Psychanalyse et idéologie

Saïd Bellakhdar • La Psychanalyse a-t-elle toujours vingt ans ?

ø

Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

ø

© ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON

 

1993

 

Saïd Bellakhdar

 

La Psychanalyse a-t-elle toujours vingt ans ?

 

     Écrire sur la psychanalyse aujourd’hui est une chose des plus banales. Les ouvrages et les revues sur la question se chiffrent aujourd’hui par milliers. Milliers et milliers d’études de cas, livrées chaque année en pâture à des lecteurs qui en redemandent. N’ayant peut-être pas suffisamment le sens des affaires, ni le goût, ni même l’envie de me lancer actuellement dans de tels travaux, je préfère parler de quelques-uns de mes amis.

     Ils étaient cinq jeunes gens qui avaient entrepris une analyse pour des raisons qui leur appartiennent. C’était la fin d’une époque. Un certain nombre de gens désespérant de trouver la plage sous les pavés, partaient aux Indes ou à Katmandou. En France, les extrémistes de gauche n’avaient pas pu lire, et pour cause, ce qu’Engels avait écrit sur le tard, à propos de la révolution qu’il attendait impatiemment avec Marx à chacun des soubresauts de l’Histoire dont ils étaient les contemporains (émeutes, guerres, etc.) : “Mais l’Histoire nous a donné tort en révélant que notre point de vue de l’époque était une illusion. Elle est allée encore plus loin : elle a non seulement détruit notre erreur d’alors, mais complètement bouleversé les conditions dans lesquelles le prolétariat doit se battre (...), l’Histoire nous a donné tort à nous et tous ceux qui pensaient comme nous.”

     Qui peut dire en effet ne s’être jamais trompé sur les événements qui se déroulent sous ses yeux ou avoir pu sans erreur anticiper sur le mouvement de l’histoire et prévoir si facilement l’avenir : les mages, les visionnaires peut-être, ou les énarques ? Il en était probablement de même pour chacun de mes amis qui avaient une tout autre appréciation qu’aujourd’hui de l’analyse qu’ils faisaient alors.

     Pour mon premier, la rencontre avec la psychanalyse avait précédé la Fête de Mai 68 qui vit l’ordre existant trembler sur ses bases. Jeune adolescent, il fut conduit devant un homme de l’art par une robuste infirmière. Il apprendra bien plus tard que l’année précédente, Primo Lévi avait publié La Trêve, ouvrage dans lequel un personnage hurle : “La guerre est éternelle.” Mais il savait qu’on allait concélébrer l’année suivante les vingt ans de la Libération de Paris. Le mouvement  psychanalytique était en proie à de violentes dissensions.

     On entendait à la radio chanter :

 

Chacun pour soit est reparti

Dans l’tourbillon d’la vie...

 

     Après la scission du mouvement analytique français, celui qui fut au centre de la discorde, prophète en rupture, n’alla pas prêcher dans le désert. Il fonda une école avec ses hiérarchies, ses règles, et ses bienséances. En bon Maître d’école il “épingla” selon une expression qui lui était familière, la première grève sauvage de l’histoire d’un “émoi de Mai”, jeu de mots que ses courtisans trouvèrent fort drôle.

     L’homme de l’art précité ne prit pas le chemin de cette école. Il traversa la Rue Claude Bernard et descendit la Rue Saint-Jacques pour rejoindre la “Maison Mère” dont il devint un distingué ambassadeur.

     Tout occupé à leurs scissions et à leurs passionnantes polémiques, que pouvait-on entendre en ce temps-là d’un adolescent à la dérive ? On lui conseilla cependant de jouer de la guitare et on lui assura que c’était un bon moyen pour s’exprimer.

     Mon second, pour sa part, attendit plusieurs années avant d’aller parler de lui. Il eut à faire à une personne fort honnête et consciencieuse qui le recevait dans un cabinet aussi sobre qu’une salle de soins d’hôpital. Sur le sol étaient souvent posés quelques essais sur la poésie ou la philosophie. Sur le divan trônait constamment un tensiomètre. Engagés l’un et l’autre dans une aventure où peut-être la passion, l’angoisse, et parfois l’humour se disputaient la partie, et d’un commun accord, après une investigation subtile et obstinée, ils mirent fin à leurs rencontres, conscients tous les deux de la gravité de l’enjeu et de leurs limites respectives.

     Mon troisième, on lui conseilla de s’adresser à une femme. Elle était, c’est du moins ce qu’il en disait, jeune, belle et élégante, son divan confortable et le prix des séances en rapport. Il lui fallait payer (était-il victime d’une délinquante ?) à la fois le prix d’une séance et le prix d’une consultation de médecin spécialiste qui seule était remboursée par la sécurité sociale. À hauteur des yeux, accroché au mur, un petit tableau représentait Dom Quichotte de la Manche avançant sur sa chère Rossinante et à leurs côtés, trottinant, le fidèle Sancho Pança. Mon troisième fit donc son chemin avec ces illustres compagnons jusqu’au jour où il se demanda s’il n’était pas lui-même à la fois Dom Quichotte et Sancho Pança, le Serviteur soufflant à son Maître de faire “attention à ce qu’il venait de dire”.

     Léo Ferré chantait :

 

Les temps sont difficiles

 

et la rumeur publique disait que la belle dame en question avait besoin de beaucoup de repos.

     Par une belle journée de Mai, mon troisième fut donc invité, à l’issue  d’une vive discussion comme ils n’en eurent jamais plus, à cesser de se présenter chez elle. Elle l’orienta vers quelqu’un d’autre et lui suggéra même de retourner dans son pays. Il s’en alla, rageant d’avoir repoussé à plus tard la visite du Musée du Louvre et sa Joconde avec une ravissante femme qui lui avait souri.

     Mon quatrième resta longtemps en quête d’un divan. Cette recherche s’avéra être un bien étrange voyage dans une bien étrange confrérie, un monde qui se croyait à part. Peu sensible aux discordes dans le mouvement psychanalytique français, il rendit visite aux représentants des quatre groupes qui se partageaient le marché de la psychanalyse à cette époque-là. Il y avait, disait-on, quatre cents personnes sur la place de Paris exerçant ce métier (mais il n’y a pas de sot métier, n’est-ce-pas ? Il n’y a que des gens qui sont...). Il expérimenta les analystes les plus variés dans des cabinets diversement agencés et équipés du plus simple sofa en skaï au divan des plus opulents recouvert de la plus riche des étoffes choisie dans la plus chaude des couleurs.

     Chez l’un d’entre eux on y parvenait suivant un long parcours des plus compliqués après avoir évité toutes sortes de meubles, d’objets, et contourné des piles de journaux, de livres et de boites en carton.

     Un autre s’amusait durant les séances avec des nœuds, des ficelles et des cordes. Il ouvrait quelquefois un journal qu’il regardait comme pour en admirer la mise en page.

     Un autre avait la curieuse habitude de signaler la fin de la séance en tendant la main comme un miséreux dans le métro : “T’as pas cent balles ?”

     Un autre, lui, pliait le billet dans le sens de la longueur et le lissait du poing comme avec un fer à repasser.

     N’ayant ni le temps ni la possibilité de parler de tous les analystes visités, je terminerai par l’un de ceux qu’il rencontra en dernier, lequel gardait un silence obstiné et ombrageux, au point qu’un patient distrait eût pu le croire mutique ! Il se racontait à Paris que de tels personnages se constituaient ainsi une rente. Celui dont je parle ici est devenu l’un des gardiens jaloux de l’une des chapelles où l’on récite et commente les écrits du Maître. Chacun dans sa vie, sa carrière, dans une institution ou ailleurs a certainement dû rencontrer de ces gens silencieux confortant l’adage populaire selon lequel “qui ne dit mot consent”.

     Et Jacques Brel chantait :

 

Car chez ces gens-là,

On n’cause pas, Monsieur,

On n’cause pas, on compte

 

     Je ne sais pas ce que cet ami est devenu et s’il a enfin pu trouver un divan à sa mesure.

     Mon cinquième, quand vint son tour, discuta d’abord très longuement avec un ami, sociologue de renom, qui tenta de le dissuader : “Vas-y pas, mon ami ! Vas-y pas ! Cette affaire-là n’est pas pour toi ! C’est une affaire de bourgeois. Laisse tomber ! Regarde un peu qui dirige les institutions de psychanalyse ! Rien de plus simple ! Il y en a actuellement quatre. Toutes, je dis bien toutes, dépendent de conseils d’administration composés par de grands bourgeois ! C’est une affaire majoritairement d’hommes de bonnes familles diplômés de la faculté de médecine.” Il est vrai qu’un tel constat s’imposait à l’évidence. Mais pourquoi la psychanalyse devait-elle ainsi être investie par ce milieu-là, même parée et décorée par de la philosophie !

     C’est ce que pensait, semblait-il, mon cinquième qui n’avait, de toute manière, plus d’autre choix que celui de l’analyse. Or, contre toute attente, elle se révéla dégager un parfum de soufre et de liberté. Enfantée dans la souffrance, c’était la reine fugace, sans Maître. Évanescente, c’était la fille du feu dans la clairière. Rebelle, elle partait à l’assaut de toutes les bastilles, bousculant tous les dogmes et toutes les certitudes. Elle restait indomptable même lorsqu’elle apparaissait sous les traits amincis d’un octogénaire viennois arrivant à Londres avec sa fille, chassés par les nazis.

     Cette aventure ne se passa pas sans mal et dura un temps certain.

     Mon cinquième, qui s’intéressait depuis fort longtemps à une foule de choses et bien que peu catholique, fréquentait avec des amis le séminaire du Panthéon, juste devant le monument du même nom. On leur avait dit qu’il y avait là un grand homme, alors il y étaient allés. L’un d’entre eux s’y amusait particulièrement bien et à chacun des jeux de mots du Maître, il s’esclaffait : “Ah ! Il est en forme, Pépère, aujourd’hui !”. Ils se retrouvaient assis parfois près d’une jeune femme secrétaire de son métier. Elle était chargée, contre rémunération, par un groupe d’analystes, de prendre en note toutes les paroles du Maître. Elle s’acquittait de sa tâche avec le plus grand soin. Elle n’avait par contre aucune admiration pour l’humour pratiqué par l’orateur qui de temps à autre gratifiait son auditoire d’un “Je ne vous aime pas !” ou d’un “Je me fous de vous comme un poisson d’une pomme !”. Elle se tournait alors vers son voisin pour lui dire, ça y est, il fait sa cocotte !”.

     Celui qui fut surnommé “Pépère” faisait preuve d’une immense culture. Devant le tableau noir, il enfilait un à un les multiples savoirs : la littérature, la mathématique et bien plus encore la philosophie qu’il paraissait chérir par dessus tout. Il passait allègrement de Saint Thomas d’Aquin à Joyce, de Hegel à Sacher Masoch ou mieux, Heidegger. Un jour il appuya sa démonstration sur un syllogisme qu’il prît à l’envers. Une demi-heure plus tard un auditeur, hardi, le lui fit savoir et aussitôt le syllogisme fut remis à l’endroit.

     Quelques temps plus tard des silences de plus en plus longs s’installèrent, que mon cinquième prît, la première fois, pour la mauvaise blague d’un nostalgique du surréalisme d’avant-guerre. Il quitta alors les lieux avec ses compagnons pour ne plus jamais y revenir.

     Quelques années plus tard, il apprit par voie de presse la “dissolution” et trouva que c’était un très beau coup. Il y vit même quelque chose comme le coup de pied de l’âne, par un des grands Maîtres du verbe, à de tristes compagnons, “Sacré Pépère !” comme disait Gégé.

     Il eut entre les mains les déclarations et les commentaires de chacun de ceux qui avaient pris position sur cette “Dit-Solution”. Françoise. Dolto, elle, affirmait que dans l’école, il y avait un problème de passe, de psittacisme et d’inhibition et que de cela le Maître “lui-même a eu conscience qu’il s’y est emmêlé les pieds”.

     Et Georges Brassens chantait :

 

Le temps d’apprendre à vivre

Il est déjà trop tard

 

     J’ai perdu de vue mes amis au fur et à mesure que les années passaient. Et tout comme Mai 68, cela me paraît être aujourd’hui de l’histoire très ancienne. Mais, en Mai 68, nous n’avions pas encore vingt ans et c’était, peut-être, nos plus belles années.

     J’ai rêvé par la suite d’une vie de voyages par les chemins du monde, de visiter les pays d’Orient et d’Occident, de m’enivrer des parfums de cannelle, de jasmin et de jujube, de savourer les meilleurs fruits, de déguster les meilleurs vins et goûter le meilleur pain : le pain de l’amitié. Car comme le disait une chanson de mon enfance :

 

Quand donc serons nous sages ?

Jamais ! Jamais ! Jamais !

La terre nourrit tout !

La terre nourrit tout !

Les sages, les sages

La terre nourrit tout

La terre nourrit tout !

Les sages et les fous !

 

     Mais voilà ! La vie n’est pas toujours ce que l’on voudrait qu’elle soit ! Et il a fallu rapidement souscrire non seulement au principe de réalité mais aussi à la réalité la plus simple, la plus immédiate, la réalité politique du moment marquée par le réveil et le déploiement d’un puissant mouvement d’extrême-droite qui s’installait durablement dans le champ politique en Europe. “La guerre est éternelle !”, n’est-ce pas ? Il fallut reconsidérer les choses et relire Freud une nouvelle fois, dont les textes résonnent comme un sombre pressentiment. C’est alors que nous nous sommes rappelés ceux qu’il avait aimés, Anna, sa fille, Marie Bonaparte, Muriel Kardiner, Otto Fénichel et la diaspora freudienne, ainsi que quelques autres dont le comportement fut remarquable.

     Commença alors l’aventure de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON et celle-ci vaut mieux qu’une charade !

 

S. B.

Juin 1993

 

 

                         

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2016