Psychanalyse et idéologie

Jean-Pierre Faye • La correspondance littéraire, philosophique et critique

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Jean Pierre Faye / Juin 2005

La Correspondance littéraire, philosophique et critique

Le silence même se peint par des sons
Diderot

N° 8
• Juin 2005

Lettre cordiale sur Heidegger 2005

Chère Catherine Malabou,

J’ai lu et vu que vous ne m’avez pas oublié et que l’inspiration du colloque de Strasbourg 2004 vous a visitée à nouveau. Car j’aurais développé, selon vous maintenant, « un type d’analyse particulier », auquel je vous aurais « habituée », depuis longtemps, et dont vous esquissez un portrait fort peu bienveillant. Mais que savez-vous de mes « analyses » ? Dîner avec vous fut un plaisir, mais j’ai découvert avec stupeur que vous n’aviez alors aucune idée de la « Profession de foi en Adolf Hitler », la Bekenntnis zu Adolf Hitler, écrite par le philosophe dont nous discutions, - et dont vous me reprochiez, comme d’une « attaque », de l’avoir publiée. Alors que je l’avais découverte avec surprise et consternation. Vous n’aviez donc aucune idée de mes « analyses » et de leurs enjeux ? De quoi parlez-vous donc, aujourd’hui ?
Vous me demandiez : « Pourquoi attaquez-vous Heidegger ? » J’ai répondu en décrivant le choc que fut pour moi cette accablante trouvaille. Et vous me répondiez aussitôt : « Mais il a signé comme les autres, il était obligé ! » C’était donc pour vous quelque chose comme un texte collectif à « signer », un peu comme on signait le texte collectif du Manifeste des 121 ou du Manifeste de Merleau-Ponty, durant la guerre d’Algérie, contre les ratissages et la torture... Vous ignoriez, et vous souhaitez toujours ignorer, que le texte de cette « Profession » est une création « originale » de notre philosophe et que c’est lui, et lui seul, qui l’a écrite et signée. Et il mêle à son enthousiasme pour le Führer, qui « est la réalité d’aujourd’hui et demain », bien des propositions sur l’être, l’étant, l’essence, le Dasein, et sur le « retourner à l’essence de l’être », qui ne se retrouvent alors nulle part ailleurs - et qui sont « sa philosophie ». Où est « l’attaque », quand on découvre cela ?
Est-ce que la découverte de la radioactivité était une « attaque » contre le radium ? Et précisément une dangereuse radiation du langage heideggericn se laisse voir dans cette Bekenntnis.
Le livre qui vient de paraître chez Albin Michel sous une signature qui porte mon nom propre, mais un autre prénom, et pour lequel je n’ai aucun mérite particulier - quels que soient les liens de parenté paternelle et filiale me reliant à son auteur -, ce livre écrit durant cinq ans et dont je n’ai pas lu une seule ligne avant les secondes épreuves imprimées, a mis à dé-couvert une autre vérité, une a-létheia plus surprenante encore [1].

[1] Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie • Autour des séminaires inédits de 1933-1935. Bibliothèque Albin Michel • Idées, Paris, 2005.

Car ce ne sont pas seulement des écrits ouvertement politiques qui « professent » une telle conviction, - mais les Cours et Séminaires enseignés à partir de 1933, et les “cahiers posthumes” des années 1938-40, ou le long séminaire sur Nietzsche de 1936-1944, dans ses manuscrits authentiques. Le tout programmé par l’auteur même pour la publication dans l’Édition intégrale, la Gesamtausgabe. Où manque pourtant le pire : les Séminaires réservés, pour étudiants en uniforme SS ou SA, en 1933-1935, en vue de « créer une nouvelle noblesse » du Reich.

Quand Heidegger « professe » que « la Révolution nationalsocialiste est le bouleversement total de notre Dasein », c’est lui et lui seul qui parle ainsi, en novembre 1933 [2]. Seuls cinq autres collègues, sur l’ensemble de l’Université allemande, ont « professé » à ses côtés, mais chacun par des propos-différents. Et le plus illustre de tous est alors l’anthropologue Eugen Fischer, recteur de Berlin et directeur de l’Institut d’Anthropologie, dont l’assistant sera bientôt Mengele, bientôt redoutablement actif sur la rampe de Birkenau Auschwitz. Cela vous pouviez le découvrir par ma « découverte », qui m’a désespéré déjà dans les années 1960. Vous pouviez ainsi vous « accoutumer » à penser la pensée de Heidegger sous un angle de vue qui fait mal à la pensée, - mais qui est , dans ses propres écrits.

[2] Cf. Jean Pierre Faye, Le piège • La philosophie heidegerrienne et le nazisme, Balland, Paris, 1994.

Publier cette « Profession de foi » m’a valu injures et représailles pendant des décennies. Même un ami comme Edgar Morin demande, dans un Entretien publié, pourquoi je « persécute » Heidegger. Il aurait pu en vouloir plutôt à Heidegger, de prendre parti si aveuglément et avec une conviction persistante pour ceux qui ont persécuté, raflé, assassiné tant de communautés humaines, tant de peuples, tant d’enfants, par millions. Et d’abord, un million et demi d’enfants juifs, dont ceux qui furent rafles à Pans dans les conditions que nous n’ignorons plus.
C’est pourquoi, quand je roulais à bicyclette devant la gare de l’Est en fin juillet 1944 au milieu des camions de la Wehrmacht avec la mère d’un de mes camarades et les femmes de responsables cruciaux de la résistance, pour tenter des contacts avec les responsables de la Résistance Fer - celle qui réussit finalement à intercepter le dernier transport de Drancy vers Auschwitz, mais non celui de Fresnes vers Buchenwald, je pensais à mon projet : imprimer et placarder dans les rues la phrase de Nietzsche que j’avais découverte avec passion dans l’édition française de La Volonté de Puissance, version d’alors : « Quel soulagement de rencontrer un Juif parmi des Allemands ! » Cette phrase, elle est écrite trois fois dans les Cahiers posthumes des Nietzsche Werke. Je dirais aujourd’hui : Quel soulagement de rencontrer Nietzsche après Heidegger !
Quand j’ai traduit et publié aux éditions de Minuit le texte que je venais de trouver avec consternation, à Fribourg, grâce à des étudiants et des chercheurs allemands, ce document de la Profession de foi était inconnu en France [3]. Mais il est facile de la lire à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg, où elle a été soigneusement déposée durant l’annexion hitlérienne. Elle est présente et grossièrement traduite en quatre langues, française, anglaise, italienne et espagnole, aux côtés du monstrueux Eugen Fischer et de ses développements sur la völkische Basis reposant sur l’identité de la « même Rasse ». C’est lui qui dès 1908 demande l’extermination des métis en Namibie, le Sud-Est africain allemand, où la « race allemande » serait par eux menacée... C’est lui au printemps 1945 qui adresse un document protecteur aux autorités nazies pour assurer que le professe Heidegger est « un grand philosophe et un bon nationalsocialiste ».

[3] J.P.F, Traduction de la Bekenntnis zu Adolf Hitler, écrite par Martin Heidegger.

« Rien que nous ne sachions...», dites-vous, du livre qui vient d’apparaître. Mais qui fut attaqué déjà sur la page questionnante du Monde des Livres par d’excellents esprits, déclarant ne pas l’avoir lu, puisqu’il était à peine sorti en librairie, assurant qu’ils ne le liront en aucun cas, mais affirmant d’avance leur total désaccord. Bel exemple de probité philosophique et de doute phénoménologique.
« Rien que nous ne sachions... » Mais vous ne saviez rien de tout cela, vous me l’avez ainsi avoué avec franchise, à Strasbourg, puisque vous n’aviez même pas lu cette Profession de foi - dont pourtant le simple fait de la traduction signée de moi vous autorisait déjà à me traiter de « policier » dans une émission de France Culture, et de « flic » dans des conversations privées.
Vous ne savez encore rien de cette tragédie heideggerienne, mais vous méritez de la savoir. Précisément par votre entraînement à lire ailleurs son discours. Vous évoquez aujourd’hui au passage le cours sur « L’essence la vérité », de 1933-34. Mais vous ne dites rien de son contenu effarant, dont il est question pour la première fois dans le livre que vous traînez dans boue. Si vous connaissiez déjà le texte de ce cours, maintenant accessible à la lecture dans le tome 36-37 de l’Édition intégrale, de la Gesamtausgabe, qui annonce la nécessité du combat contre « l’ennemi greffé sur la racine la plus intérieure du peuple », afin contre lui de savoir « initier l’attaque », l’Angriff, « en vue de l’anéantissement total » - oui, si vous saviez cela, que ne l’avez-vous dit ?
Vous tenez là, maintenant, un maillon de la chaîne, dans la longue fantasmatique heideggerienne, et vous avez l’occasion d’en explorer l’abîme. Plutôt que de jeter les anathèmes habituels : « flic », « police »...
Or là sont les “arguments” par quoi le journal de Goebbels, l’Angriff justement, s’en prenait, avant la prise de pouvoir des nazis, aux sociaux-démocrates qui tentaient de s’opposer à leur montée au pouvoir. L’argument injure est trop facile et je sais qu’il était le vôtre contre moi depuis longtemps, avant que vous le repreniez au travers d’un débat à France Culture, durant le Colloque sur Heidegger auquel j’étais invité, au cours d’une émission dont j’avais été écarté avec soin. Le lendemain je prenais votre défense, quand nos amis heideggeriens vous accusaient de « pétainisme », sous prétexte que vous souhaitiez la « déclosion de l’étant » et que vous faisiez un éloge excellent de la « chose », de la savate paysanne, de la jarre... J’apprenais dans les mêmes temps que vous m’aviez traité ainsi en mon absence... Mais je pense qu’il faut à tout prix maintenir ouvert le dialogue, et reprendre l’échange d’attention - sur l’énigme des langages dans la cruauté de l’histoire.
Le genre propos injurieux à mes yeux est sans importance. Mais ne voyez-vous pas que vous accablez la « cause » dont vous voulez être l’avocate philosophique, en montrant clairement à quel point elle vous contraint à la cécité et à l’insulte ? Vous reconnaissez que pour vous il y a maintenant « difficulté et douleur ». Connaître l’énormité de la tragédie que recèle le corpus philosophique, depuis la parution de la Gesamtausgabe échelonnée sur 66 volumes parus et bientôt 102 au total - parution voulue par son auteur -, c’est aujourd’hui une tâche inévitable. Plutôt que de manier la joute guerrière, il importe de percevoir clairement jusqu’où la fantastique heideggerienne est conduite, de 1933 à 1944 - et quelles traces elle va laisser à sa suite, quels « opérateurs de vérité » la conduisent à mentir, sur une histoire de meurtre dont elle se fait volontairement la partenaire. Ce parcours-là compléterait le vôtre.
Le premier soir de ma venue à Fribourg - en 1958 ! - j’ai cherché l’adresse de Martin Heidegger et je suis monté à pied jusqu’à sa porte, sur 1es collines dominant la ville, avec le simple souhait de le rencontrer un jour. Après avoir ainsi découvert par des amis allemands très objectifs sa Bekenntnis zu Adolf Hitler, ce souhait m’a quitté pour toujours... Mais ma surprise fut beaucoup plus grande encore, en fin janvier 2005, de lire les textes de la Gesamtausgabe, aux tomes 36/37 notamment - ceux-là même que vous évoquez, très vite, à propos de ce livre récent, en esquivant leur contenu. Plutôt que d’accuser à son tour maintenant celui qui en a traduit pour la première fois les séquences les plus meurtrières, n’avez-vous pas vocation à rechercher - avec ceux qui cherchent - cette Verwandlung heideggerienne en supplément, ces transformations ajoutées par celui qui est délibérément entré les yeux ouverts dans ce trou noir. Par exemple lorsqu’il établit, dans la septième séance de son Séminaire de 1933-34 une analogie entre le rapport de l’État du Führer à son peuple et le rapport de l’être à l’étant...
Que la métamorphose ait pénétré jusqu’aux « concepts fondamentaux » (« l’être », « l’étant « ) du discours et de la pensée heideggeriennes, la parution des cours et des posthumes dans l’Édition intégrale et la découverte des Séminaires inédits nous le font maintenant découvrir. Et il ne sert à rien de feindre - comme c’est le leit-motiv depuis 1960 - d’avoir « su tout cela » avant même que les documents les plus cruciaux aient paru ou soient découverts. Si à partir d’Héraclite et de « l’essence de la vérité », Heidegger va en arriver à « initier l’anéantissement total » de l’ennemi intérieur (et nous savons trop bien qui est nommé alors par ces termes), la transformation ou l’anamorphose des « concepts fondamentaux » est ici tellement féroce qu’elle appelle en effet douleur et difficulté - et travail exploratoire.
Mais qualifier de « violence » une lecture critique du discours philosophique heideggerien par ses propres textes, c’est un bel abus de langage. Alors que la violence, à un degré stupéfiant, précisément habite ce discours de 1933 à 1944, et qu’elle vient même renchérir sur la violence de l’histoire. Vos approches de la Wandlung heideggerienne pourraient contribuer à conduire aux clés qui ouvrent sur cette chambre de violence, bâtie au cœur de l’ontologie heideggerienne, et même qui se substitue à elle. Encore une fois, n’est-il donc pas écrit, dans ce cours sur L’essence de la vérité et Héraclite, qu’il s’agit d’en venir à l’attaque en vue de la völlige Vernichtung - terme heideggerien de 1933-34 ? Ce terme cruel précède ainsi de dix ans les Vernichtungslager de 1943-44, les six camps d’extermination au sens précis du terme, implantés dans la seule Pologne, et dont la machinerie sans précédent ne s’est pas facilement dévoilée dans l’après-guerre. Car il a fallu aussi du temps pour comprendre la terrible différence entre Buchenwald et Treblinka, entre camps de travail meurtriers et camps d’assassinat immédiat. Et il a quelque chose de philosophiquement terrible, dans la découverte de cette prémonition heideggerienne, qui s’annonce comme une exhortation, en avance d’une décennie sur le réel.
Le tome 69 de la Gesamtausgabe nous apporte les cahiers posthumes du Koinon, qui s’ouvrent en 1939 : nous y trouvons « la pensée de la race », « le fait de compter avec la race » qui « jaillit de l’expérience de l’Être »... Comment nier qu’il y a du nazisme dans cette philosophie ? Ce qui ne veut nullement dire, comme vous pensez pouvoir le suggérer, à l’envers de toute évidence, qu’il y a de la philosophie dans le nazisme : affirmation fort périlleuse qui tendrait de façon involontaire à une réhabilitation partielle. Sur la voie qui aboutirait à rendre finalement assez « acceptable » et pourvue de quelque « dignité » la plus grave maladie des langues humaines et du réel politique. Tenter de dériver le nazisme du “sujet cartésien” fut une tentative malheureuse : car la fureur anti-Descartes est une constante lourde des langages nazis. On ne peut affirmer n’importe quoi, sur une question aussi grave.
Cette responsabilité devant le langage et l’action du langage dans le réel, la rectitude et la rudesse dans cette responsabilité, n’est-ce pas cela, la philosophie ?
Il ne s’agit nullement de « rayer Heidegger de l’histoire de la culture ». On ne raye jamais l’histoire. Il importe de l’éditer, et de le traduire avec le plus grand soin, une exactitude et une honnêteté sans défaut. Mais il importe aussi plus que jamais, et plus encore depuis la mise à découvert d’une dramaturgie toujours plus redoutable, bien plus grave que celle dont j’avais perçu quelques éléments auparavant - il importe de tenter de penser Heidegger. Son énigme tout entière.
Dans ce nouvel abîme que découvre peu à peu « l’Édition intégrale » et plus encore les Séminaires inédits qu’elle ne publie pas. Qui pouvait savoir d’avance ce qui s’y trouve ? Ni Sartre, ni Levinas, ni Jean Wahl, qui faisait son cours sur Heidegger à la Sorbonne, après la guerre mondiale, après s’être évadé du camp de Drancy - amis chers, mais qui ne pouvaient avoir lu avant sa parution la Gesamtausgabe, « l’Édition intégrale » incomplète.
Penser Heidegger, cela ne peut plus signifier penser avec Heidegger, et a ses côtés. Car ce serait désormais prendre avec soi ce que vous nommez fort justement “le caractère abject” de son engagement politique ».
Je comprends, je ressens moi aussi la sorte de désespoir pensif qui vous atteint, quand s’étend sous nos yeux le champ de cette « abjection ». Dans un engagement qui va entrer en 1933, et jusqu’en 1944, au centre le plus stratégique de son déploiement philosophique. Mais aussi jusque dans testament dialogué de 1966, assurant que « le nationalsocialisme va dans cette direction, il est vrai », qui trouve « une solution satisfaisante » pour la question de « l’essence de la technique ». Nous ne pouvions soupçonner ces développements, quand nous lisions dans une bibliothèque publique la Conférence inaugurale de 1929 : Qu’est-ce que la métaphysique ? Réapparue plus tard avec l’escorte de sa Postface de 1943 et de sa Préface de 1949 [4].

[4] Martin Heidegger, Was ist Metaphysik ?, Vittorio Klostermann, Frankfurt A. M., 1969. L’édition de 1949 est dédiée par M. H. à Hans Carossa pour son soixante dixième anniversaire. Carossa, romancier de l’angoisse devant la souffrance et la mort, présida une fois la Chambre des Écrivains pour le Ministère de la Propagande dirigé et contrôlé par Goebbels. C’est dans Was ist Metaphysik ? que l’on peut lire : « Was hat das Seinsgeschick [dieser] Angst mit Psychologie und Psychoanalyse zu tun ? » (Cf. également Micheline Weinstein • 1967, in « Travaux 1967-1997 »).

Rester indifférents à ce qui se joue dramatiquement entre ces trois dates serait jouer soi-même à l’insouciance. Justement là où la philosophie a quelque motif d’entrer dans le souci. Et dans l’attention au basculement et au chavirement des transformations.
Dans son dialogue ultime avec le Spiegel, Heidegger nous demande lui-même de lire et relire - nachlesen - les attaques du « philosophe SS » qui l’attaquait rageusement en 1934 et 1940. L’accusation de « nihilisme métaphysique », c’est-à-dire de ce que représentaient « les littérateurs juifs » est brandie par ce dernier contre Heidegger, et elle n’est pas sans conséquence sur le discours ultérieur de celui-ci. Et dans le lent déplacement des termes et du lexique philosophique tout entier, à partir de ces dates. Des plaques entières dans l’architectonique de la langue se déplacent en effet après de telles secousses, venant d’un tel émetteur, qui travaille à Heidelberg dans le Service de Sécurité SS, le Sicherheitsdienst - le SD - aux côtés de Heydrich, Numéro 2 de la SS. « Nous ne pouvons nous situer hors de l’histoire et de l’époque », souligne alors lui-même Heidegger : « pas plus que Nietzsche », insiste-t-il.
Comme pour Nietzsche, ou comme pour Hegel, ajoute-t-il, l’époque va peser lourd. Mais cette fois ce n’est pas Bismarck ou la bataille d’Iéna qui pèsent dans la balance. La pesée de l’histoire est terriblement plus lourde. Ce n’est pas une raison pour laisser peser ce poids aujourd’hui sur notre propre expérience, au point de la conduire passivement à « tituber », de la façon décrite alors si étrangement dans le Cours d’été 1935 et dans la Postface de 1943, qui invoquent cette périlleuse « polémique » avec l’homme du SD. Il serait temps aujourd’hui de mesurer les enjeux et les dangers de ces temps de détresse. Ainsi que la façon fort détournée dont ils entrent dans le discours ultérieur et appuient jusqu’à nous.
Dialoguer sur la tragédie Heidegger vaudrait mieux que la « polémique aveuglée » qu’il a lui-même subie en 1934 et qu’il nommait ainsi en 1943. Nous ne sommes plus aux temps qui imposaient de s’aveugler les uns les autres et soi-même, dans la fureur polémique.
À nous de laisser parler plutôt, s’il le fallait, la spottische Ingrimm nietzschéenne, la « furie ironique » des situations. Car cette tragédie, implacable par tant d’aspects, recèle pourtant des ressources socratiques inattendues. Et qui relèvent bien de la philosophie, surtout en prenant ce vocable sur le mode du Gorgias, où Socrate feint d’adopter avec un enthousiasme littéral les propos du bouillant Calliclès. Ainsi joue-t-il ce rôle que Nietzsche apprécie tant chez lui - de buffo.
Car il y a aussi de la buffa dans la solennité heideggerienne, tragédie pour la philosophie et désastre dans l’histoire. Elle nous prévient de ne pas prendre avec une solennité excessive le sérieux avec quoi il prend en considération un Führer aussi risible que malfaiteur.
Elle aide à supporter la pesanteur de l’atrocité historique.
Elle ouvre aussi la voie au travail sur le change de forme et le change matériel que nous avons ouvert, voici plusieurs décennies, dans l’accompagnement paradoxal de Hölderlin et de Marx. Et que vous avez repris à votre façon et peut-être à votre insu. Cette rencontre des termes n’est pas privée de sens.


• Ce change matériel hölderlinien, qui « arrache la forme » dans le marbre des collines de l’Attique, nous devons l’approcher ici dans la pierre de l’histoire, au pire de sa lourdeur. Là où celle-ci est moins ciselée que cisaillée, déchiquetée, martelée.

J. P. F.



                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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