Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Micheline Weinstein

De l’embryon à l’homme : la conquête du monde...

Ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

« Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon de l’authenticité » par T. W. Adorno • 1964

Ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Bertha Pappenheim

point

 

© Micheline Weinstein  / Août 2008

« De l’embryon à l’homme : la conquête du monde »

« De l’embryon à l’homme : la conquête du monde » est l’intitulé de l’invitation à une conférence, le 26 mai 1983, adressée par le Dr Maurice Boumandil [1928-1997] à l’Association de la Formation Médicale Continue des Médecins exerçant en groupe ou en équipe, de Marseille, Aix-en-Provence et Étangs de Berre, composée majoritairement de Groupes Balint et que voici,


Contrairement à ce qui est écrit dans la note qui figure en bas de page de la lettre / texte n° 578 de Françoise Dolto - entièrement manuscrite et reproduite sur notre site -, page 751 de « Françoise Dolto / 1938-1988 • Une vie de correspondances », Gallimard, 2005, lettre / texte que j’ai intitulée « Autour du miroir », il ne s’agissait pas, de la part de F. D. d’“une sorte de viatique chargé de [m’]accompagner lors d’une conférence sur le stade du miroir selon J. Lacan... ” mais résultait de mon intention patiente, à la suite de nombreux échanges avec F. D., pendant des années, de faire passer, en même temps que le mien, son point de vue, c’est-à-dire son désaccord avec Lacan, dont personne ne voulait entendre parler - depuis 1953 à ma connaissance seulement -, sur le “Stade du Miroir”.[1]

[1] Je n’ai pas bien saisi pourquoi l’auteur de cette note, à qui j’avais fourni copie de tous les documents originaux, ne m’a pas contactée avant de la publier. Pour reprendre, légèrement modifié, le trait d’esprit qu’Anna Freud avait emprunté à Marc Twain, plutôt que “Les nouvelles de ma mort sont très exagérées”, “le silence sur ma non-existence est très exagéré... ”.

L’invitation du Dr Boumandil était courageuse, compte-tenu de l’enjeu théorique qu’elle impliquait.

L’Association de la Formation Médicale Continue ayant pour but de rendre audibles et opératoires aux travailleurs sociaux les outils conceptuels nécessaires à leur pratique quotidienne, l’auditoire était ainsi composé, non seulement de médecins, mais de leurs équipes para-médicales, aides-soignantes et soignants y compris, techniques, psychologiques, sociales, bref de l’environnement du malade au complet.

Voici donc également - et prenant mon courage de front, car il a pris 25 ans d’âge, et l’on voudra bien en excuser la maladresse stylistique ! - l’essentiel de mon exposé d’alors.

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26 mai 1983

Tout d’abord, je remercie le Dr Boumandil de nous avoir soumis ce sujet qui nous concerne tous ici et qui constitue un pôle d’intérêt capital pour la psychanalyse, dont l’affaire est, vous le savez, le langage, la parole.
L’embryon est le produit biologique de deux gamètes différemment sexuées. Il se développe au sein d’un environnement parlant dont dépendront sa vie en devenir et sa santé. Si, in-utero, il doit être biologiquement nourri, il lui est tout autant nécessaire, bien avant d’en devenir sujet, d’évoluer dans un monde de parole, de sa musique tout au moins, d’ici à ce qu’il accède à sa compréhension. Ne serait-ce que pour ne pas risquer, ultérieurement, l’autisme.
C’est cette dépendance du petit être humain, “non-fini”, qui le différencie déjà de l’animal, sans possibilité de recours au langage pour exprimer ses besoins primordiaux, que Freud nommait “la détresse infantile”.
Nouveau-né, il dépendra entièrement de soins extérieurs, le plus souvent prodigués par sa mère. Le premier plaisir sans altération qu’il éprouvera sera oral, le suçotement du sein maternel, assez souvent même la morsure édentée. C’est une phase délicate pour l’évolution de l’enfant quand elle n’est pas accompagnée de paroles, car son interruption lors du sevrage, toujours ressentie comme brutale, même si elle s’effectue en douceur, est le plus souvent à l’origine d’une première sensation non consciente de culpabilité : qu’est-ce que j’ai fait de mal pour être privée de mon plaisir essentiel ?
C’est aussi le temps initial où il produit des sons multiples, dont la gamme, passant par les miaulements, les rots et les plaintes, se décline du gazouillis aux cris de colère.
Lui échappent également, puisqu’il n’en a pas encore conscience, des phénomènes projetés de l’intérieur de son corps sur le monde extérieur. Pour ne prendre qu’un exemple : ses excréments. Quelques temps plus tard, à mi-chemin entre l’infans (sans maîtrise du langage) et l’enfance (accession à la maîtrise du langage), il connaîtra le plaisir que lui procure leur gestion - il n’a rien d’autre de plus intime, personnel, à sa disposition - et apprendra à en user comme monnaie symbolique d’échanges, d’abord avec la mère ou la personne qui s’y substitue : offrande ou rétention / punition.
Chacune de ces manifestations, le sommeil y compris, est liée à une expression du visage et du corps, qui ne ressemble à aucune autre. Quand il ne dort pas, le bébé semble très occupé à exercer l’élasticité de ses muscles et de ses sens.
Peu à peu, la médiation par la parole l’aidera à s’autonomiser - pour la troisième fois après l’accouchement et le sevrage - de sa mère ou de son substitut, toujours un peu plus loin dans l’espace, ce qui lui permettra alors d’accéder à la perception physique de l’autre, du non-soi, du père, de l’environnement humain...
Il ne reconnaîtra pas sa propre image dans un miroir, il restera égaré, contrairement, semblerait-il à ce qu’avance Lacan avec son “assomption [narcissique] jubilatoire”, s’il n’y a pas, d’abord, la perception, la vision réelle, “de l’autre” derrière lui, autre parlant de préférence, mais ne serait-ce, a-minima, qu’une silhouette qui le tient dans les bras : d’ailleurs l’imagerie catholique ne s’y est pas trompée avec ses multiples œuvres d’art représentant la Vierge à l’Enfant. Mais ce point précis sera mieux développé que je pourrais le faire, un peu plus loin, par Françoise Dolto.
Autant d’étapes, autant de renoncements - le corps de la mère, le sein, la nourriture liquide... - de contraintes, notamment l’apprentissage du contrôle des sphincters, qui le mèneront progressivement, à condition qu’il ne soit ni bousculé ni surtout maltraité, à la maîtrise du langage, qui lui permettra d’exercer sa curiosité, ses interrogations  - d’où est-ce que je viens, comment ai-je été conçu ? - en même temps qu’à la phase œdipienne. Laquelle, implacable, lui enseignera la Loi de l’interdit de l’inceste qui, bien plus tard, si elle est bien assimilée, lui ouvrira les baies de ce que Freud nommait la sublimation. Autrement dit la maîtrise de ses pulsions les plus sauvages au profit d’activités plus élevées : intellectuelles, artistiques, “industrieuses” (Dolto) de toutes sortes.
C’est quand la différenciation - qui permet d’alléger l’angoisse sur laquelle aujourd’hui nous ne pourront hélas nous arrêter - du “je” et de l’“autre” est accomplie “sainement” si j’ose dire, que l’enfant est en mesure de se sentir moins menacé et qu’il peut alors se fier à son système de défenses contre les agressions du monde extérieur.
À l’inverse, si le terrain, l’environnement, sont pathogènes, si la différenciation ne s’opère pas, si la parole de l’adulte n’a pas su les lever, la menace restera constante, l’angoisse continuera d’oppresser l’enfant. Cela se manifestera par des symptômes devant lesquels, bien souvent, les adultes sont désemparés.
Il y eut une fois, un petit garçon auquel la mère avait oublié de parler depuis sa naissance. Le père, de par son métier aérien était rarement présent, ou alors de passage. Compte-tenu de la rareté de leurs retrouvailles, les parents, qui s’aimaient follement, se consacraient alors exclusivement à eux-mêmes. Résultat : l’enfant, sans aucune altération physique ou mentale, était mutique. Et l’on peut alors s’interroger sur la place que le désir des parents avait réservée à leur enfant... peut-être celle d’un simple objet, résidu - pour rester polie - de leur fusion amoureuse...
Il n’est pas rare que les enfants mutiques, sans aucune déficience physique ou physiologique dûment diagnostiquée, cassent, déchirent, font déborder les éviers et les baignoires ; nombre crient, se mutilent, sont incontinents... expriment leur douleur comme ils peuvent...
Il y en eut un autre, dont la mère avait absolument “oublié” l’acte nécessaire à la conception de son fils, l’acte sexuel : à ma stupéfaction, elle ne s’en souvenait plus. Le père, lui, avait pris le large quand elle était enceinte, si bien que ce petit garçon se trouvait, dans l’esprit maternel, être le fils de la Vierge. Cet enfant, qui portait le nom de son grand-père paternel, était, non seulement mutique, mais obèse. Je n’ai jamais entendu évoquer spontanément, de la part de sa mère, sa propre mère à elle, la grand-mère maternelle du petit (7 ans), comme si cet enfant était le produit symboliquement incestueux d’un père et de sa fille...
Il y a aussi des bébés conçus à la hâte pour réparer un précédent enfant mort.
Comment ne pas comprendre alors, pour certaines filles nées sous ces auspices, la nécessité, à l’âge adulte, d’une sorte de rituel : faire pratiquer un premier avortement avant toute conception aboutie, comme pour expulser de leur chair le cadavre dont elles furent héritières et porteuses...
Que nous soyons professionnels ou non, ces souffrances nous sont difficilement supportables. Devant lesquelles nous avons plusieurs types de réactions, en voici deux par exemple : ne rien vouloir en savoir - cela peut se comprendre - et les déléguer aux institutions bien cadrées pour s’en charger ; nous interroger sur la façon de s’y prendre et parvenir à se blinder suffisamment, sainement, pour tenter de les réduire, ne serait-ce que pour se prouver à soi-même que la vie est plus forte que la maladie, les injustices de la nature, la mort... Et cela, peut-être dans le but d’acquérir la capacité d’affronter, quand s’annoncera la vieillesse, la perspective de sa propre mort, la muette solitude.
Puisque j’ai la chance de travailler avec toute la gamme des aléas du psychisme et toute la palette du flux “inexorable” du temps, à l’autre extrémité de l’expérience de la vie, allons faire un petit tour chez les anciens, quand la “conquête du monde” n’est plus qu’un souvenir.
Ce matin, avant de prendre l’avion, j’ai ouvert le courrier d’un monsieur de 83 ans avec lequel nous travaillons depuis trois ans. C’est un savant, il craignait que sa mémoire ne le trahisse. Sur ce courrier, une simple phrase : “Comme le corps est encombrant !” L’autre jour, c’est une dame de 80 ans qui me disait : “Cet état me révolte, mon cerveau, mes facultés, sont intactes ! Le corps ne suit plus.”
Il existe une autre réaction des humains encore devant la souffrance de leurs contemporains de tous âges, assez répandue car elle permet de “tenir”, de se sentir en bonne santé : l’utiliser sadiquement. Cela est particulièrement voyant dans certaines institutions, certaines administrations, certaines familles, quelles que soient les civilisations, partout où l’exercice du pouvoir est possible sur qui est “toisé” comme plus faible que soi.
Pour ne prendre qu’un exemple, j’ai lu récemment sur ce sujet le livre de Marie-Catherine Ribeaud, « La maternité en milieu sous-prolétaire » ; nous saute aux yeux et aux oreilles, de façon aiguë, intolérable, à quel point de non retour la recherche exclusive de la subsistance interdit tout accès à la culture, à l’information, jusqu’à la possibilité de savoir nommer sa souffrance. Cette horreur-là est internationale. C’est, de la part de ceux qui l’administrent, un instrument de mort bien plus que de servage, ce dernier n’étant qu’une modalité d’usage. Le serf, la serve, c’est-à-dire, marxistement parlant, l’aliéné/e, étant littéralement “celui qui ne s’appartient pas”.
À l’autre bout du chemin, dans la dernière ligne balisée institutionnellement, dans un hospice, les très vieilles personnes, toutes nées avec le siècle, qui avaient connu 36, les “assurances sociales”, pas toujours les vacances mais surtout le travail, la mort du ou de la conjoint/e, la chute, l’accident... n’étaient pour la plupart plus visitées, depuis longtemps, par leurs enfants. Ils étaient là, abandonnés, comme le sont les bébés trouvés, mais à leur différence, n’avaient plus que la mort devant leurs yeux aveugles...
De l’enfant de 2 ans qui, faute d’en connaître le vocabulaire, confond l’anus avec la gorge, au vieillard mourant, les êtres humains exilés de la relation, particulièrement dans les institutions ou en milieu de misère, ont souvent du mal à localiser un certain type de douleur, donc à la désigner. Cette douleur-là peut être vague, diffuse, elle peut se déplacer d’un point à un autre du corps. Elle n’est alors, bien souvent, que l’expression physique d’un symptôme de détresse psychique.
La triple charge, d’entendre leur plainte, de recevoir la demande d’aide, de soutenir cette aide, incombe aux médecins, aux éducateurs, au personnel soignant, mais aussi aux enseignants... Quel enseignant, non préparé à faire face, n’a-t-il pas eu dans sa classe un enfant que l’on dit “caractériel”, “prédélinquant” ?
Comment les médecins, les éducateurs, les enseignants, peuvent-ils répondre à la violence de l’angoisse qu’ils encaissent quand, comme le relevait Maurice Boumandil, l’enseignement s’intéressant à la maladie plus qu’au sujet vivant qui en est porteur,  ils sont enseignés à coups de catégories (pathologiques pour les médecins et les “psys”), dans lesquelles il faudra absolument que les individualités soient insérées ?

[...]

N. B. Ouf ! Je n’ai pas encore retrouvé les pages intermédiaires de cet exposé, entre la 4 et la 8 et... n’ai pas l’intention de les chercher activement ! Cela me permet, avec soulagement, de passer à la conclusion, juste avant lecture du texte de Françoise Dolto, que l’on trouvera sur le site à l’adresse suivante !

Voilà. Nous avions décidé, avec Maurice Boumandil, de recevoir Françoise Dolto parmi nous ce soir. Je lui ai donc demandé le texte que je vais maintenant vous lire, sur cette question du “stade du miroir”, mais d’abord et avant tout sur ce sujet fondamental de la parole médiatrice qui, de l’embryon jusqu’au départ ultime de chaque humain, porte et garde, vivace, son désir.

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Le 24 août 2008

Fin du pensum ! Sur quoi, je me prépare à partir pour New-York où je passerai dire un petit bonjour à Mira Rothenberg, dont l’œuvre vivante, sans équivalent, auprès des enfants autistes héritiers de la Shoah, avec celle de Françoise Dolto, ont façonné ma pratique. 

M. W.

 

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