Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Deux points de vue d’intellectuels catholiques

sur un film et sur quatre publications littéraires récentes

 

Le dernier des injustes

par

P. Denis Dupont-Fauville

 

Un automne hivernal

par

+ Pascal Wintzer

Archevêque de Poitiers

ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • « L’Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  “The Uspeakable one”

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.  

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

© ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON / Décembre 2013

 

Deux points de vue d’intellectuels catholiques

sur un film et sur quatre publications littéraires récentes

 

Le dernier des injustes

par

P. Denis Dupont-Fauville

 

Un automne hivernal

par

+ Pascal Wintzer

Archevêque de Poitiers

 

***

 

Le dernier des injustes

de

Claude Lanzmann 2013

lanzmann.murmelstein

Une œuvre capitale

de cinéma, de mémoire et de conscience

 

En 1985, Claude Lanzmann donnait au monde Shoah, film monument de 9h30 qui, pour Pierre Vidal-Naquet, a constitué « la seule grande œuvre française historique sur le massacre, œuvre assurée de durer ». Cette année sort Le dernier des injustes qui, comme le dit son introduction, rend compte d’un épisode à la fois « latéral et central » de l’extermination des Juifs.

Le noyau du film réside dans les conversations que Lanzmann eut toute une semaine à Rome, en 1975, avec Benjamin Murmelstein, dernier doyen des Juifs de Theresienstadt (Terezín). Dans ce « ghetto modèle », « offert » en Tchécoslovaquie par Hitler aux Juifs, transitèrent plus de 140 000 personnes. Loin du paradis présenté au monde extérieur, Terezín vit périr un quart de ses habitants, tandis que plus de 80 000 partirent en convois pour les camps de la mort. Pour encadrer administrativement l’horreur et le mensonge nazis et pour désigner ceux qui partaient « à l’est », des « doyens » étaient nommés à la tête de conseils juifs. Les deux premiers furent exécutés, le troisième, Murmelstein, survécut. Trente ans plus tard, il raconte comment, après avoir négocié dès 1938 à Vienne avec Eichmann pour faire échapper des dizaines de milliers de Juifs d’Europe, il dut se battre pour maintenir Theresienstadt… et le préserver de l’anéantissement.

            Pour ponctuel que puisse sembler l’épisode, il permet de retracer la genèse de la politique d’extermination nazie et la diabolique duplicité de son orchestration. De plus, la personnalité hors norme de Murmelstein et son récit flamboyant de vivacité et d’intelligence font éprouver de façon extraordinaire tant l’épouvante dans laquelle vécurent les victimes que la force de vie qui fut nécessaire pour tenir malgré tout.

            Mais au-delà de l’interview, le film fait œuvre de cinéma. D’abord dans son montage : à la conversation pivot se superposent à la fois la visite plus récente des lieux de l’histoire par Lanzmann et les films de propagande nazie tournés à Theresienstadt durant la guerre. Ensuite par la façon dont les images présentent à notre mémoire une foule d’allusions souvent implicites ; ainsi dans les paysages : l’évocation de la nuit de cristal est précédée par une vue panoramique sur les coteaux viticoles des Heuriger viennois, la mention de la crucifixion et des tortures s’accompagne d’un travelling le long du Mont des Oliviers, le bouleversant demi-tour final de Murmelstein et Lanzmann, bras dessus bras dessous, va vers l’arc de Titus où Rome conserve le souvenir du pillage de la Menorah du Temple… Enfin grâce au traitement de la bande son : pas de musique, mais un silence qui alterne avec des voix humaines : Lanzmann narrant les faits, le dialogue central, le chant liturgique de la synagogue à Vienne. La composition de chacun de ces niveaux et leur entrelacement mériteraient de longs commentaires ; tout en relançant l’attention trois heures durant, ils possèdent une prodigieuse puissance d’évocation.

            Au terme, plusieurs acquis. D’une part, nous voici rendus contemporains de ce que nous avions déjà oublié ; partant, nous constatons comment le mal n’est jamais banal mais comment nous ne cessons de le banaliser1. De plus, la lucidité sans concession du doyen juif nous fait accéder au doute et nous interroger en conscience : quel rôle reconnaître à ces marionnettes promises à la mort qui, pour croire à la vie, tentaient d’influencer les fils qui les manipulaient ? Enfin et surtout, les sons, les lieux et les époques nous font mesurer, indirectement en apparence mais très profondément, le poids d’une absence : comme le dit Murmelstein, de cette absence aucune vie n’est plus exempte, ni à Rome ni ailleurs.

            Loin des effets faciles et des jugements péremptoires, une leçon non seulement de cinéma, mais d’humanité.

 

Denis Dupont-Fauville

10 décembre 2013

 

1Ici prend place la polémique avec Hannah Arendt sur la banalité du mal et la personnalité de Eichmann, « ein Dämon » selon Murmelstein.

 

Un automne hivernal

 

Cette fiche propose une lecture transversale et subjective de quatre livres publiés ce mois d’octobre 2013 :

Jean Clair, Les derniers jours, Gallimard.

Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Stock.

Pierre Nora, Recherches de la France, Gallimard.

François Miquet-Marty, Les nouvelles passions françaises, Réinventer la société et répondre à la crise, Michalon.

 

Alors que la douceur des températures de l’automne continue à faire goûter quelque chose de l’été en octobre et en novembre, les esprits semblent emprisonnés dans un hiver des plus rigoureux. On voit même des populations porter volontiers le bonnet. Le manque de visibilité, ou de vision, au sujet de ce qui oriente notre pays contribue à entretenir morosité, voire déprime.

Au-delà des propos et des images des médias, plusieurs livres récemment publiés donnent crédit à cette caractérisation d’une époque sans perspective. De manières simultanées, octobre 2013 a vu la publication de quatre livres, différents dans leur nature et leur facture, se laisser chacun à dresser un constat amer quant à ce que la France donne à voir à leurs auteurs.

 

La fin du papier ?

 

Alors qu’il est un homme d’images, Jean Clair, de l’Académie française, ouvre son plus récent livre, Les derniers jours (Gallimard, 2013) en pleurant la fin, ou tout au moins, le grand danger dans lequel se trouve l’écrit. « Je verrai sans doute, moi qui ai passé tant de temps à les remplir et plus encore à les classer, disparaître les bibliothèques, rangée par rangée, volume après volume, les rayons s’éclaircir à mesure que les mémoires électroniques fournissent en quelques secondes, sous le regard, ce que l’on recherchait parfois pendant des semaines à travers des folios plus ou moins bien inventoriés » p. 27.

 

Sans doute faut-il reconnaître dans ce fait, qui s’ajoute à d’autres soulignés par l’auteur, la conséquence d’événements plus lointains, le changement d’époque, de monde même, qui s’est amorcé dans les années 60 du XXe siècle et qui a sans cesse été poursuivi. Le sociologue Henri Mendras appela ce phénomène la « seconde révolution française », laquelle est avant tout caractérisée par la fin des paysans. « La mort silencieuse de la paysannerie française, son agonie, sa disparition ne pouvaient finalement avoir un sens et posséder une vertu qu’à une condition, pour les survivants, de devenir absolument modernes » o.c., p. 44. Jean Clair évoque aussi la mort de la figure paternelle opérée par Mai 68 et celle de la figure maternelle par la loi ouvrant au mariage de personnes du même sexe.

 

L’amour de la langue

 

Accompagnant celle du livre, c’est aussi la langue qui meurt, son style et sa poétique, ne laissant de place qu’à un langage purement (mais de quelle pureté parle-t-on ?) technique et informatif. Le langage n’a dès lors pour vocation que d’être utile, de dire des faits ; l’ambiguïté de la langue, son pouvoir symbolique, sa part de mystère n’ayant plus droit de cité, non seulement dans les fiches chargées de formuler les éléments de langage soi-disant nécessaires à tout dirigeant, mais aussi dans les prises de position personne et de groupes divers se donnant pour projet de ne jamais dépasser les 140 signes.

« Fantôme parmi les fantômes dans une foule qui se refuse avec hargne et sarcasme à croire à son identité, je persiste à parler une langue que l’on n’écrit ni ne comprend plus guère. Je suis pareil à ces émigrés qui, après avoir passé dix ou quinze ans en Amérique ou en Australie, ne comprennent plus rien au français qu’ils entendent à la radio ou lisent dans les journaux, une fois rentrés chez eux » o.c., p. 54.

« Un pays pourrit pas sa racine, qui est sa propre langue. Un pays qui laisse sa langue se corrompre commence à dépérir. Mais qui croit encore que nous vivons dans un pays comme on habite un corps, puisque nous laissons nos racines à l’abandon, et que nous ne savons plus que nous habitons un être vivant avec ses limites et son organisme, cette autre “biologie”, ce logos vivant qu’est une langue ? Le refus de la France à reconnaître et sa méfiance à enseigner ses origines intellectuelles et spirituelles, la dénégation de son histoire et l’oubli de son passé, le mépris de la tradition de sa langue et l’ignorance des mots qui la composent, font qu’elle devient peu à peu, dans son abandon du langage, un organisme décomposé » o.c., p. 59-60.

 

La fin des visages ?

 

Jean Clair demeure un homme des images, un homme pour qui les plus belles d’entre elles sont les Maternités et les Pietà, d’où un constat désolé : notre époque a refusé l’image et le visage. Alors que la façade de l’Opéra-Garnier fut ornée de bustes, celle du Centre Pompidou fit un autre choix. « Ce serait contraire à la mission du bâtiment qui est, dit-on, de consonner avec l’Universel, qui n’a pas de visage. L’affirmation dans l’art contemporain d’un principe forcené d’individualisme – l’artiste et son supposé génie jouissant d’une impunité juridique et d’un prestige que nul autre office ne saurait offrir – se paie cependant, dans son orgueil délirant, de l’effacement des traits de l’homme, jusqu’à leur totale disparition. La prosopagnosie est une maladie neurologique qui se caractérise par le fait que celui qui en est atteint ne reconnaît plus les visages. C’est une société entière qui semble aujourd’hui atteinte de cette maladie dégénérative, qui plonge dans la nuit de l’oubli le très ancien prosôpon grec. L’homme ne se reconnaît plus » p. 103-104.

 

Dans son livre, qui prend la forme d’un journal parfois, d’un essai également, tout en conjoignant des souvenirs personnels et proposant quelques beaux aphorismes, Jean Clair donne à relire le propos qu’il tint dans l’enceinte de l’Académie française lors du « Parvis des gentils », un événement auquel il nous fut donné de participer au début du printemps 2011. Il y déplora que l’Église, celle qui sert l’Incarnation et la tendresse dont elle naît, ait trop volontiers emboité le pas au mépris contemporain des images, soit par leur suppression, soit par la monstrance d’image hideuses, sous prétexte de dire la vérité de l’homme. Quelle vérité, si elle ne consiste qu’à l’avilir et à lui dénier toute possibilité de se convertir et de grandir ?

« L’Église aurait-elle honte d’avoir été celle qui a été l’origine du plus prodigieux trésor visuel connu ? Cette religion de la représentation, de la réflexion de la figure, et du respect du visage, qui ne prône ni la Loi ritualisée du judaïsme, ni le détachement du monde des bouddhistes, ni le dépouillement des Réformés, ni l’iconodoulie des orthodoxes, la religion catholique m’est apparue longtemps comme la plus respectueuse du témoignage des sens, la plus attentive aux formes et aux parfums du monde. C’est en elle aussi qu’on rencontre la plus profonde et la plus prenante et surprenante tendresse. Le catholicisme me semble avant tout une religion non pas du détachement, ni de la conquête, ni d’un Dieu jaloux, mais une religion de la douceur » p. 277.

 

L’estime de soi

 

Autre auteur, davantage sollicité sur les plateaux de télévision, mais pour quel profit ? Alain Finkielkraut, à travers les lectures partielles et injustes de L’identité malheureuse (Stock, 2013) est la victime d’un mauvais procès ; on l’accuse de déplorer la présence musulmane en France alors qu’il pleure la mort de la culture.

La France, comme l’Europe, ne s’aime plus guère. Héritière d’un XXe siècle de terreurs et d’exterminations, elle ne se comprend et ne comprend sa culture que comme pourvoyeuse des pires atrocités. L’homme blanc porte désormais, et sans jamais pouvoir s’en défaire, la culpabilité de ses crimes. Telle est la raison pour laquelle l’histoire qui l’a fait doit être gommée, autrement dit mélangée et assimilée au melting-pot d’une interculturalité où le contact, voire la suprématie des cultures qui lui sont lointaines – celles du sud – lui feront expier, mais on en doute, ses fautes historiques.

N’étant plus fondé que dans une mémoire courte, le projet européen n’est dès lors plus présenté que comme ce qui fait obstacle à de nouvelles guerres entre les peuples européens, étant entendu que ceux-ci n’auraient pour capacité que de se nuire entre eux et de nuire au reste de la planète. C’est oublier la mémoire longue qui rappelle que l’Europe fut aussi celle des abbayes, des universités, des pèlerinages comme des multiples relations commerciales qui existaient tant dans l’Antiquité qu’au Moyen-Âge. Si la culture de l’Europe ne fut capable que de détruire, on comprend aisément qu’il faille ou l’oublier ou la diluer.

 

Donnant du crédit à son propos, Alain Finkielkraut cite à la page 119 de son livre ces quelques lignes extraites d’un rapport du Haut conseil à l’intégration, du temps où cette institution portait le projet de proposer et de promouvoir ce qui désormais passe pour non respectueux des personnes accueillies chez nous : l’intégration. « La vision du monde qui semble s’opérer est binaire : d’un côté, les opprimés, victimes de l’impérialisme des Occidentaux, et ce, depuis les temps les plus reculés, et, de l’autre, les oppresseurs, les Européens et les Américains blancs pilleurs des pays du tiers-monde. Cette vision fantasmée sert d’explication à l’histoire du monde et de justification aux échecs personnels ».

Or, poursuit le philosophe, « nous ne produisons du neuf qu’à partir de ce que nous avons reçu. Oublier ou excommunier notre passé, ce n’est pas nous ouvrir à la dimension de l’avenir : c’est nous soumettre, sans résistance, à la force des choses » p. 132.

« On aborde modestement et pieusement les œuvres du patrimoine. Ces œuvres en imposent. Nos maîtres, nos pères, nos devanciers en font l’éloge et nous leur faisons confiance. Qu’est-ce qu’un classique, en effet ? C’est un livre dont l’aura est antérieure à la lecture. Nous n’avons pas peur qu’il nous déçoive mais que nous le décevions en n’étant pas à la hauteur. Nous admirons avant de comprendre et, si nous comprenons, c’est parce que l’admiration a tenu bon et forcé tous les obstacles. L’a priori, en l’occurrence, n’est pas un préjugé, c’est une condition de l’intelligence » p. 193-194.

 

La dénonciation des identités

 

Pierre Nora, de l’Académie française, publie le troisième tome de la compilation de ses articles et études. Ceux-ci sont rassemblés dans ce volume en fonction d’une thématique semblable, celle des identités, d’où le titre retenu : Recherches de la France (Gallimard, 2013).

Le dernier des textes de cet ouvrage fut rédigé au moment où l’Etat lança le débat public, qui fit long feu, sur l’identité nationale : De l’héritage à la métamorphose. Le diagnostic de Pierre Nora rejoint ceux des auteurs mentionnés précédemment.

La France « connaît depuis trente ans un ébranlement général de son identité historique. Une mue qui la fait passer d’un type de nation à une autre. D’une nation étatique, guerrière, majoritairement paysanne, chrétienne, impérialiste et messianique, à une France atteinte dans toutes ses dimensions, et qui se cherche encore souvent dans la douleur » p. 553.

« Ce réaménagement s’est traduit par un double éclatement de la France : par le haut, et par le bas. Par le haut du fait de son insertion dans l’ensemble européen […]. Par le bas : c’est la poussée décentralisatrice, l’affaiblissement du pouvoir d’Etat sanctionné par la loi Defferre de 1982. Et comme en écho, dans un registre tout différent, la désagrégation progressive de toutes les formes d’autorité et d’encadrement, familles, Églises ou partis, dont l’explosion juvénile de Mai 68 a pu paraître rétrospectivement le point de départ. Un mouvement général de l’affirmation de l’individu qui dépasse largement le cadre national, mais qui prend dans cette France que l’on a pu dire, comme Michel Crozier, “terre de commandement’’ un relief tout particulier » p. 555.

« La France se sait au futur, mais elle ne se voir pas d’avenir. C’est la raison du pessimisme des Français. Non pas un pessimisme individuel, mais collectif – historique, peut-on dire » p. 558.

 

C’est lorsqu’on ne sait plus qui l’on est et ce qui fonde son destin que la question de l’identité devient urgente. Le trouble d’identité que connaît la France n’est pas, pour Pierre Nora, à chercher dans quelque influence extérieure qui, par un plan organisé ou non, viserait à détruire la France, ce sont plutôt des choix politiques et de société qui en sont la cause

« La notion d’“identité nationale’’ apparaît aujourd’hui parce qu’elle est au confluent de deux phénomènes : l’affaiblissement – car c’est plutôt d’affaiblissement que d’extinction dont il s’agit – de l’identité nationale-républicaine classique et l’avènement de ce que l’on peut appeler le régime des identités.

L’éveil de ces identités est lié à l’affranchissement général de toutes les minorités, à un mouvement de décolonisation intérieure et d’émancipation des minorités de toute nature – sociales, sexuelles, religieuses, provinciales –, dont l’histoire propre avait été jusque-là marginalisée, rabotée par une histoire nationale homogénéisatrice, réduite au registre de la vie familiale, personnelle ou privée. Des minorités souvent ignorantes d’elles-mêmes et qui prenaient soudain conscience de soi, et affirmaient leur existence, assuraient leur différence par ce que l’on appelait alors la “récupération’’ ou la “réappropriation’’ de leur passé » p. 559.

 

Face à ce bouleversement du pays et de ses habitants, toute réflexion sur l’identité de la nation, pourtant nécessaire, se heurte au souvenir malheureux du XXe siècle qui interdit toute référence au passé, alors qu’il aurait toute capacité à fournir des racines et des fondations pour construire, aujourd’hui et par nos mains.

« L’âge des identités va jusqu’à frapper, par principe, toute histoire de la nation des stigmates du nationalisme […]. Il est très difficile de faire admettre que parler nation, France, histoire ou identité nationale ne soit pas forcément du nationalisme. Peut-il y avoir une ‘’histoire-de-France’’ dans un type d’identité démocratique » p 565.

 

La « dépression française »

 

Les analyses de Pierre Nora sont corroborées par l’enquête sociologique menée par François Miquet-Marty et publiée dans Les nouvelles passions françaises, Réinventer la société et répondre à la crise (Michalon, 2013).

« La France qui vient n’est pas encore lisible. La France qui vient n’a pas décliné son identité, laquelle probablement n’existe pas a priori […]. La France qui vient n’est pas préméditée, elle n’obéit à aucun plan, à aucune stratégie imposée. La France qui vient n’est ni un dessein ni un destin » p. 18.

 

Que l’on tâtonne et que l’on hésite, que l’on peine à discerner les directions à prendre, ceci n’est que normal, et plutôt heureux, s’opposant ici aux slogans trompeurs qui pourtant demeurent encore. La difficulté majeure vient de ce que notre pays ne se croit plus en capacité d’inventer et de s’inventer. « La dépression française est celle d’un pays qui ne s’aime pas ou pas suffisamment, un pays qui ne se sent pas bien avec lui-même, un pays qui doute de lui-même, un pays qui ne sait plus où il va » p. 30.

Pour François Miquet-Marty, un des registres explicatifs « de cette dépression française procède d’un extraordinaire sentiment de solitude au cœur même de la société française » p.50. « Les Français sont malheureux parce que le lien social est pour l’essentiel affecté, brisé. Parce que le lien social ne parvient pas à emporter, dans un même ensemble, les singularités qui le composent. Cette société apparaît dès lors, à beaucoup, comme une mosaïque de solitudes, où chacun est confronté à ses propres difficultés, sans pouvoir en parler véritablement ni trouver de solutions en l’autre » p. 51-52.

 

A la fin du livre, l’auteur choisira cependant le chemin d’une action possible, une action qui ouvrira sur les choix que doit faire le pays, lesquels ne lui seront heureux qu’à la mesure où la France saura sauvegarder, certes dans des formes nouvelles, ce qu’elle porte de spécifique. « Aujourd’hui, après les années piteuses (1974-2008), la France s’engage dans le vestibule d’un monde nouveau. Et la mission qui lui incombe, en regard de sa propre histoire et des autres principaux pays du monde, concerne notamment la redéfinition de son identité, qu’il s’agisse d’un alignement progressif sur le modèle anglo-saxon, d’une préférence pour les références des pays du nord de l’Europe, ou de l’invention d’une nouvelle “exception française” » p. 198.

 

D’un siècle l’autre

 

Celui qui aura lu ces lignes jusqu’ici aura constaté que les quatre ouvrages abondamment cités entretiennent dans la déploration. Il semble qu’il faille entendre de tels propos, à la fois ils disent les analyses de quelques-uns de nos plus brillants intellectuels, mais ils sont plus qu’un constat accablé, bien que tel ou tel n’échappe pas à cela ; ces livres sont précieux car ils provoquent à un sursaut. Ils expriment certes la conscience d’une fin, d’une crise, d’une transition ; chacun préférera l’un ou l’autre de ces mots ou bien les conjoindra ; mais ils ne disent jamais que le chemin serait irrémédiablement fermé.

La parution des livres ici retenus – qui ne sauraient tout dire de l’actualité éditoriale de cet automne – se fait en 2013. Il y a 100 ans, l’année conduisait à l’événement qui allait ouvrir sur le XXe siècle, les seuils historiques étant plus déterminants que les chiffres ronds du calendrier. Les livres ici évoqués disent ce qui disparaît ou s’efface, ils peinent à dire ce qui naît. Sans doute est-il difficile de le percevoir, au moins peut-on en repérer des traces, soutenir ce qui émerge, sans négliger d’agir avec force pour soutenir ce qui appartient au fond de l’identité du pays et de la civilisation occidentale.

 

+ Pascal Wintzer

Archevêque de Poitiers

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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