’ailleurs pas d’honoraires. Ça se saurait...

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La loi symbolique, les permis, les interdits (“Tu ne tueras point” par exemple !), indispensables à l’enfant pour la structuration de son psychisme, Françoise Dolto n’a cessé de la lui transmettre.

D’ailleurs, les “psys” qui assistaient, en foule compacte, à ses séminaires, qu’elle avait, longtemps, eu le tort, comme pour les émissions de radio, de laisser ouverts librement, devraient être plus nombreux à en témoigner aujourd’hui, en ces temps de démolissage de sa personne et de son œuvre. Seule quelques psychanalystes femmes, suffisamment introduites dans les médias, le font énergiquement.

Seulement transmettre les codes d’accès à la loi aux enfants, c’est, pour les parents et les éducateurs un énorme travail de patience.

Je ne plagierai pas ici Françoise Dolto sur cette question, il suffit de se reporter à son œuvre, non de vulgarisation, mais théorique et clinique.

Outre les enfants devenus adultes, passés par la rue St Jacques, les adultes parents ayant été en analyse ou / et, pour les psychanalystes, en contrôle avec Dolto, il suffit de parler, aujourd’hui-même, lorsque l’on attend son tour devant une caisse de supermarché, avec une gamine ou un gamin, encore dans sa poussette, dont la mère pratique ou a pratiqué un certain temps, avec eux, « La Maison Verte » dans le XVe Arrt, pour témoigner de l’inscription de la loi symbolique dans leur psyché, constater leur épanouissement, leur joie de vivre, de jouer, de parler, de penser, d’observer, en même temps que leur degré de maturation, leur sérénité.

La très jeune mère de l’un d’entre eux, un jour, m’a confié que, pour que son bébé, avec qui je discutais ferme - on riait aux éclats tous les deux -, puisse bénéficier de « La Maison Verte », elle, son mari et l’enfant, vivaient dans une chambre de 12m2, où ils avaient installé un paravent pour ménager leur espace privé, distinct de celui du gamin. Et pour éviter le risque de conflits entre adultes empilés les uns sur les autres, le père, “Black”, travaillait la nuit - vigile ou n’importe quoi du genre -, la mère, “White”, travaillait le jour comme vendeuse dans un magasin de “fringues”. Ils espéraient un printemps des parents pas trop éloigné pour emménager plus vaste... Ils s’aiment beaucoup.

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Et puisque nous abordons cette question de la Loi, abordons maintenant le commandement : “Tu ne tueras point”, à partir de ce dialogue au sujet de Shoah, entre Françoise Dolto et Jean-Jacques Moscovitz, donc au sujet de la mort*. Nous nous contenterons ici de relever brièvement quelques idées forces nous invitant à la réflexion, puisqu’il y aura débat ultérieur, animé par JJM, qui verra enfin son désir se réaliser.

  • L’inconscient / Le trauma

  À la question de JJM sur la non-transmission par le langage aux héritiers des disparus, engloutis, dans la “Vernichtung”, F. Dolto répond,

Ce que la psychanalyse a découvert, c’est ce qui, de l’inconscient, n’est pas parlé, n’est pas symbolisé, qui se communique de façon traumatique.

L’euthanasie, l’avortement

Nous nous souvenons que, si Françoise Dolto n’a pas trouvé d’aide gouvernementale financière, par le Ministère de la Santé de l’époque, pour la création de « La Maison Verte », c’est aussi, et peut-être surtout, en raison de sa position à l’égard de l’IVG. Position qui, pour serrer de près la question de la Loi symbolique, n’a pas été comprise et a été sujette à une interprétation, idéologiquement, très approximative. F. D. n’était pas contre l’avortement en soi, elle était opposée à “une loi en faveur de” l’avortement, c’est-à-dire à une banalisation légale de cette intervention dont nous ne pouvons ignorer que son après-coup n’est jamais neutre dans le psychisme d’une femme. F. D. s’en explique en toutes lettres **.

...le fait même que l’on parle d’euthanasie, qu’on justifie, qu’on justicie, l’avortement, qu’on légalise l’avortement, on le dit, on dit ce mot-là, alors qu’on devrait dire qu’on dépénalise, on devrait dire dépénaliser l’aide à une mère qui veut avorter. Légaliser l’avortement [...] avec ce mot-là, la loi devient que l’on régit la vie avec le conscient. Alors que la vie est sourcée dans l’inconscient et n’est pas régissable par le conscient. Il ne faut pas la régir. Dans régir, il y a le mot roi. Le roi lui-même, s’il vit, s’il survit, c’est par son inconscient. Et tout ce qu’il peut jaspiner, ordonner, déclarer, c’est par le conscient, et encore par une partie tout à fait, enfin, obscène, obscène dans le sens très lourd du terme. Le conscient règle les questions des comportements d’apparence, les corps de mammifères debout que nous sommes et qui circulent les uns avec les autres. [...] Alors ceci trouble complètement les idées. Enfin, trouble... rend l’inconscient aussi valable, sinon plus, à respecter que le conscient. Le conscient, pour moi, est à dévaloriser par rapport à des forces profondes qui échappent au bien et au mal, au savoir que la vie serait le bien et la mort le mal.

On peut tout à fait être en désaccord avec ce point de vue. Mais est-ce une raison, en démocratie, pour rendre encore plus difficile qu’elle ne l’était déjà, la création d’un lieu destiné à favoriser l’épanouissement des enfants et des parents, des mères surtout, pour lequel F. D., certes catholique croyante, était allée assidûment emprunter à l’expérience des kibboutz et de la première Halte-Garderie, pionnière, de La Cour Desnoues, dans le XIe Arrt, absolument, fondamentalement, laïque et républicaine ?

• Le désir

J-J. M. : La mort n’existe pas dans l’inconscient, mais quand même, la mort fait limite au désir.

F. D.

Je n’en sais rien ! Fait limite au désir tel que nous le connaissons consciemment. Notre désir conscient n’a de dynamique que du fait de sa source inconsciente. C’est à un certain niveau qu’il devient conscient et peut alors subir un glissement de sens. C’est ce qui se passe dans les névroses, “c’est plus fort que moi, je ne sais pas pourquoi”. La dépendance toxicomaniaque, je ne sais pas pourquoi, je ne peut pas l’empêcher. Et tel que témoigné dans « Shoah », cette dépendance à la cruauté déstructurante et méprisante et avilissante de l’autre, c’est la dépendance à un surmoi extraordinairement fort. On voit comment ça s’est enraciné dans une terreur sacrée. Terreur de son père sadique du petit enfant, à l’époque prégénitale, homosexuelle, en tous cas passive quant aux pulsions alors en jeu, les pulsions actives étant toutes projetées dans la personne déifiée du père.

• Le collectif

J-J. M.

Mais est-ce cela, le collectif ?

F. D.

La psychanalyse ne nous y prépare pas ! Qu’est-ce que tu veux, on ne peut pas prendre l’altitude avec un thermomètre ! On approche de l’altitude avec un thermomètre quand on sait qu’à partir d’un certain niveau il ne peut pas y avoir moins ou plus... mais ce n’est pas l’instrument adéquat. L’inconscient d’un individu est touché et parfois reste marqué par les effets du collectif sur lui, mais on ne peut pas appréhender avec finesse ce qui se passe pour un individu, mammifère, avec trente autour de lui auxquels il est fusionné, même dix autour de lui, qui refont une famille artificielle comme quand il était petit. Le groupe, parfois même un seul, peut jouer le rôle de mère porteuse ou jouer le rôle de père, c’est-à-dire de leader, et qui de ce fait supporte le transfert du père qu’il y a dans chacun de ces petits séparés et qui le voit dans un du groupe. C’est ainsi qu’un individu apparemment autonome peut, pris dans un collectif humain artificiel, momentané, ou organisé et durable, se comporter en objet partiel du groupe maternant ou en enfant subjugué par l’adulte.

• La dignité humaine/ Le narcissisme

JJM se pose devant F. D. la question de la transmission traumatique de “l’existence hallucinée” dans la Shoah, inimaginable jusqu’alors, de “cette mort-là”, question relayée ainsi par F. D. 

“c’était un cheminement vers la mort, et pas seulement vers la mort du corps. C’est ça qui est très important. C’est la mort de la dignité humaine...

JJM, après réflexion, la reprend en ces termes : La mort de la mort...

  J’ai demandé à JJM, au cours du débat prévu, de bien vouloir développer cette notion, dans la mesure où, exprimée trop succinctement, j’entends “la mort de la mort” comme signifiant “la vie”. Pour F. D., c’est de la mort du narcissisme qu’il s’agit,

Non... la mort du... la mort du narcissisme, qui nous permet de vivre. Dans Shoah, il y a ceux qui arrivent à Treblinka, je crois, dans un pullman jusqu’à la fin, ceux-là je trouve que ce n’est pas la même chose que ceux qui ont été affamés, battus, soumis au travail forcé et finalement... dans la chambre à gaz.

L’écueil d’une conversation à bâtons rompus, nous le remarquerons ici, est d’évacuer l’inconscient, ce que, dans son style, relève à plusieurs reprises Françoise Dolto. Car dans ce passage, elle s’exprime comme si elle oubliait que les bourgeois aisés hollandais, dans ce “pullman” qui filait direct vers la chambre à gaz, d’abord internés dans le camps de Westerbork, l’équivalent de Drancy en France, n’avaient pas été, ce qui est impensable frappés d’angoisse. Cette angoisse qui paralyse aussi bien les humains que les animaux en partance pour l’abattoir, dès qu’on les regroupe pour les charger dans des camions. Cf.

Version audio / vidéo : http://www.psychanalyse.et.ideologie.fr/media/index.html

• La fiabilité en l’être humain / L’enseignement de la Shoah aux enfants

[La fiabilité de l’être humain s’est altérée, y compris] la fiabilité en soi-même, tout simplement. C’est pour ça que je comprends très bien, je comprends qu’on ne veuille pas le dire aux enfants, qu’on ne veuille pas le dire aux générations d’après. Parce que dire ça, c’est ôter en chacun la confiance en lui-même [...] Une horreur en soi, dont nous sommes capables, chacun. Je pense que c’est l’effet que peut produire un film comme ça sur certains jeunes de huit à dix-huit ans, les rendre nihilistes à la façon romanesque des Russes avant la Révolution. Oui je suis un salaud, je suis... Une façon, déviée, de vivre masochiste, c’est-à-dire pervers. Vous n’y croyiez pas ? Voilà des témoins. Ça prouve que tout homme croisé dans la rue peut être un salaud, tu es un salaud, je suis un salaud, ton père est un salaud ou peut l’être d’une seconde à l’autre. La preuve, tel fils, son père officier, des médailles, son pays très fier de lui... Et voilà ce qu’il faisait. Avant de rentrer dîner [...] C’est un long processus qui prouve que c’était logique, donc c’est humain quand c’est logique, bien que ça soit épouvantable. Et c’est ça qui est décourageant à montrer à des jeunes. Je crois que quand on est adulte, on peut le supporter, mais en même temps qu’on l’a supporté, on se dit mais... c’est trop...

• La fonction paternelle

J-J. M.

Est-ce que ça n’altère pas la fonction paternelle...

F. D.

La fonction filiale, la fonction paternelle, y compris la fonction génitrice de la mère, toutes les fonctions ! Je crois que ça ébranle complètement de voir un film comme ça. La foi dans l’être humain et dans toute “société humaine”. Ça ébranle complètement chez celui qui le voit, la superbe humaine... Ça démoralise...  [...] J’ai eu une altercation très tendue avec un rabbin une fois... Il disait : “le père c’est celui qui représente Dieu dans la famille, ce que dit le père, il a raison”. C’est complètement pervers ! C’était à propos des enfants séparés par le divorce... [...] C’est le juge qui doit décider et non pas le géniteur-père ni la génitrice-mère. C’est le juge qui est informé de ce que peuvent dire le père, la mère, les témoins. Nous savons que la justice humaine n’est jamais juste mais s’il y a une chance qu’elle soit moins injuste, c’est que ça ne soit pas le père qui prenne la décision. Après, il n’a pas voulu me dire au revoir...

• Le racisme

 ...c’est le racisme en acte qui est animal. Qui est montré comme fatal. Les fourmis rouges contre les fourmis vertes, c’est quelque chose d’animal. Qui, du fait de l’accès au langage, c’est à dire à un code de communication symbolique de la pensée, devrait être surmonté par les humains [...] Alors que le langage, que la parole, que tous ces êtres étaient des gens qui savaient parler, qui pouvaient parler, et qu’ils en aient été réduits à... c’est quelque chose qui fait mentir tous les espoirs qu’un être humain peut avoir dans l’humanité. Je pense que cela peut développer le cynisme, justifier l’égoïsme, la lâcheté, le refuge dans l’individualisme. Se méfier des causes collectives [...]

• Le négationnisme

Si les psychanalystes avaient pris en compte, en 1988, 1995, 2001 et ultérieurement, ce dialogue entre F. D. et JJM, sans doute n’auraient-ils pas tant débattu sur le négationnisme, procurant ainsi à ce dernier une célébrité publicitaire dont il eut été peut-être prudent de se passer. Je cite Françoise Dolto à la question de JJM sur la contemporanéité,

...il y a des moments insupportables pour l’esprit. Par exemple la recherche de la preuve de la dimension d’une chambre à gaz, sa dimension est-elle de 3,50m x 5m ou 3,25m x 4,50m, ou des trucs comme ça ? Il y a des ratiocinations obsessionnelles qui concluent : il n’y a donc pas de preuves de l’existence des chambres à gaz. C’est révoltant.

• « Plus jamais ça ! »

Moi, je croyais que c’était né à Verdun. C’est pendant la guerre de 14 que je l’ai entendu, petite fille. Chaque fois que l’on suivait le service d’enterrement d’un soldat tué à la guerre, il y avait quelqu’un pour le dire tout haut devant le cercueil : “Il est mort pour qu’il n’y ait plus jamais ça”. Alors, tu vois, on avait déjà vécu ça dans la génération dont je fais partie. “Plus jamais ça !”, c’était une connerie puisque ça a recommencé pire, ça a recommencé pire, vingt ans après. Parce que les humains sont des êtres pervers, c’est terrible. Alors on se sent un être pervers parce qu’on en est un, d’être humain. Et on sent que ces gens sont comme nous. Avant l’holocauste, la Shoah, on pouvait croire que c’étaient des salauds épouvantables, des bourreaux, des sadiques... comme on voit des masques épouvantables. Pas du tout, c’est monsieur-tout-le-monde, pépère, qui sort sa pipe, qui...

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Nous terminerons l’écoute de quelques fragments de cette sonate à deux voix par une note d’espoir que Françoise Dolto, quand nous étions effondrés par la sauvagerie humaine, nous transmettait et auquel elle savait nous arrimer,

« On espère toujours qu’il y en aura un qui saura se servirde la parole, de son intelligence, et agir selon son dire »
M. W.

29 oct. - 2 nov. 2008

* J’aimerais souligner, une fois encore, la différence, telle que je l’ai comprise, entre ce que Freud nomme “la pulsion de mort” (d’abord désignée par “l’instinct de mort”) et “la pulsion [ou instinct] d’agression, de meurtre”. La pulsion de mort est liée au principe dit de plaisir, autrement dit à la propension qu’a l’humain à économiser au maximum son énergie vitale, régressivement, passivement, inactivement, en “en faisant” le moins possible, dans le but de se maintenir le plus longtemps possible en vie, quitte à ce qu’elle paraisse crypto-végétative. C’est une pulsion qui relève de l’instinct de vie, du narcissisme, où l’autre n’est pas concerné, il n’y a pas d’autre ; la pulsion, ou instinct, d’agression, de meurtre, témoigne, quand on la repère en soi ou quand elle se manifeste, du désir violent, irrépressible, de tuer l’autre, aussi bien par haine que par amour.

** En italique : je souligne. Par ailleurs j’ai provisoirement, pour une meilleure lecture, reconstruit certaines phrases qui étaient trop en style “parlé”.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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