Psychanalyse et idéologie

Micheline Weinstein • Le livre d’Anne-Lise Stern

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Micheline Weinstein / Juillet 2004

Anne-Lise Stern

Le savoir-déporté

Camps. Histoire. Psychanalyse

La librairie du XXIe siècle, Seuil, Paris, Juin 2004, Coll. dirigée par Maurice Olender

précédé de

Une vie à l’œuvre,
par
Nadine Fresco et Martine Leibovici

 

“ ...mais quand même, une tomate - pourrie -
qui s’en va toute seule, je l’aurais suivie
au bout du monde. ”
A.-L. S
.

L’auteur / Le sous-titre

Anne-Lise Stern est présentée dans ce livre par Nadine Fresco, historienne, et Martine Leibovici, philosophe, dont je reproduis les intitulés universitaires, bien que l’état d’esprit dont ces fonctions sont souvent chargées n’apparaisse guère ici. Le sous-titre du livre, “Camps. Histoire. Psychanalyse”, avec point/majuscule/espace entre chaque terme, implique d’entrée de jeu que les dates, les faits, figurent, puisqu’ils coïncident, et il me semble avoir entendu d’Anne-Lise Stern que son travail est bâti sur ces coïncidences. Coïncidence est un mot que j’aime bien, en grec il signifiait symptôme. Or, dans cette introduction, Une vie à l’œuvre, le système d’interprétation subjective des dates, des faits, pour l’historienne, et aussi des concepts, pour la philosophe, ne se perçoit pas. Le récit biographique d’Anne-Lise Stern, inscrit dans l’histoire de ce temps-là, l’histoire du monde mais aussi celle de la psychanalyse, est respecté à la lettre près, tel qu’Anne-Lise Stern l’énonce, d’après ce qu’elle m’en a donné entendre, et ce que j’ai pu entendre. Les rencontres préalables, pour mener à bien l’écriture de ce texte de présentation, compte-tenu de la personne de l’auteur et de ce sur quoi le livre porte, ont dû être éprouvantes pour chacune des trois écrivains, à titre individuel, puisque la psychanalyse est à chacune familière.

Le titre

“Le savoir-déporté”. Le savoir, c’est le savoir que chacun porte en soi, le savoir inconscient, qui pour Anne-Lise Stern, a été fracassé par la déportation, et précisément, pas ailleurs, à Birkenau. Savoir qui, qu’il le veuille ou pas, n’a pas pu prendre le temps de rester des années inconscient pour pouvoir supporter la vie, jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se confronter à la psychanalyse, de s’y engager, et ensuite essayer de faire de sa vie quelque chose. C’est ainsi que j’entends " Le savoir-déporté ", porté ailleurs par la force et pas n’importe où. Un savoir particulier, individuel, construit essentiellement à partir du regard, puisque Birkenau. À Birkenau, justement il n’y avait rien à voir, sauf à capter l’être humain par le regard, justement pour ne pas être une sous-bête de troupeau d’abattoir, sous-bête, et non sous-homme, puisque, en ce temps-là, les Juifs étaient inutiles, impropres à la consommation, ne servaient à rien, ce n’étaient que tas de “shmates”, des choses. Infra dans le livre, le lecteur pourra trouver où, quand, Anne-Lise Stern l’a nommé "objet a", celui de Lacan, réalisant qu’elle l’avait ramené de Birkenau en même temps qu’elle s’était ramenée elle-même. Ce que le mot "shmate" signifie, c’est que l’on essayait de faire du nom Juif, ce à quoi l’on essayait de le réduire, avec des moyens perfectionnés grâce à la science, c’est-à-dire à rien. D’où le vocable Vernichtung, Anéantissement.
J’ai dit à Anne-Lise Stern que je ne parlerais pas de Lacan dans ce texte. Je n’ai aucune raison de le faire, et encore moins de m’immiscer dans le transfert d’un/e analysant/e et de son analyste.
Simplement, puisque j’ai été témoin de l’histoire par Lacan de la psychanalyse ainsi que du lacanisme, nous avons parlé, avec Anne-Lise Stern, de Solange Faladé, qui vient de partir, elle a demandé à être rapatriée au Bénin, elle aimait beaucoup la musique. C’est d’ailleurs Anne-Lise Stern qui m’a téléphoné cette mort. Anne-Lise Stern dit aussi toujours de sa mère Käthe en Allemagne, Catherine en France, qu’elle ressemblait à une négresse.(1)

(1) J’ai connu un bout de Catherine (Käthe), la mère d’Anne-Lise Stern, lors d’un passage, enfant, dans une collectivité de Pougues-les-Eaux, elle y était infirmière. Je me demande à qui elle a fait le plus peur, à 20 ans d’écart. À Anne-Lise Stern ou à je ?

Question. Question de transmission. Pour la psychanalyse, qu’est-ce qui peut se transmettre du savoir inconscient, du savoir-déporté, même devenus conscients par la psychanalyse, sur la scène publique aussi bien que sur la scène privée, et qui soit en relation avec l’autre, un/e par un/e ?
Pour des causes objectives identiques, nous avons, avec Anne-Lise Stern, un mode d’être non-identique au sujet du temps. Je dirais que qui et quoi occupent mon temps abusivement et surtout quand qui et quoi ne m’intéressent pas - parce que l’on n’a pas assez d’une vie pour s’intéresser à tout -, ne sont pas supportables, sans même qu’il soit besoin de justifier de cette intolérance, sur ce point précis.
Ce savoir-là d’Anne-Lise Stern, à son insu, ce savoir-déporté, intitulé dans son livre, La passion de l’urgence, m’a permis de réaliser qu’il n’y a pas à céder, au nom de qui ou de quoi que ce soi, sur son temps de vie, qui n’est pas virtuel, qu’il faut passer, en force si nécessaire, outre la résistance à déplaire. Et ce n’est pas un obstacle pour aimer des non-semblables, lesquel/l/e/s font une utilisation différente du temps, selon leur rythme, même si cela rend l’échange un peu plus rare, forcément.
Freud notait que le transfert négatif, le déclenchement de la haine, est pratiquement chaque fois, chez l’analysant (obsessionnel), un signe de “guérison”. C’est sûr que, pour l’analyste, il faut pouvoir le recevoir, l’analysant était l’équivalent du “névrosé” du temps de Freud. Côté publique, je dirais que l’effet produit par l’existence de la psychanalyse et qui se traduit par la haine dans et hors l’atrium, nous apprend que la plupart des quidam qui laissent leur haine exploser ouvertement se portent très bien, il ne sont pas névrosés, ni analysants, ni rien de ce qui concerne la psychanalyse.
Dans le “Savoir-déporté”, voilà que les enfants et petits-enfants de tous ces gens-là, surgissent sur la scène publique, la scène hospitalière, en psychiatrie, dans la rue, massacrés.

Or, il semblerait qu’Anne-Lise Stern ait eu beaucoup de mal à en témoigner oralement, à être publiée dans des éditions auto-intitulées analytiques quand elle l’écrivait, qu’“on” lui ait glissé régulièrement des bâtons dans les jambes. Il semble qu’“on” l’ait, plus ou moins pudiquement - rapport à sa déportation - empêchée de parler avant même qu’elle n’ouvre la bouche, lui faisant ravaler ce dont elle avait à témoigner à coups de slogans théoriques, réduisant la personne et l’analyste à l’état d’obsédée d’Auschwitz, et parfois même, pour certain, d’obscène. Ainsi, contre tout principe analytique freudien de base, "on" invalidait a priori son savoir, sa parole d’analyste et de témoin à la fois, comme sous Staline. Dès lors, apparaissait comme inaccessible la perspective d’espérer, par un travail analytique de repérage et de questionnement de cette déportation-là en vue d’anéantissement pendant cette guerre-là, que la vie devienne moins pire pour les héritiers de cette histoire-là, quel que soit le côté où leurs aînés avaient été ou s’étaient situés.(2)

(2) Il en fut, pour autres motifs, de la part de certain milieu analytique, de même pour Dolto, mais dont les répondants, fidèles et solides, faisaient publiquement contrepoids. Dolto connaissait parfaitement les qualificatifs, orduriers car ils portaient sur la personne, non pas sur son travail dont on s’inspirait néanmoins en douce, qui circulaient à son sujet. Titre de la note — des femmes dans la yA...

Le livre

La question n’est pas de savoir si l’on est d’accord, si l’on “adhère”, fut-ce en se réclamant de théorie, avec ce que dit Anne-Lise Stern, ce dont elle témoigne tout au long de ces dizaines d’années. Les chapitres successifs de ce livre sont d’un style, celui de l’auteur, seules les formes qu’il emprunte se modifient parfois, très peu, selon les événements contemporains et avec le temps qui passe. J’ai eu cette chance d’avoir l’esprit suffisamment disponible pour pouvoir le lire du début à la fin comme si c’était la première fois, comme si je n’avais lu aucun texte. Un texte lu isolément, même inscrit dans un moment particulier, marqué par un événement ou un fait actualisé, est autre qu’une suite de textes datés, qui nouent, sur la durée d’une vie, les camps, l’histoire, la psychanalyse.
“ Le savoir-déporté” transmet peut-être ceci qu’il appartient à chaque analyste, et à chacun/e, dans la mesure où ça lui est possible, de témoigner à sa façon, son style, de ce nouage tout à fait freudien, entre la destinée de l’homme, disons ça comme ça, et la destinée humaine, puisque c’est à cela que nous avons à faire, au sujet pris dans les filets poisseux de la Massenpsychologie, quelles que soient les manifestations de sa sauvagerie à peine entamée, à peine atténuée par la nécessité de civilisation.
Je reprendrai juste parfois seulement un mot, là où j’ai intercalé un post-it dans les pages du livre d’Anne-Lise Stern. J’ai compris comme venant de là-bas, l’introduction par Anne-Lise Stern du concept de signifiant non-phonématique, là-bas où le regard seul était porteur d’un signifiant possible, humain, vivant. Ce signifiant non-phonématique, les tags, les grafs, les tatouages, le terrorisme qui se traduit verbalement par des slogans appartenant au vocabulaire de l’attentat, les sigles... explosaient à la face du monde, tout ce que les aînés avaient tu des saloperies qu’ils avaient commises leur était manifesté par des héritiers, sur deux générations déjà, qui en étaient malades et beaucoup, au bord de la destruction. Il m’a semblé que, pour Anne-Lise Stern, l’analyste devait faire le pari d’empêcher ces héritiers d’en mourir, sachant pourtant qu’il était bien tard, qu’il fallait écarter de son esprit d’analyste le désir d’espérance de réussite, pour pouvoir travailler en un certain équilibre...
Un peu plus loin, je le suis demandé pourquoi l’on faisait toujours, dans les médias, les discours, allusion au Troisième Reich, alors qu’il n’y avait pas eu d’empereur, comme si vraiment ce reich imaginaire avait connu un début d’existence,

ce troisième qui se voulait millénaire [...]
cette nuit [9 novembre 1938] n’est pas nuit de Noël,
" Nuit du Christ ", mais notre Reichskristallnacht,
nuit [de cristal] du IIIe Reich millénaire tout puissant
.

écrit Anne-Lise Stern en novembre 1988 dans « Les Temps Modernes », sous le titre, Éclats de la Nuit de Cristal, puis en novembre 1989, dans les actes du colloque de “Pardès”, sous celui de, ““Panser” Auschwitz par la psychanalyse ?
Et puis, je me suis arrêtée, je m’y arrête depuis plus de 20 ans, sur ce qu’Anne-Lise Stern définit comme le double-bind qu’elle a ramené de là-bas,

Peut-on être psychanalyste en ayant été déporté/e à Auschwitz ?
La réponse est non. Peut-on, aujourd’hui, être psychanalyste sans cela ?
La réponse est encore non.

Le double-bind de Anne-Lise Stern réactivait mon angoisse depuis plus de 20 ans. La lecture de son livre m’a permis de lever cette angoisse. Je préfère, disons que je choisis délibérément, pour ne pas désespérer, de poser la double question en ces termes,

Comment être psychanalyste en ayant été déporté/e à Birkenau ?
Comment, aujourd’hui, être psychanalyste sans cela ?

Sans ce Birkenau-là, Là-bas. Birkenau, histoire du monde, histoire des générations, celle de la transmission.
Et, juste sur la page d’après, Anne-Lise Stern fait référence à un texte de Kurt Eissler, responsable des Archives Freud, à l’adresse des analystes et qui s’intitule,

“L’assassinat de combien de ses enfants un homme doit-il pouvoir supporter
sans être atteint de symptôme pour être reconnu de constitution normale ?"

Il n’est pas agréable non plus que soit rappelé dans ce livre, à la face d’analystes qui se fantasment en agents de transmission de l’histoire de la psychanalyse, le comportement d’exclusion, voire les injures, de certains analystes encore en pays non-occupé, à l’encontre de leurs collègues Juifs/Allemands freudiens, chassés parce qu’interdits de psychanalyse, en quête désespérée d’un abri analytique, même temporaire. Pour un abri tout court, ce fut juste un peu plus tard, très vite, n’importe où, le premier qui voulait bien se prêter à la fonction, et ça n’allait pas de soi, puisque ça dépendait de l’attitude d’êtres humains, parlant, pensant, responsables de leurs actes et de leurs agissements.
Dans le chapitre Traduire, Anne-Lise Stern restitue la question du "Pourquoi" posée par Primo Levi, reprise par Lanzmann, à un responsable de baraquement de Buna-Monovitz, plutôt Kapo que SS. Où l’“énergumène” rétorque à Primo Levi, “Ici, pas de pourquoi.” Non, justement, à Auschwitz, ça avait été prévu, calculé par des scientifiques, pensé par des philosophes, instrumenté par des quidam, il n’y avait pas de lieu - de topos - possible, aménagé, où la question du “Pourquoi” puisse être posée, surtout pas, comment effacer ensuite les traces d’une réponse entendue par l’autre, le témoin, au cas où il rescaperait, même très abîmé ?
À Lecture-Montage, Anne-Lise Stern donne la clef du point de départ de son topo. C’est la reprise d’une histoire de passe lacanienne, d’où il lui fut transmis par quelqu’un d’assez courageux pour le lui dire que ce que l’on avait entendu de la façon dont elle parlait de son projet de travail participait de la politique et non de la psychanalyse. Ce projet, non admis dans ce cadre institutionnel, pour témoigner quand même, elle s’est décidée à le mettre en chantier, seule.
Sur un plan personnel, j’étais contente de croiser le Joint, qui est une institution juive d’entraide laïque fondée en 1914, qui dépêcha mon grand-père Moïse de Crimée pour le présider pendant 3 ans à Istambul. Même si dans ce chapitre, À propos d’Anna Freud, il s’agit du Joint américain, qui n’avait pas les mêmes conceptions que Bernfeld sur la création, le fonctionnement, le mode vivre de la maison d’enfants Baumgarten. Bernfeld, Anna, Willi Hoffer, August Aichorn, durent se passer de ses subsides et faire autrement. Bernfeld était sioniste-socialiste/psychanalyste non-médecin, le Joint américain, probablement pas.
Voilà quelques unes des traces qui, en regard de l’histoire, de l’histoire de la psychanalyse, de mon histoire, de ce même temps dont témoigne Anne-Lise Stern, me sont familières et que j’essaie de suivre, de ma place - l’endroit où je me trouve - d’analyste née pendant la déportation des Juifs. Et il me semble qu’avec la lecture du “Savoir-Déporté”, chacun/e pourra reconnaître, dans ce livre, les siennes..
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M. W.

juillet 2004


                             
ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
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