Psychanalyse et idéologie

Michèle Dolin • Essaouira

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Michèle Dolin / 1995

Michèle Dolin nous a quittés en juin 2003   

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Essaouira

À propos de « Irène ou l’enfant d'Essaouira... » et une lecture de Charles Baudelaire 

L’idée de ce travail m’est venue ici et au moins à deux reprises. Quand j’ai cru que notre écoute paraissait s’assembler, ou plutôt s’aggraver, s’assourdir, en termes de musicalité, d’un son plus sourd, plus grave.

C’est d’abord quand s’est évoquée, vers la fin d’une réunion d’hiver, la figure de l’enfant mélancolique. Alors j’ai pensé un travail à la mémoire d’un petit garçon de dix ans que nous appelions “l’enfant-pirate”, rencontré une nuit, sur la côte nord-ouest du Maroc. Et puis c’est aussi quand nous en étions à la question des limites s’imposant parfois à notre écoute d’un, d’une patient(e), mélancolique, et là ne s’écrit plus la lettre de la désinence sexuelle. Pour ma part, ce serait, ces moments-là, comme la menace d’une mise à mal, comme une entrave, venant faire obstacle à mon désir. Il s’abîme. Elle plutôt puisque c’est Irène qui se trouve élue à cette représentation d’un patient mélancolique. Alors elle s’abîme et ce peut être dans un silence glacial, ou d’irrépressibles pleurs. Cela me serre le cœur et l’estomac, mais c’est elle qui s’abîme, et de ce fait, m’absente. En somme, elle me laisse en rade, nous ne sommes plus du même bord... Alors je m’étais dit : “Et pourquoi pas ?” “Pourquoi-pas ?”, c’était le nom d’un bateau, un moyen de transport [1]. Ça mouvemente. Je m’étais dit : “Et pourquoi pas un autre ?” Que je me sente absentée de notre cadre habituel, familier, impliquerait-il qu’un autre, un autre analyste ne sache, ne puisse autre part s’y dire présent. On a parfois des idées saugrenues - un poète l’a dit mieux que moi - quand il arrive, je ne craindrais pas de lâcher le nom d’un monstre, quand il arrive que l’on craigne l’Ennui : soit de ne plus supporter de n’y être pour rien. Et c’est alors que le “réel vint à point”... et que Irène put mettre en place avec beaucoup d’habileté une savante dérive, d’un Autre à l’autre. Une dérive telle qu’assez récemment elle me faisait don pour la première fois, du premier de ses rires dont je ne crois pas trop illusoire de dire qu’enfin il était plus d’amusement que de moquerie, plus près de la courtoisie que du sarcasme, du comique que de l’ironie au point de m’attendre à ce qu’alors peut-être un jour parfois elle en viendrait à l’allègement qui accompagne celui du mot d’esprit. Pour l’instant pour moi, c’est le rire de la princesse Brambilla, titre d’une nouvelle de l’écrivain-musicien Ernst Amadeus Hoffman, très cher à Freud. Nous reviendrons un peu sur l’aventure de cette princesse mais je dois dire maintenant à propos de cet autre analyste, partenaire du jeu d’un Autre à l’autre opéré par Irène, que des conditions particulières nous liaient : c’est-à-dire qu’avec ce réel venaient apparaître, se ré-imaginer pour Irène, ses symboliques allers et venues et non plus allers-retours ; de ce réel nous avons pu user, lui et moi et selon l’expression de Freud “...avec parcimonie... ”, sachant comme naturellement nous garder ni d’en trop parler, ni - surtout peut-être - de nous garder d’en parler. “Parcimonie” veut dire “épargne minutieuse, s’attachant aux petites choses”. Et c’est sans doute de ces brins de réel dont nous pouvions supporter d’être garants un puis un, autrement, que Irène pourrait, autrement, tresser sa vie. À nous faire témoins qu’elle eut à se déplacer sans désastre ; à nous faire recueil de ce témoignage, aurions-nous introduit quelqu’effet possible de “métonymie”, où “le sujet n’est plus ni sujet ni objet mais être, solidaire de l’image... Image omnivalente où il pourrait y avoir eu un sujet de tous les signifiants.” Aujourd’hui je dirais de Irène qui depuis le décès, la mort civile de son analyste il y a quelques années avait rompu toutes relances ouvertes à la poursuite de son analyse en allers-retours ironiques et désespérés, qu’elle aura sans doute accompli quelque pas, opéré quelque dénouage de l’impertinence d’un passage à l’acte à l’insolence d’un acting-out, pour quelqu’autre résurgence imaginaire à venir que de mélancolie, “Mère Ancolie”, comme l’allégorise Charles d’Orléans. Entre temps : ce rire de princesse. Princesse Brambilla, celle qui se distrait de l’écho du rire de la-Reine-et-du-Roi ses parents quand par l’effet de quelque incident de palais, palais menacé de mélancolie pour tous ceux qui l’habitent, le hasard d’un reflet de miroir leur fait se reconnaitre l’un l’autre de leur image inversée. Ainsi Irène se riait-elle de ne pas avoir voulu s’être aperçue plus tôt alors que cela s’était affiché manifeste sur les murs de nos couloirs, que si mon prénom ne se distinguait de celui de son dernier analyste en date que de l’apport d’un accent grave et de l’adjonction de la lettre “e” de la désinence féminine en français ; celui, celle qui accompagnaient nos vies avaient, à la lettre, le même. Disons “Camille” ou “Marie”, portant peut-être Irène à croire que d’aventure, “Grand La” saurait se barrer... L’an dernier quand c’était l’hiver et que me venait l’idée de ce travail, je me promenais mélancoliquement le long de la Seine quand quelqu’un de très cher me remit un petit livre. Là encore le réel venait à point, ce titre noir sur blanc, de Jean Starobinski : “La mélancolie au miroir” [2].  Livre d’étape, de Jean Starobinski au Collège de France pendant l’hiver 1987, au cours d’un projet de longue haleine concernant l’histoire et la poétique de la mélancolie.   

II 

Étape pour huit leçons, trois lectures de Charles Baudelaire.

Quelques remarques sur Jean Starobinski. D’abord cette singularité : le talent d’être à la fois homme d’exil et homme de bien. Respectable médecin genevois, il a pour amis des gens célèbres en France. Pierre Jean Jouve, Yves Bonnefoy, les potiers Jeanne et Norbert Pierlot... Soudain dans sa vie, un éclat : il se prend de passion pour la mélancolie, au point de devenir médecin, critique littéraire et professeur, persistant alors sa vie durant à soutenir la thèse d’un rapport de nécessité obligé, d’obligation réciproque de la mélancolie à la création artistique. À cette fin il dispose d’un océan de références iconographiques mais il veut surtout s’attacher à la littérature. Moins semble-t-il parce que l’auteur de “L’homme de génie et la mélancolie” se trouve être celui, avec “La poétique” du premier traité de théorie littéraire reconnu à notre civilisation, que pour justifier ses trois lectures de Charles Baudelaire. Autre remarque : il déclare d’emblée devoir éconduire la psychanalyse. C’est ce qu’il affirme et l’on pourrait obtempérer. Mais cette soumission est rendue difficile pour les raisons mêmes qu’il avance - “en somme, épargnons-nous d’évoquer Freud, Baudelaire lui-même en montre plus que vous n’en feriez la trouvaille en psychanalyse.” Alors écoutons la plainte, dans les Journaux intimes, “...cette humeur hystérique » selon les médecins, satanique chez ceux qui pensent un peu mieux... cultivée avec jouissance et terreur, tout en souhaitant guérir de la misère, de la maladie et de la mélancolie...” Écoutons ce qui pour Jean Starobinski égalerait tout à fait parfois ce qui selon lui pourrait se produire d’une analyse à travers le rapport singulier qu’établira Baudelaire de la mélancolie au miroir, là, de la mélancolie à l’ironie, en un jeu de squash, solitaire et sublime. Le miroir que Starobinski dit avoir étudié. Qu’il apparaît plus souvent que le mot mélancolie lui-même, Baudelaire recourant plus volontiers au terme de “spleen”, si fréquent chez Edgar Poe, du grec slen - Aristote - la rate. Que la “mélancolie” n’intervient que personnifiée, allégorisée - comme “La religieuse” pour Diderot - sous les traits d’une jeune femme alors mortifiée “La mendiante”, démoniaque “Celle-qui-est-trop-gaie”, ou féérique “...mon coeur, que jamais ne visite l’extase, est un théâtre où l’on attend toujours, toujours en vain, l’être aux ailes de gaze”, ce qui serait pour J. S. à l’opposé de ce qui se présente plutôt dans l’iconographie : figures de vieilles femmes ou de matrones accomplies ou, ainsi, pour Charles d’Orléans, de la Mère Ancolie. Qu’au miroir, alors officiant d’un plaisir pervers, dans la solitude et la douleur, s’installe l’idéal-du-beau baudelairien, beauté virile dont le parfait type est Satan avec la nécessité d’une composante mélancolique : “...je ne conçois guère un type de beauté où il n’y ait du malheur...” (Journaux intimes). Idéal se distinguant de ce qui pour Pierre Jean Jouve serait une esthétique-du-malheur mais bien plus proche de l’exigence du dandy assigné à demeure sublime, d’y vivre et d’y dormir, devant ce miroir. “...une larme lui germait-elle dans le coin de l’oeil à quelque souvenir ? II allait à la glace se regarder pleurer...” (c’est à propos de Samuel Cramer, dans « La Fanfarlo »). Aussi : “...le dandysme est un soleil couchant ...comme l’astre qui décline il est superbe, sans chaleur, et plein de mélancolie...” Que dans le miroir, “...mon cerveau serait-il un miroir empoisonné ?”, se demande Baudelaire. - “...miroir et mélancolie s’interpellent” découvre Starobinski aux yeux de celui qui fut enfant précoce amoureux des estampes, celui dont “le berceau s’est appuyé longtemps aux vitres de la bibliothèque” (dans « Les fleurs du mal » - “La voix”, “Le voyage”). Miroir et mélancolie s’interpellent, avec ironie. Freud dans son livre sur le mot d’esprit dont il relit la traduction française, montre que si dans le mot d’esprit, tenu par lui pour l’opération intellectuelle de la plus haute valeur psychique, le premier qui en rit ne peut être le tiers que l’esprit convoque mais le témoin auquel il semble s’adresser, l’auteur du mot n’en pourra pas moins pour autant en rire lui-même. Cela non sans plaisir libérateur, et non moins d’ailleurs que l’auditoire, s’il existe. Que le mot d’esprit puisse avoir un certain effet de lien social, Freud n’y insiste pas mais pourrait parfois s’observer [3].  Le naïf on le sait, sous peine de ne plus l’être, ne fera rire que l’autre ou les autres. En tous cas, comme le comique, naïf exige que l’on soit au moins deux, au risque sans doute que contre son auteur, le producteur du comique ait le mauvais goût de se fâcher. Mais au miroir, le Baudelaire de J. S. se trouve et se proclame figure de proue, seul maître à bord de l’ironie qui ne saurait s’adresser, féroce et parfois meurtrière, qu’à soi. C’est à la théorie de l’ironie des romantiques allemands où il rappelle que Hoffman se compte comme exemplaire que J. S. nous invite à nous reporter. L’ironie conçue en tant qu’“acte réflexif, comique absolu”, innocent à l’autre, “hyperconscient. L’ironie en tant que réflexion de la réflexion... sans aucune valeur libératrice.” Pour Hoffman “cette force merveilleuse qu’a la pensée de créer son propre double” et il allait à croire l’hallucination, où l’être se dédouble, moyen de connaissance authentique. Théorie dont on trouve traces plus tard. Ainsi Thomas de Quincey, Gustave Flaubert : “L’ironie me semble dominer la vie. Cette disposition à planer sur soi-même est peut-être source de toute vertu.”  J. S. alors opère un montage à partir de trois poèmes, affirmant que c’est à quoi Baudelaire s’applique souvent lui-même avec « Les fleurs » - dont nous savons quelques orages éditoriaux, en particulier avec la question de leur chiffrage - afin de constituer des bi-partitions, tri-partitions propres à réaliser de véritables effets de miroir, subjectivants. Je dois à l’écoute de l’un de ces montages trilogiques une trouvaille, une énigme peut-être... Je ne dirai que les noms des poèmes et quelques extraits, quelques bribes. Ce sont “L’irrémédiable”, “Le cygne”, enfin celui titré, d’emprunt, de cet étonnant jeu de lettres, L’heautontimoroumenos, couramment traduit “le bourreau-de-lui-même”, antique comédie du poète latin carthaginois Terence, esclave affranchi [4]. “L’irrémédiable” :  

“Une idée, une forme, un être... un damné... Emblèmes nets... Tête-à-tête sombre et limpide qu’un coeur devenu son miroir... Phare ironique... la conscience dans le mal...”

commençant dans une profondeur hégélienne comme Villiers de l’Isle Adam l’écrira à Baudelaire, ne s’écrit que d’allégorie en allégorie, d’un sujet absenté, immergé, ignorant du pronom “je”, dans l’éviction radicale de quelque adresse évocatrice d’altérité. Comme en réplique, comme en reflet viendrait “Le cygne” et l’émergence d’un “je pense”, alors impliquant l’autre :

“Je pense.... aux marins aux captifs... à bien d’autres encore...”

mais l’on noterait,

• que cet autre ne s’entend que de pluriels collectifs peu déterminés, plus d’une foule que de ce qui pourrait s’attendre, selon le terme de Lacan le 9 mars 1955 “d’une immixtion des sujets, entrant et se mêlant des choses” ;

• l’advenue du dit “je pense” en fin de poème, après la série des figures féminines lentement meurtries, quand à la reine Andromaque :

“...des bras d’un grand époux tombée .. auprès d’un tombeau vide en extase courbée...”
aura fait suite :
“...la négresse amaigrie et phtisique... cherchant d’un oeil hagard.... les cocotiers absents de la superbe Afrique...”

Enfin : le bourreau-de-soi-même. Edgar Poe avait parlé de cet “amour du coeur pour la torture”. Heautontimoroumenos . Pour Jean Starobinski, hiéroglyphe dont Baudelaire hésite longtemps à déterminer la graphie. Soit en grec... soit en latin ? - baroque -, où l’impitoyable “je” ironique se commue en jeu de lettres, dérisoire, de si peu de réalité, une foule de biographes ayant échoué à identifier “J.G.F.”, femme supposée - n’existerait-elle pas ? -, à qui serait destiné le poème.

“Je te frapperai sans colère et sans haine... Et je ferai de ta paupière    Pour abreuver mon Sahara     Jaillir les eaux de la souffrance...     Ne suis-je pas un faux accord...     Je suis la plaie et le couteau...     Et la victime et le bourreau...”  

Sujet divisé, “grâce à la vorace ironie... au rire éternel condamné...”, d’un trait éblouissant qui le barre. Serait-ce afin de parer l’objet de la moindre perte, la pire chute, pour à jamais en garder l’ombre ?  

Relisant Charles Baudelaire comme pour la première fois, je trouvais Les journaux intimes XXIV - “Mon coeur mis à nu” :

“Ne me châtiez pas dans ma mère et ne châtiez pas ma mère à cause de moi. Je vous recommande les âmes de mon père et de Mariette...”

mais je ne trouvais pas chez les biographes d’évocation de Mariette. Enfant-mort ? dont l’ironie féroce échouerait, comme de la femme supposée, à effacer la trace autrement qu’en sublime jeu de lettres. On sait qu’il aura fallu au poète, fils de Joseph-François et Caroline Baudelaire née Archambaud-Dufaÿs, quelques années pour renoncer à signer ses oeuvres d’un autre nom que Baudelaire. Entre vingt quatre et vingt sept ans, la tentation de suicide de 1845 et les barricades de 1848, ce seront trébuchets sur la lettre, éclipse du prénom, vains traits d’union : Baudelaire-Dufaÿs (Les lesbiennes), Charles Defayis (La Fanfarlo). Et ma recherche se fit souvenir de l’enfant-pirate d’Essaouira, péri en mélancolie à dix ans. C’était Mohamed, dont quelque enfant mâle peut être interpellé en Islam, qui disait à propos de lui-même : “C’est un nom qui ne s’écrit pas.”         

III  

Et si l’on cherchait encore ? Si l’on ouvrait un autre abord possible, une autre rive à la mélancolie que celle attendue du “sevrage”. Si l’on en venait à parler d’antécédence, préalable “d’assistance” au temps de l’échange des regards au miroir, “manifeste de que l’enfant se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste fut-ce seulement qu’il assiste à son jeu”. C’est dans “De nos antécédents” d’entrée de jeu dans les Écrits de 1966, à la mise en lettre par Lacan de ce qui n’avait été surtout jusqu’alors que parlé. Une sorte de “1er Acte”...   À ce stade verrions-nous corrélation avec ce qui se désigne pour Freud en 1925 “Inhibition, symptôme et angoisse” traduit par Michel Tort comme “imperfection de l’appareil psychique” [5] quand “il se peut fort bien qu’avant que le moi et le ça n’y soient nettement différenciés, avant la formation d’un surmoi, l’appareil psychique utilise d’autres méthodes de défense qu’une fois ces stades d’organisation atteints. Temps-du-miroir cette “lune de miel jubilante” où porté par l’Autre l’enfant pourra s’être éprouvé comme reste... ? Reste mélancolique, pour peu que la mère n’ait pu s’offrir ou se prêter à ce semblant qu’une part perdue d’elle-même alors se constitue pour l’enfant comme recueil, recours ou recel, - réserve ? - , en tous cas, virtuel. Virtualité pour l’enfant hors du risque pour lui autrement de l’imaginaire de l’indistinction des lieux et des places. Là nous savons, de la référence métaphorique de Lacan au schéma de Bouasse en 1953, dit depuis “Schéma optique”, la lettre susceptible de “prendre” de donner sens., faire bord. La lettre ce “support matériel que le discours concret emprunte au langage” dans le temps du trajet particulier qui se trace [6] qui de l’image virtuelle va se promettre, se promouvoir en image réelle, à la surprise distrayante du sujet. Pour peu, nous semble-t-il que la mère se prête à soutenir alors en cette virtualité, d’y faire un pas, “pas-tout” mais s’y mouvementer, se séparer de son propre reflet éblouissant ou assombrissant laissant alors dans l’ombre, dans leur petite boite, les fleurs de la terre comme dérisoires pour elle et pour l’enfant ; pour peu que la mère ne se soutienne elle-même de nul autre désir que d’être regardée, dans son triomphe ou sa détresse. Mère-toute à la prise de ses propres mirages, captateurs du regard de l’enfant. Génie d’un philosophe et celui d’un psychanalyste : Michel Foucault et Jacques Lacan ont pris un temps minutieux et controversial à l’analyse des Ménines de Diego Velasquez. Dos à dos ou “tête bêche” selon une expression de couturière. En 1966, “L’objet de la psychanalyse”, définissant dans les Ménines “les infinis espaces de virtualité opérés des regards et des reflets de miroirs où le tableau se cadre”, Lacan suggère : “Les Ménines représentent Velasquez peignant les Ménines, mais pas sur la toile retournée car celle-ci n’a qu’une fonction d’écran... par conséquent Velasquez figuré dans le tableau est représenté peignant le sujet des Ménines : c’est-à-dire le regard comme tel, cet objet insaisissable, invisible, qui se déplace dans le champ du visible : Velasquez au désir, de distraire le regard de l’infante.” C’est la triste petite infante Marguerite qui a sept ans et se trouve à la Cour aux prises avec les pires problèmes de confusion des langues et des générations.   Que dire de cette faveur de la lettre, créative, ce génie singulier accordé, reconnu au mélancolique depuis Aristote et peut-être avant lui... Que dire du rapport particulier du poète aux lois de l’écriture ? Écriture qui fera, dit Maurice Blanchot “la mort vaine” et le poète se passer alors, en dépit de ce réel, de l’impossible à la mère d’en passer par là, le deuil-du-deuil, cet impossible qui pourrait faire retour, à l’enfant, toujours à la même place... mortifère. Selon la version de la métamorphose de Narcisse, légende donnée par Ovide, celui de l’Art-d’aimer, souvenons-nous que Narcisse s’éprend d’abord, avant que de sa propre image, de son écho imaginé d’une autre. Mais Lacan ne nous révèle pas le nom du poète “bel esprit qui remarque que le miroir ferait bien de réfléchir un peu plus avant de nous renvoyer notre image.” Par quel heureux hasard écholalique l’enfant-du-miroir, en reste irrecevable de la mère, n’en constituerait-il pas pour autant un “son” qui lui soit propre ? Ce que j’ai cru entendre de cette image inconsciente du corps que Madame Dolto en un jeu de lettres bien connu, nous présentait comme “I.Ma.Je.” qu’elle accompagnait d’un plaisant jeu de mime. Ça balance. Comme dans la vie du bébé de cet âge et comme dans l’espace fléché du schéma optique entre Imaginaire, Réel, Virtuel. Et Françoise Dolto aura cette avancée : “à propos de certains enfants n’aurions-nous pas à comprendre le langage parmi les objets a ?” [7] - en constitution, comme nous le savons, au miroir en ce qui peut s’objectiver de chute... C’est qu’avant le miroir remarque-elle ailleurs, dans une interview de 1986 après son article en 1962 sur le dandysme (à propos du peintre Georges Mathieu, compris parmi les dandies avec Thérèse d’Avila, Louise Michel, Coco Chanel et Jacques Lacan) pour l’United States Lines review [8] : “avant la dialectique du miroir la civilisation aura connu celle de l’icône”, n’offrant de lui-même à qui voudrait s’y mirer que reflets suspects, ombres incertaines, mobiles certes mais toujours apanages de cet “Autre énorme qui l’infantilise” où s’entendrait : “image omnivalente où il pourrait y avoir un sujet de tous les signifiants”... D’où l’intérêt, souligne-t-elle à propos de Brummell, de la chevelure [9]. Ce qui “pour le bébé limite le visage de ses parents et pourra lui faire croire ce visage être le sien et sous cette chevelure, y soupçonner une intelligence”... virtuelle.  

Pour finir, en hommage, de Charles Baudelaire, quelques fragments :

“...ô toison moutonnant jusque sur l’encolure... la langoureuse Asie et la brûlante Afrique vivent dans tes profondeurs... Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve. Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse dans ce noir océan où l’autre est enfermé... et mon esprit subtil... saura vous retrouver ô féconde paresse... Longtemps, toujours, ma main dans ta crinière lourde sèmera le rubis, la perle et le saphir... N’es-tu pas l’oasis où je rêve et la gourde où je hume le vin du souvenir.”

Ce poème est publié dans la Revue Française le 20 mai 1859 au lendemain de la sortie de Jeanne Duval de l’hôpital Dubois, après un mois d’internement.

M. D. Paris 1995

* Texte d’une communication au séminaire de Jacques Hassoun le 6 mai 1993. In ψ [Psi] • LE TEMPS DU NON, automne 1993.

1- Note M. W. • Le “Pourquoi-pas ?” était le bateau de Jean Charcot, fils de Jean-Martin, et avec lequel il mourut dans les eaux polaires. Est-ce l’exploration du ventre des mères par son père qui aurait porté le fils à scruter les confins de l’Arctique ?

2 Jean Starobinski, La mélancolie au miroir , Juillard, Paris, 1988.
3 Sigmund Freud. Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient , Idées Gallimard, Paris 1974, p. 22.
4 Les fleurs du mal , Garnier, Paris 1966, pp. 368-369, note 1. Je dois à Raphaël Brossart que je remercie, la lecture des Journaux intimes dans les Oeuvres complètes.
5 Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse , Puf. Paris 1990, pp. 94 et 97.
6 Augustin Ménard. “Sur le deuil et la mélancolie”, in Analytica 29, Paris 1982, pp.47-61.
7 Françoise Dolto : énoncé en séminaire privé.
8 Ibid. “Figure de proue” in Splendeurs et Misères du dandysme , Bouexière et Favardin, Paris 1986, pp. 83-95.

9 Op. cit. pp. 91-92.



                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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