Psychanalyse et idéologie

Jacques Sédat • « Indifférence et empathie » dans la pratique analytique, de Freud à nos jours

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Il est plus facile d’élever un temple que d'’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L’innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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  © Jacques Sédat Psychanalyste

 

« Indifferenz et Einfühlung » dans la pratique analytique,

de Freud à nos jours

[« Indifférence et empathie » dans la pratique analytique, de Freud à nos jours]

Jacques Sédat

In Figures de la psychanalyse N° 33 (printemps 2017), éditions Érès

[Avec l’autorisation de l’auteur. Cf. sur Internet Cairn info, en fin de texte]

 

Depuis quelques mois se poursuivent dans le milieu psychanalytique de nombreux et riches échanges pour ou contre l’empathie, car elle est parfois considérée comme une dérive dangereuse dans la relation analytique. Et pour la contrer, précisément, certains analystes se retranchent derrière ce qui serait à leurs yeux une recommandation freudienne « d’indifférence », tirée d’une traduction fort malencontreuse du mot allemand Indifferenz. Cela conduit ainsi certains analystes à choisir de rester quasiment silencieux, ne laissant à leurs patients que de rares occasions d’entendre la voix de leur analyste. Or la voix, c’est le corps.

Par ailleurs, on parle souvent de « neutralité bienveillante », une notion que Freud aurait proposée comme alternative ou synthèse entre ces deux attitudes, alors qu’il n’a jamais employé ce terme : ce qu’il évoque, c’est le rôle de l’empathie (Einfühlung). La neutralité bienveillante relève ainsi d’une sorte d’esperanto psychanalytique qui se nourrit de bribes de théorisations psychanalytiques différentes, hétérogènes, ce qui en fait un esperanto atemporel et apatride. En réalité, l’expression « neutralité bienveillante » tire son origine du vocabulaire diplomatique : en tant que représentant d’un pays étranger, le diplomate a le devoir de s’abstenir de tout jugement sur le pays où il est en poste. Il n’est donc que le porte-parole de son pays.

Les deux termes allemands Indifferenz  et Einfühlung que Freud emploie dans ses Écrits techniques font partie des grands fondamentaux de la technique psychanalytique freudienne.

 

« Indifferenz »

Le substantif allemand Indifferenz pose un problème de traduction dans certaines langues. Strachey a opté pour neutrality, dans la Standard Edition des œuvres de Freud : n’adopter ni une position ni une autre dans l’écoute du patient. En français, Indifferenz est généralement traduit par « indifférence ». Or il s’agit d’un faux-sens qui n’est pas sans répercussions graves dans la pratique analytique.

Les illustrations de ce que signifie le mot « indifférence » en français ne manquent pas. À commencer par ce chef-d’œuvre de Camus, L’Étranger, dans lequel Meursault incarne une indifférence troublante ; c’est un personnage neutre, sans affect, comme le met en évidence l’incipit du roman : « Aujourd’hui, ma mère est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. »

Traduire Indifferenz par « indifférence » est non seulement un faux-sens linguistique, mais cela peut aussi générer des comportements aberrants de la part d’analystes qui, au nom de cette prétendue « indifférence » freudienne, se confineraient dans une attitude de froideur, de laconisme, d’apathie envers les patients, voire d’impavidité. L’étymologie du mot « impavidité » est d’ailleurs éloquente sur ce que représente une telle posture : ce mot vient de pavidus qui signifie « effrayé », « apeuré » en latin. On est bien alors dans le registre de la peur de l’autre, peur de l’autre au point de s’absenter de la relation, et de ne pas vouloir se sentir concerné par l’autre. Conrad Stein a souvent cité cette remarque d’une de ses patientes : « Je ne veux pas que vous soyez intact de moi. » Elle marquait bien là ce qui est la différence par rapport à l’indifférence.

Le terme allemand qu’emploie Freud n’a rien à voir avec ces diverses formes d’indifférences. Indifferenz signifie : « absence de différence, de différenciation, non-différence ». Pour Freud, il est capital que le patient comme le psychanalyste soient capables, chacun dans sa position psychique singulière, de ne pas faire de différence dans ce qui advient, et donc de ne pas s’adonner à une sélection ou un tri dans les propos énoncés par le patient et dans la forme d’écoute qu’adopte l’analyste, forme d’écoute qui devrait être adaptée à chaque patient singulier, à chaque séance particulière.

Dans les « Conseils aux médecins », en 1912, il évoque d’abord la nécessité de la part de l’analyste de maintenir son attention « en égal suspens [1]  ». C’est pour lui la condition nécessaire pour ne pas tomber dans un souci – avec tout ce que ce terme recèle d’inquiétude, voire d’excès de sollicitude à l’égard de l’autre – d’attention trop intentionnelle et de savoir rester à l’écoute sans discrimination. Voici ce qu’il écrit à propos de l’analyste :

« Si […] l’on suit ses inclinations, on faussera à coup sûr la perception possible. On ne doit pas oublier que la plupart du temps il nous est en effet donné d’entendre des choses dont la signification n’est reconnue qu’après coup.

La prescription, comme on le voit, est de porter son attention, d’une égale façon, comme le pendant nécessaire de ce qui est exigé de l’analysé : raconter sans critique ni sélection, tout ce qui lui vient à l’idée. Le médecin se comporte-t-il autrement, il anéantit en grande partie le gain qui résulte de l’observance par le patient de la “règle psychanalytique” fondamentale [2] . »

Freud insiste sur la nécessité de ne pas attendre plus du patient que ce qu’il peut apporter. Il met en garde l’analyste contre la tentation de faire prématurément une sélection entre ce qui lui paraîtrait important et ce qu’il jugerait négligeable. Opérer cette sélection constituerait une forme d’immixtion, voire d’intrusion de la subjectivité de l’analyste dans la subjectivité de l’analysant. Tout doit être dit, selon Freud, et en même temps, tout doit être écouté « d’une égale façon », c’est-à-dire avec Indifferenz.

Mais cet usage de l’Indifferenz concerne aussi le patient. C’est ce que Freud développe explicitement un an plus tard, en 1913, dans son texte « Sur l’engagement dans le traitement ». Il y écrit très longuement, presque mot pour mot, les propos que chaque analyste devrait tenir à son futur patient, avant de le prendre en analyse. Voici une partie de cette adresse au patient :

 

« Vous observerez que pendant votre récit vous viendront des pensées que vous aimeriez repousser en recourant à certaines objections critiques. Vous serez tenté de vous dire : Telle ou telle chose ne relève pas ici du sujet, ou bien elle est dénuée de toute importance, ou bien elle est dénuée de sens, et on n’a donc pas besoin de la dire. Ne cédez jamais à cette critique et dites la chose malgré tout, cela précisément parce que vous éprouvez une aversion à le faire. Le fondement (Gründ) de cette prescription – à vrai dire la seule que vous aurez à suivre –, c’est plus tard que vous l’apprendrez et saurez le comprendre. Dites donc tout ce qui vous passe par l’esprit [3] . »

 

Pour Freud, on ne peut comprendre les choses qu’après coup, et cette réalité concerne aussi bien l’analyste qui n’a pas à se précipiter à comprendre, que le patient qui doit laisser les choses venir sans faire de discrimination. Ni l’un ni l’autre ne doivent privilégier au départ telle ou telle parole, telle ou telle représentation psychique, représentations psychiques qui renvoient toujours à des postures du corps et à des événements traumatiques inscrits dans le corps, et qui n’ont pu être élaborés psychiquement. Les représentations, chez Freud, sont toujours la mémoire, la trace de ce qui a été éprouvé et ressenti. C’est ce que confirme Hannah Arendt, pour définir l’origine de la pensée : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit le demeurer liée comme aux seuls guides propres à l’orienter [4] . » Marcel Proust exprime la même idée en d’autres termes : « Mes pensées sont les succédanés de mes chagrins… » Nous sommes ici très loin de toutes formes d’intellectualisme ! On pourrait donc soutenir qu’il n’y a pas d’autre fondement de la psychanalyse que dans la relation transférentielle elle-même.

Par cette notion d’Indifferenz, Freud rejette donc tout ce qui relèverait d’une tentation à différencier, hiérarchiser ce qui est énoncé, aussi bien pour l’analyste que pour le patient. Ce que l’analyste ignore, ce sur quoi il n’a aucun savoir, c’est l’origine des mots que le patient emploie à des moments donnés et qui renvoient à son vécu, à un moment de son vécu et de la façon dont son corps a pu être affecté dans son histoire. Si la voix, c’est le corps, les mots sont eux aussi l’expression d’un ressenti et d’un éprouvé corporel.

 

Empathie (Einfühlung)

La notion freudienne d’empathie (Einfühlung) entraîne elle aussi parfois un faux-sens ou des interprétations erronées, qui résultent directement de l’erreur commise sur le sens du mot Indifferenz… C’est ainsi que certains analystes revendiquent de la froideur ou de l’impassibilité, en se réclamant de ce qu’ils considèrent bien à tort comme une recommandation freudienne, par crainte de tomber dans ce qu’ils appellent « l’empathie ». L’indifférence au sens bien français, cette fois, devient alors pour eux un antidote, une protection contre le piège que représente à leurs yeux une attitude ouverte à l’empathie. Et, là encore, cette méfiance envers l’empathie n’a rien à voir avec les prescriptions et les remarques de Freud sur la manière de mener la cure, puisque lui-même revendique une attitude empathique, par opposition à une attitude théorique, moralisatrice, ou retranchée derrière un savoir.

Faire preuve d’empathie, c’est être capable de sentir comme quelqu’un, de se mettre à sa place, sans qu’il y ait confusion entre les personnes. Et contrairement à la sympathie où l’on peut se confondre avec l’autre, l’attitude empathique reconnaît la différence entre soi et l’autre. Voici ce que Freud écrit à propos de l’empathie, Einfühlung, dans « Sur l’engagement dans le traitement » :

« Quand devons-nous commencer à faire des communications à l’analysé ? Quand est-il temps de lui dévoiler la signification secrète de ses idées incidentes, de l’initier aux présupposés et procédures techniques de l’analyse ?

La réponse ne peut que s’énoncer ainsi : pas avant que ne se soit instauré chez le patient un transfert efficace, un rapport [5] véritable. Le premier but du traitement est bien d’attacher le patient à la cure et à la personne du médecin. Pour cela, on n’a rien d’autre à faire que de lui laisser du temps [6] . »

Lui laisser le temps, pour Freud, c’est aussi lui laisser la gestion du temps, en refusant toute précipitation, toute hâte, pour que le patient puisse se promener avec lenteur (« se lentibardaner », dit-on en Provence) dans ce qui se présente à lui au cours de la séance. Lévi-Strauss disait de son côté : « Il a trop d’idées, il ne sera pas un bon voyageur. » Quand il est allé dans les terres d’Amérique, il n’avait justement pas d’idée préconçue, il s’est laissé interroger par ce qu’il trouvait. Nous sommes là très proches des conseils donnés par Freud : prendre son temps et laisser le temps à l’inconnu qui va surgir. Freud continue :

 

« Lorsque l’on témoigne au patient un intérêt sérieux, qu’on élimine soigneusement les résistances qui émergent au début et qu’on évite certaines interventions malencontreuses, celui-ci instaure de lui-même un tel attachement et relie le médecin à l’une de ses imagos et de toute cette série de personnes dont il avait l’habitude de recevoir des marques d’amour. On peut toutefois compromettre ce premier résultat quand on adopte dès le début un autre point de vue que celui de l’empathie (Einfühlung), par exemple un point de vue moralisateur, ou quand on se conduit comme le représentant ou le mandataire d’une des parties, par exemple, l’autre conjoint, etc. [7] . »

 

Et j’ajouterai : quand on se conduit comme le représentant ou le mandataire d’un idéal, d’une idéologie politique, morale, voire psychanalytique.

Pour Freud, l’empathie est donc le fait de se régler, dans le cadre du transfert, sur les motions et sur les paroles du patient, puisque ce sont elles qui nous permettent d’entendre à qui il s’adresse, d’où il parle, dans quelle période de sa vie il se promène en parlant à tel moment, etc.

 

Relation de complémentarité dans les fondamentaux freudiens

Il n’y a aucune opposition ni incompatibilité pour Freud entre les notions d’Indifferenz et d’empathie. Bien au contraire : elles sont complémentaires, l’une étant le corollaire de l’autre dans la mesure où l’Indifferenz sans empathie peut entraîner une perte de gain dans la cure, et où l’empathie sans Indifferenz peut aboutir à une confusion des sentiments entre psychanalyste et patient, et nuire à l’instauration inévitable du transfert. L’empathie qui favorise la mise en place du transfert n’est pas une relation affective d’abord, mais la possibilité qu’à travers la résistance à la remémoration adviennent des figures, des imagos et des fragments du passé, dont le patient ignore qu’ils relèvent de son passé et qui sont vécus, dans le transfert, comme étant du présent.

Nous ne savons jamais à qui nous nous adressons quand nous parlons à quelqu’un. Nous ne savons jamais qui vient en séance aujourd’hui : est-ce l’enfant de 5 ans choyé ou abandonné, l’adolescent de 13 ans en pleine crise identificatoire ? Nous ne savons pas à qui nous nous adressons et qui s’adresse à nous : cette formule illustre aussi bien la position de l’analyste que celle de l’analysant.

 

Ce qui fait l’essentiel de la pratique analytique

Il est précieux de s’interroger sur l’histoire réelle de la psychanalyse et de ses pratiques, car cela devrait nous aider à sortir un peu des concepts intemporels, qui conduisent à un véritable fondamentalisme psychanalytique. Dès lors que nous n’osons plus interroger les concepts ni chercher d’où ils proviennent – encore moins parler de nos pratiques –, nous courons le risque de nous soumettre à ces concepts, et le risque plus grand encore de les imposer subjectivement et subrepticement à nous-mêmes, dans notre pratique et, par contrecoup, à nos patients. Car ces concepts risquent de nous protéger du transfert et, dès lors, ils risquent de construire chez les patients une position dans laquelle ils seront obligés, faute d’un transfert analytique, d’élaborer des transferts latéraux, parce qu’ils sont à ce moment-là dans l’impossibilité de réécrire leur histoire au singulier, et qu’ils sont en quelque sorte acculés à théoriser à leur tour.

Concernant la pratique analytique de Freud, nous disposons de nombreux témoignages, en dehors de ceux qu’il a pu rédiger et à partir desquels il a élaboré sa pratique et ses théorisations. Cela permet donc de revisiter ce qu’étaient les « fondamentaux » de sa pratique analytique : la durée des séances, leur nombre, le type de relation instauré avec ses patients, etc. Tout cela mériterait un livre sur l’essentiel de sa pratique analytique.

Freud avait pour règle générale de faire des séances d’une heure ; d’autre part, il laissait le patient interrompre son analyse quand il voulait, comme il l’écrit en 1913 : « Je refuse d’obliger les patients à respecter une certaine durée où il faut persévérer dans le traitement, je permets à chacun d’interrompre la cure quand il lui plaît[8] . »

Laisser le patient interrompre son analyse est une manière de reconnaître et de réaffirmer un fondamental de l’analyse : ce n’est pas le psychanalyste qui dirige la cure, mais le patient et ce qu’il apporte. Car n’oublions pas ce qu’écrit Freud dans « Deuil et mélancolie » : « Le patient doit bien avoir, en quelque façon, raison [9].» C’est toujours le patient qui a raison et pas l’analyste, avec Freud – sauf avec le cas Dora, justement, où, faute d’appliquer cette règle, il se voit donc congédié sans aucun ménagement par sa patiente…

Laisser le patient libre de décider d’interrompre ou non son analyse confirme en outre que la fin de toute analyse met en acte la séparation des corps et des psychés. En effet, pendant la séance d’analyse, on peut soutenir qu’il y a une psyché pour deux corps, comme au départ, dans la relation mère-enfant. Et cela se reproduit ensuite avec d’autres figures de notre histoire, qui restent longtemps des grandes personnes pour nous, et dont il serait souhaitable de faire le deuil symbolique, ce qui n’est possible que dans la séparation.

Nous avons de nombreux témoignages concrets de la pratique de la cure, telle que Freud l’improvisait en fonction de ses patients. Comment ne pas mentionner la manière dont Ferenczi a effectué son analyse avec Freud pendant la guerre, alors qu’il était médecin militaire et n’avait pas un sou : il payait Freud avec des sacs de pommes de terre qu’il récupérait clandestinement à l’armée.

Et lorsque de riches Américains venaient faire une analyse avec Freud, après la Première Guerre mondiale, des Américains fortunés, ils s’installaient au Bristol pendant six ou neuf mois, à raison de cinq à six séances par semaine. Durant leur séjour, ils étaient souvent accompagnés de leur épouse que Freud invitait parfois à prendre le thé avec madame Freud. Qui, aujourd’hui, oserait faire cela ? Il arrivait également que certains patients suivent Freud sur son lieu de vacances familiales pour poursuivre leur analyse.

Dans ces conditions, on peut se demander où se situe l’essence d’un transfert qu’on pourrait appeler analytique, par rapport à des transferts qui sont des transferts latéraux multiples sur la théorie, sur la personne, sur l’institution, sur les congrès auxquels les analysants participaient.

Nous pourrions repérer des phénomènes semblables si l’on se penchait sur la pratique de Ferenczi ou de Winnicott. Une anecdote est devenue célèbre à propos de Winnicott : à une patiente qui l’appelle pour lui annoncer qu’elle arrivera en retard à cause des embouteillages, Winnicott répond tranquillement : « Ce n’est pas grave, commencez sans moi. » La même aventure arrive à un analysant de Melanie Klein qui, cette fois, répond : « Ce n’est pas grave, je commence la séance sans vous. » Cela fait clairement ressortir le type d’opposition entre quelqu’un qui est campé sur ses positions théoriques, qui croit savoir à l’avance les pensées de l’analysant ou celui qui ne sait pas, qui ne prétend pas savoir par avance les pensées de son patient.

René Laforgue, fondateur de la SPP et analyste de Françoise Dolto, recevait lui aussi ses analysants dans son lieu de vacances, l’été. De même, nous avons beaucoup de témoignages oraux sur la pratique de Lacan qui, après guerre et surtout après 1953, a occupé une place majeure et dont la pratique a beaucoup varié et évolué au cours du temps. J’ai des amis qui se rendaient dans sa maison de campagne de Guitrancourt, pour avoir des séances durant le week-end. Mais nous avons peu de témoignages sur les analystes de la troisième génération, de ceux qui ont été formés par Lacan et sont maintenant décédés : Serge Leclaire, François Perrier, Jean Laplanche et J.-B. Pontalis.

C’est donc d’autant plus important de signaler le livre de Serge Tisseron, Fragments d’une analyse empathique, sur l’analyse qu’il a effectuée avec Didier Anzieu (1923-1999), un analyste de la génération de Perrier, Leclaire et Laplanche. Anzieu a écrit sa thèse (qui fait date) sur l’auto-analyse de Freud. Par ailleurs, Lacan a écrit sa thèse (De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité) en 1932 sur le cas de Marguerite Anzieu, mère de Didier Anzieu. Lacan l’a en effet suivie durant une phase de délire paranoïaque, lors de son internement à Sainte-Anne. Cela n’empêcha pas Lacan, en 1949, d’accepter Didier Anzieu en analyse.

Dans un autre registre, le livre récent de Catherine Millot, La Vie avec Lacan – et non « Ma vie » avec Lacan – apporte un témoignage extrêmement émouvant sur son analyse et sa vie avec Lacan durant les dix dernières années de sa vie. On y voit un Lacan familier, plein d’humour, passionné par ses recherches, curieux de tout et enfermé dans son atelier de Guitrancourt, durant le week-end, à la recherche d’un savoir sur ce qui advient dans une analyse, et se demandant s’il y avait un savoir, une théorie possible sur la fin de l’analyse, véritable recherche d’une pierre philosophale.

Ce travail d’histoire des concepts dans le cadre de la psychanalyse détermine ce qu’il en est de la position subjective du patient et de l’analyste, durant la séance. Et pour en revenir à notre point de départ, Freud ne prétend avoir aucun savoir sur le début d’une psychanalyse – « Je le laisse libre de son commencement », écrit-il à propos de l’Homme aux rats [10] – et il n’en a pas davantage sur la fin d’une analyse : il laisse le patient libre de partir, autrement dit, ce qui scande pour lui une analyse, c’est la capacité du patient à se séparer de lui, son analyste, et à mettre fin ainsi à son travail analytique. À corps séparés, psychés séparées.

 

Pour prolonger ces témoignages riches d’enseignement, voici une anecdote qui remonte à l’époque des événements de 1968. J’étais toujours en analyse avec François Perrier. Un jour, dans la salle d’attente, j’avais lu un article de la Quinzaine littéraire qui m’intéressait et j’ai demandé à Perrier si je pouvais emporter cette revue pour en faire une photocopie. Il m’a répondu : « Je ne sais pas ce que pourrait représenter le fait qu’un texte présent chez moi en sorte et que vous l’empruntiez pour le ramener. Il est préférable d’en rester là. » Cela relève d’une véritable position analytique de sa part. Il ne savait pas dans quelle duplicité subjective inconsciente je pouvais être pour emprunter quelque chose de lui, et le lui rapporter ensuite. On se trouvait là dans une situation caractéristique d’une psyché pour deux corps. Je l’ai compris de moi-même ensuite, sans qu’il ait besoin de faire une interprétation à propos de ma demande. François Perrier, lui, se trouvait dans une forme de non-savoir sur la répercussion qu’avait eue cette anecdote pour moi. Cela a été une interprétation – dans un non-savoir de François Perrier – qui m’a profondément éclairé sur le transfert. Cette interprétation était ouverte dans un non-savoir de l’enjeu psychique sur moi. Ce qui m’a aidé à comprendre ce qui s’était passé et j’en avais parlé avec Gisela Pankow qui m’avait dit justement : « Mais vous voulez emporter un morceau de votre analyste à travers cette revue. »

Une autre leçon que j’ai tirée de ma pratique psychanalytique : dès le début je n’ai jamais déposé dans ma salle d’attente ni brochure ni hebdomadaire, parce que j’estimais que je n’avais pas à fournir une stimulation intellectuelle à mes patients. D’ailleurs, certains me disent qu’ils viennent parfois un peu en avance afin de profiter de ce sas de déconditionnement du monde extérieur et se retrouver un peu avant la séance. Un autre exemple montre à quel point on ne sait ce qui peut se passer dans telle ou telle séance. Un jour de forte pluie, un patient d’une quarantaine d’années, en charge de grandes responsabilités, oublie son chapeau chez moi. Cet incident lui a fait découvrir ensuite que ce jour-là, ce n’était pas l’adulte de 40 ans qui était là, en séance, mais le jeune homme de 16 ans qui n’avait pas pu être entendu par son père, car il avait revécu cette même sensation de détresse sous la pluie, sans héler un taxi immédiatement, pour vivre une fois encore ce désarroi remonté de son passé. Il a donc pu repérer, après coup, d’où et de quand venaient les paroles qu’il avait prononcées durant la séance précédente. Par cet oubli, m’a-t-il dit ensuite, il a pris conscience qu’il voulait assurer sa place dans mon cabinet et être sûr que je serais toujours là, en représentant de ce père qui avait été lui-même chargé jadis de grandes responsabilités, mais qui, pour lui, n’avait pas été présent, dans un moment déterminant de son adolescence… Je n’ai rien eu à interpréter à propos de ce dépôt dans mon cabinet, c’est lui-même qui a pu le formuler en prenant conscience du fait que sa parole, ce jour-là, était celle de l’adolescent de 16 ans par rapport à son père manquant. Ce patient témoignait donc ainsi du millésime de sa propre parole, découvrant qui avait parlé et à quelle période durant la séance, capable alors de renvoyer au passé cette détresse qu’il croyait d’abord être seulement causée par la forte pluie de ce soir-là…

 

Ces différentes situations montrent à quel point il est difficile de déterminer le cadre exigible pour qu’un sujet puisse advenir dans l’analyse, selon la singularité de chaque aventure psychanalytique.

Il nous faut donc millésimer, comme pour les vins, l’évolution des pratiques et l’évolution des concepts en recherchant à chaque fois à quelles nécessités ils répondent et à quel moment ils surgissent chez tel analyste en particulier.

À partir de ces variations autour de ce qu’étaient l’Indifferenz et l’Einfühlung pour Freud et des diverses manières dont ces notions s’intègrent depuis dans nos pratiques respectives, nous pouvons saisir ce qu’est l’essence de la psychanalyse : permettre de se faire enfin entendre pour finalement se garder libre. Car nous ne savons pas à qui nous nous adressons quand nous parlons à un patient et l’effet que produira notre parole.

https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2017-1-p-143.htm

 

 

1 - S. Freud, « Conseils aux médecins », dans La Technique psychanalytique, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2007, p. 86.

2 - Ibid.

3 - S. Freud, « Sur l’engagement dans le traitement », dans La technique psychanalytique, op. cit., p. 119-120. Traduction revue : Gründ ne signifie par « raison », mais « fondement ». Ce terme renvoie à l’un des fondamentaux de la psychanalyse

4 - H. Arendt, La Crise dans la culture, Paris, Gallimard, 1961, p. 12.

5 - En français dans le texte.

6 - S. Freud, « Sur l’engagement dans le traitement », op. cit ., p. 124.

7 - Ibid. p. 124-125.

8 - S. Freud, « Sur l’engagement dans le traitement », op. cit., p. 114.

9 - S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. « idées », p. 152 : « Il serait scientifiquement aussi bien que thérapeutiquement infructueux de contredire le malade qui porte de telles plaintes contre moi. Il doit bien avoir, en quelque façon, raison et décrire quelque chose qui est tel qu’il lui paraît. »

10 - S. Freud, L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, Puf, 1984,p. 33.

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire

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