Psychanalyse et idéologie

Georges Ralli • L’Absolue Singularité

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

ø

Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON

 

 

1988

 

Georges Ralli

 

 

L’Absolue Singularité

 

L’histoire nous saute à la gorge

Jean-Paul Sartre

 

     L’histoire nous enseigne qu’il faut veiller sans cesse sur la vérité que ses ennemis cherchent à précipiter au fond d’un cachot ; car il n’existe aucun peuple qui soit à l’abri du mensonge, comme du désastre moral et politique qui en est la conséquence.

     Un grand débat a mis aux prises les intellectuels d’Allemagne Fédérale dans une nouvelle réflexion sur la nature du nazisme et sa domination sur la nation allemande de 1933 à 1945. Ce retour des intellectuels dans le débat politique pour remettre en question cette période que nul oubli ne saurait effacer, est à leur honneur. Leur attitude devrait servir d’exemple aux intellectuels français qui se cantonnent aujourd’hui dans leurs vaticinations esthétiques et sophistiques.

     Ce débat a été qualifié par la presse allemande de “querelle des historiens” (Historikerstreit), puisque la majorité de ces intellectuels était composée d’historiens. Il n’en demeure pas moins que la bataille fut déclenchée par un philosophe, Habermas, auteur de Morale et communication. Habermas a publié dans l’hebdomadaire Die Zeit un article le 11 juillet 1986, qui a provoqué les réactions offusquées des milieux conservateurs de son pays.

     L’intervention de l’éminent philosophe montre qu’il ne s’agit pas d’une controverse d’historiens spécialistes. Comme l’a souligné l’historien Karl Bracher, aucun élément nouveau n’est venu modifier notre connaissance du nazisme. L’ouvrage de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe (Paris, 1988), qui vient d’être traduit en français, apporte des révélations sur l’organisation bureaucratique du génocide sans pour autant remettre en cause les analyses précédentes du nazisme.

     Ce sont les historiens conservateurs qui ont entrepris l’œuvre de banalisation du nazisme, mais ils n’ont pas adopté la position révisionniste, à la différence de l’extrême-droite française qui, elle, nie l’existence des chambres à gaz. Nolte, Hillgruber, Sturmer ne contestent pas l’existence des camps d’extermination nazis, mais ils refusent d’en admettre l’Absolue Singularité. Ils s’emploient à atténuer la responsabilité des nazis du nazisme, en la plaçant sur le même plan que la responsabilité de ceux qui ont créé les camps soviétiques. Cet amalgame des deux univers concentrationnaires a eu lieu publiquement de façon simultanée et coordonnée. Habermas s’en est rendu compte et a jugé nécessaire de prendre position pour alerter l’opinion publique.

     Les historiens conservateurs, par leurs écrits, ont voulu gagner une large audience. Hillgruber a publié une plaquette, dans la collection de vulgarisation de Siedler (Berlin), intitulée Une Double disparition (Zweierlei Untergang). Et l’article publié par Nolte dans le quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, porte un titre suggestif : Le passé qui ne veut pas passer (Die Vergangenheit die nicht vergehen will).

     Ce journal est édité notamment par Joachim Fest, auteur d’une biographie à succès de Hitler. Fest a pris l’initiative de réunir autour de lui des historiens proches de l’entourage du Chancelier Kohl. Ils apportent leur caution morale à l’effort que déploient les démocrates chrétiens pour banaliser le nazisme et, en même temps, pour rappeler la permanence de l’identité nationale allemande. Nolte s’est chargé d’excuser les crimes nazis en écrivant qu’ils furent une réaction de défense contre la menace du totalitarisme stalinien qui, le premier, avait inventé les camps de concentration.

     Quelle imposture ! Les malades, par exemple, pouvaient-ils constituer une menace contre le régime nazi ? Hitler a pourtant ordonné, le 1er septembre 1939, la mise en œuvre d’un programme national d’euthanasie pour supprimer “les vies indignes d’être vécues”. 5000 enfants environ sont assassinés dans une centaine de centres spécialisés où les médecins leur inoculent typhus et/ou pneumonie entraînant la mort. L’asphyxie par monoxyde de carbone est adoptée dans les hôpitaux psychiatriques et l’on commence par gazer les “malades mentaux” ainsi que les autres patients atteints de “maladies chroniques”. Selon le psychiatre Thomas Szasz, 50.000 Allemands (plus de 70.000 selon Poliakov et Hilberg) furent gazés. Cet homicide à grande échelle a duré jusqu’en 1941. À cette date, on cesse de gazer les malades, grâce notamment à l’intervention publique de Révérends allemands, et l’on entreprend de gazer les Juifs. Le personnel spécialisé dans les opérations de gazage est envoyé en Pologne et affecté au gazage des Juifs dans les toutes nouvelles chambres à gaz. Les individus chargés d’appliquer ce programme viennent de la Chancellerie de Hitler ou du Ministère de la Santé. Les camps de Chelmno, Maïdanek, Belzec, Treblinka, Sobibor, puis le camp d’Auschwitz, sont officiellement désignés sous l’appellation : “Œuvre de bienfaisance pour les soins en institutions”. Selon les nazis eux-mêmes, il ne s’agit donc pas d’une “légitime défense”.

     Ces assassinats dans les hôpitaux doivent être connus de Nolte, historien réputé, et pourtant, cela ne le gêne pas d’avancer sa thèse de la légitime défense. De sorte que le péché originel se trouve au Goulag.

     Celui-ci est l’antécédent, Auschwitz en est la suite “logique”. Quand à l’emploi du gazage par les nazis, il ne représente qu’une différence “technique” dans les méthodes d’extermination : un “détail”, comme dirait en France un conducteur (führer) de parti dont l’itinéraire spirituel évoque de façon étrangement familière (Unheimliche) celui de Hitler.

     Son collègue, Hillgruberg, mène l’offensive sur un autre front : il s’en prend aux démocraties. Il compare l’anéantissement des Juifs pratiqué avec une extrême violence au cours de l’hiver 1944-45, à l’anéantissement du Reich que symbolise le bombardement de Dresde en 1944. Il avait déjà développé cette thèse sur “La destruction du Reich allemand et la fin du judaïsme en Europe”. En outre, il fait état des motivations personnelles de Hitler. Il affirme que celui-ci poursuivait l’extermination des Juifs “...car c’était en passant par une telle révolution raciale qu’il pouvait assurer la puissance mondiale du Reich.L’importance accordée au rôle de Hitler dans le génocide a été relevée par Habermas qui y décèle une volonté de minimiser la responsabilité du peuple allemand.

     Voilà des exemples “d’absolution” par causalité ou par motivation, qui ont un caractère idéologique évident. Le recours à la notion de causalité pour tenter de justifier le nazisme, est dépourvu de toute valeur scientifique. Ce type d’explication a toujours échoué au niveau historique. Dans un autre domaine, Marx lui-même n’a pas réussi à faire une démonstration convaincante de cette notion de causalité dans le cas du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Quant aux motivations personnelles de Hitler, son biographe sympathisant Joachim Fest n’en fait qu’un facteur parmi tous ceux qui ont contribué à l’instauration du nazisme.

     Le parti des Démocrates Chrétiens s’est attaché à cette entreprise de normalisation du nazisme dans le but de réhabiliter la droite allemande dont la complicité avait permis l’accession et le maintien au pouvoir du régime nazi. Pour cette même raison, un monument récemment inauguré à Bonn par le gouvernement de RFA, est dédié aux victimes des deux guerres mondiales et... de la terreur nazie. On ne saurait plus officiellement loger toutes les victimes à la même enseigne.

     En France, la droite n’a pas eu à apporter une preuve de “bonne conduite” : après la fin du pétainisme, cette droite réussit à se réhabiliter rapidement en s’intégrant au gaullisme de l’après-guerre.

     Le concept de totalitarisme a constitué une arme de choix avant tout contre le communisme. Ce concept a largement été exploité en raison de son élasticité qui lui permet d’intégrer les traits politiques les plus dissemblables.

     Il a son origine dans le livre de Hermann Rauschning : La révolution du Nihilisme (Zürich-New York, 1937) : “Dans les milieux de la S.S., dans les cadres du Parti, l’antisémitisme est carrément conçu comme l’école de la domination”. À sa parution, le livre n’exerça pas d’influence politique directe, malgré son gros tirage. Sa lecture attentive aurait pourtant permis de comprendre, avant 1941, que la véritable nature de la guerre à l’Est faisait en réalité partie de la tentative de Solution finale (Endlösung) du problème juif, et n’était pas une croisade antibolchevique comme le proclamait la propagande nazie. On trouve chez Rauschning une réflexion sur la fonction de l’idéologie et sur la répartition du pouvoir de l’État entre l’armée et le parti, réflexion qui sera utilisée plus tard par les théoriciens américains de l’Histoire.

     L’élaboration d’un modèle général des régimes non démocratiques commence aux USA après la signature du pacte germano-soviétique (1939). Carlton Hayes explique “La Nouveauté du Totalitarisme”. Th. Woody étudie plus spécialement “Les Principes de l’éducation totalitaire”. D’autres politologues américains les ont suivis dans cette voie et, dans l’après-guerre, au cours de la guerre froide (1947-1955), ils ont fait de cette théorie du totalitarisme une arme de cette guerre froide.

     Le point faible de Rauschning et de ses émules reste leur manque de sens historique. Les systèmes fasciste, nazi et soviétique, sont examinés dans leur essence et non dans leurs sources historiques. Le système nazi, tel qu’ils le décrivent, semble engendré par le Néant... Leurs recherches aboutissent à la définition d’un “type idéal” du totalitarisme qui a des caractéristiques intemporelles :

     - absence de distinction entre l’État et la société civile

     - mainmise du parti sur les appareils de l’État

     - mobilisation politique et économique de la nation

     - persécution et liquidation des opposants et de certains groupes désignés    comme boucs

       émissaires.

     Ces notions manquent de spécificité.

     Que signifie exactement l’affirmation de la mainmise du parti sur les appareils de l’État ? Si l’on examine un appareil de l’État tel que l’armée, on se rend compte que la situation était totalement différente en Allemagne et en Union Soviétique.

     Hitler s’était appuyé sur l’armée allemande pour arriver au pouvoir. Sans la complicité du Maréchal Hindenburg, il n’aurait pas pu réussir.

     À cause de cela, Hitler l’avait ménagée en lui laissant une relative indépendance, allant jusqu’à tolérer son service de contre-espionnage dirigé par l’Amiral Canaris. Il a fallu le complot des généraux, en juillet 1944, pour que cette bonne entente prenne fin.

     En Union Soviétique, les circonstances historiques étaient différentes. Au cours de la révolution russe, pendant la guerre civile, Trotsky avait créé une armée révolutionnaire entièrement soumise au parti. Aux yeux de Staline, cette soumission ne parut pas suffisante et, en juin 1937, il se livra à une épuration massive. Khrouchtchev, et les soviétologues après lui, ont souligné l’anéantissement de l’État-Major soviétique, l’exécution de son chef, Toukhatchevski, la liquidation de 90% des cadres supérieurs. Les soviétologues en ont conclu que, en livrant ainsi les postes de responsabilité aux arrivistes, tout cela était exactement l’équivalent d’une grande victoire de Hitler.

     Une autre notion manque de spécificité, celle des boucs émissaires. S’il faut en croire les “totalitaristes”, ce rôle est dévolu aux Juifs dans le système nazi et aux Koulaks dans le système stalinien. Cependant les uns et les autres ont été décimés pour des motifs idéologiques étrangers à la notion de bouc émissaire : les Koulaks l’ont été pour des motifs politico-économiques, les Juifs, exterminés simplement parce que Juifs.

     Mais pourquoi s’arrêter sur le chemin de la banalisation ? Pourquoi ne pas englober par la même occasion les Arméniens, les Amérindiens et les victimes des Khmers rouges ?

     En somme, le génocide ferait partie de la dialectique de l’Histoire !

     D’autres objections s’imposent mais elles ne gênent nullement les adeptes de la théorie du totalitarisme. Ils les rejettent en haussant les épaules. Ils leur reprochent d’avoir un caractère purement subjectif car l’on explique les évènements historiques en les référant à un enchaînement de décisions politiques individuelles. Cette référence empêche de révéler la nature structurelle des évènements, une nature voulue par le système et qui est déterminante. Du point de vue de ces fonctionnalistes, le plan d’extermination des Juifs, formulé et décidé à la conférence de Wannsee en 1942 par les chefs nazis, ne peut s’expliquer si on l’attribue à la simple motivation des chefs nazis. L’on doit, disent les fonctionnalistes, considérer que ce plan a eu pour rôle d’assurer le "bon fonctionnement" de la machine totalitaire.

 

     Rien n’autorise de telles affabulations. Les nazis n’ont jamais cessé d’affirmer “l’originalité” de leur politique d’extermination, fondée sur des motifs prétendument rancio-socio-biologiques, où les considérations fonctionnelles n’occupent aucune place.

     Le propagandiste du racisme nazi, Alfred Rosenberg, avait proclamé lors d’une conférence : “La découverte de l’âme de la race (Rassenseele) est une révolution comme la découverte copernicienne il y a 400 ans” (Politzer, Ecrits, 1941, p. 343). Cette découverte de la Rassenseele présente le caractère d’une mystique nouvelle qu’il qualifie de “pensée du XXème siècle”. En fait Rosenberg développe l’idéal raciste de Hitler, affiché dès 1925 dans “Mein Kampf” (première édition) : “En me défendant contre les Juifs, je combats pour l’œuvre du Seigneur”.

     La faiblesse de la valeur théorique du concept de totalitarisme n’a pas empêché son utilisation aux USA, comme arme au cours de la guerre froide. La gravité de la situation politique s’était manifestée par la création au Congrès d’une Commission des Activités Anti-américaines. Convoqué par celle-ci en tant que suspect, Arthur Miller refusa de coopérer et fut condamné à la prison pour outrage. Miller raconte qu’à l’Université d’Ann Arbor où il faisait un reportage, le FBI demandait aux enseignants et aux étudiants de se dénoncer mutuellement.

     La théorie du totalitarisme arrive à son apogée pendant les années cinquante, avec la parution du livre devenu célèbre de Hannah Arendt : “Origins of Totalitarism” (1951). L’auteur semble se prêter à une interprétation historique de la naissance du nazisme, en consacrant plus de 200 pages aux XIXème Siècle. Pour elle, cette période repose sur “l’alliance de la bourgeoisie et de la plèbe (la canaille sous l’Ancien Régime)”. Mais, selon elle, après la première guerre mondiale, la plèbe va finir par céder la place “aux masses”. Les mouvements totalitaires deviennent alors possibles car les masses ne parviennent pas à s’intégrer dans des organisations défendant leurs intérêts (Arendt reprend là les lieux communs d’Ortega y Gasset dans sa “Révolte des Masses"). La bourgeoisie, de son côté, ne contrôle plus les masses par les appareils de l’État, les partis traditionnels et les programmes politiques. C’est alors que la bourgeoisie est “supplantée” (sic) par des éléments déclassés, sans cesse en mouvement, sous la conduite d’un chef. Et l’ancienne élève de Heidegger de conclure : “L’agressivité du totalitarisme ne naît pas de l’appétit de puissance... il s’agit de rendre le monde cohérent, de percevoir le bien-fondé de son sur-sens (super-sense)”. Arendt aurait mieux fait d’écrire : percevoir l’Etre de l’Étant !

     La théorie d’Arendt est encore plus brumeuse que celles de ses prédécesseurs. Arendt fait un usage abusif des types idéaux de Max Weber.

     Les acteurs sociaux se sont volatilisés. Qu’est-il advenu des grands et petits industriels, des grands propriétaires terriens et des paysans, des commerçants, des fonctionnaires et surtout des militaires et de la hiérarchie catholique dont le rôle fut décisif dans le succès du nazisme ? Elle enferme cette diversité sociale dans le type idéal de la “bourgeoisie” Quant aux éléments “déclassés”, qu’elle semble découvrir, elle les a tirés des œuvres de Brecht, de “L’Opéra de Quat’sous”, avec “Arturo Ui” à leur tête.

     Ce livre de politique-fiction reste la consolation des lecteurs qui ont la nostalgie de la théorie du totalitarisme.

     La théorie du totalitarisme connaîtra une éclipse à partir des années soixante. Un consensus se dégage, et notamment en Allemagne, pour la reléguer au magasin des vieux accessoires. En revanche, en France, elle sévira dans les années soixante-dix avec les ouvrages de Glucksmann (“La Cuisinière et le mangeur d’hommes” - 1975) et de Claude Lefort (“Un Homme de trop : réflexions sur le Goulag” - 1976), influencés par “L’Archipel du Goulag” de Soljenitsyne (1974).

     Par contre, les intellectuels allemands, plus clairvoyants que leurs collègues français, s’étaient alors rendu compte que la notion de totalitarisme servait d’arme idéologique aux forces de droite, ravies de pouvoir confondre sous le même vocable deux figures d’apocalypses pourtant si différentes. La tentative de banalisation du nazisme, revenue au goût du jour en 1986 en RFA, légèrement rajeunie, a eu pour objectif de toucher le grand public électoral, incapable de déceler ses motivations politiques.

     À cette occasion, les historiens conservateurs ont fait preuve d’un anti-communiste qui occulte le génocide des Juifs. C’est là une pensée que Habermas qualifie “d’idéologie de l’OTAN”. Des pasteurs, des écrivains et des historiens tels que Hans et Wolfgang Mommsen, E. Jackel, J. Kocka, au nom de l’Allemagne des Lumières et de sa vocation universaliste, ont, eux aussi, dénoncé la philosophie de l’OTAN.

     Ils s’insurgent contre la volonté de prescription des conservateurs, entreprise de prescription qui a reçu l’appui du Pape Jean-Paul II. Au cours de son voyage en Autriche visant à réhabiliter moralement Waldheim, le Pape a qualifié les victimes du nazisme “d’êtres de douleurs”, dénomination qui comprend aussi les cancéreux, les rhumatisants... Et lorsque le Pape a visité le camp de Mauthausen, il s’est surpassé en ne mentionnant pas l’extermination des Juifs. Elie Wiesel s’en est étonné avec tristesse. Pourquoi cet étonnement ?

     Ignore-t-il qu’un illustre prédécesseur du Pape actuel, le Vicaire du Christ Pie XII avait été le premier à féliciter le Chancelier Hitler d’avoir échappé à l’attentat des généraux allemands le 20 juillet 1944 ? Encore un miracle de la Providence !

     Un tel état d’esprit remonte fort loin dans le passé. À l’arrivée de Hitler au pouvoir en 1933, le Cardinal allemand Faulhaber déclarait qu’il n’avait rien à objecter du point de vue de l’Église contre une honnête recherche sur la culture et sur la race. En effet un concordat avait été signé entre le Vatican et le IIIème Reich.

     À titre personnel, le pape Pie XI gardait, lui, une attitude réservée. Et en 1937, indigné par les persécutions antisémites, il publia sa célèbre et signifiante encyclique : “Mit brennender Sorge” dans laquelle il dénonçait les ravages opérés dans la vie religieuse par les dogmes raciaux. À une autre occasion, il s’était exclamé : “Nous sommes tous spirituellement des Sémites” Un an plus tard, lorsque Hitler vint visiter Rome, Pie XI quitta la ville en disant : “Cet air me rend malade.”

     Son successeur, par contre, trouva cet air vivifiant et le respira avec bonheur pendant la guerre de 1940 à 1945. Celle-ci terminée, survint la guerre froide qui évita au Saint-Siège d’être critiqué pour le rôle politique qu’il avait joué au détriment de sa mission spirituelle.

     Il fallut attendre 1963 pour que l’Église fasse l’objet d’une accusation publique par la voix d’un jeune auteur, Rolf Hochhuth, dans sa pièce “Le Vicaire”, qui connut un succès international.

     Cette œuvre soulevait un problème moral et politique que l’on ne pouvait plus feindre d’ignorer. Pourquoi le Pape Pie XII n’avait-il pas protesté à aucun moment contre l’extermination des Juifs commencée en 1941 ? François Mauriac s’était, certes, interrogé en 1951, qualifiant ce silence “d’affreux devoir”. Mais, en docile brebis, il s’était abstenu de chercher les motifs de cette attitude vaticane. La pièce “Le Vicaire” a eu le mérite de poser la question de manière provocante.

     Une grande partie de l’action de cette pièce se passe à Rome, au mois d’octobre 1943, lorsque la ville fut occupée par les nazis. Ceux-ci commencèrent à arrêter les Juifs italiens. Weizsäcker, ambassadeur d’Allemagne auprès du Saint-Siège, et son adjoint von Kessel, avec l’accord tacite de la Curie, élaborèrent un projet de protestation contre cette mesure, craignant qu’elle ne soulevât l’hostilité de la population romaine [1] !

     Quelques jours plus tard, Weizsäcker prévenait son gouvernement que le Pape avait refusé de protester contre la déportation des Juifs de crainte de “mettre à l’épreuve les relations avec le gouvernement allemand et avec les milieux allemands de Rome”. Hochhuth fait dire à son héros, un jeune jésuite italien nommé Fontana, que : “un Vicaire du Christ qui garde le silence pour des raisons d’État une seule journée, qui réfléchit, qui hésite une seule heure à élever la voix de sa douleur pour prononcer une malédiction solennelle, un tel Pape est un criminel.”

     La pièce suscita une polémique internationale. À l’issue d’un débat public sur cette pièce, le père Lieber, ancien secrétaire de Pie XII, déclara simplement que “l’on croyait, au Saint-Siège, que le nombre des victimes juives ne dépassait pas deux millions”.

     De tels propos révèlent clairement à quel point le Saint-Siège était soucieux de protéger à tout prix les intérêts temporels de l’Église et, en même temps, de maintenir son appui à ce qu’il considérait comme le meilleur rempart contre la menace venant de l’Est. Quelle position, en effet, eût pu être davantage conforme à l’idéologie anti-communiste du Saint-Siège.

     Une autre forme de “normalisation” du nazisme a été engagée par Sturmer. Il affirme solennellement que l’historien a le devoir sacré de donner un sens à l’Histoire qui préserve l’identité nationale d’un pays, sans rechercher la vérité historique, car elle n’a qu’une valeur relative. C’est, dit-il, grâce à la conscience de son identité nationale que l’Allemagne, après le désastre, a pu garder sa place parmi les autres nations européennes. À l’appui de sa thèse, Sturmer invoque les intellectuels français, Glucksmann, Minc, Braudel, pour qui l’identité nationale de la France va de soi et n’a pas à être défendue.

     La référence à la pensée française montre à quel point elle se sent liée avec celle de l’Allemagne. Vladimir Jankelevitch en avait pris conscience et s’en était indigné en vain. Ainsi, les dogmaticiens déçus, se sont-ils inspirés du nazi Heidegger, le défendant contre ses accusateurs. Glucksmann, par exemple, déclare qu’il faudra attendre Heidegger pour trouver un philosophe allemand qui ne soit pas antisémite (“Les Maîtres Penseurs”, p. 124, 1977, Livre de Poche) !! Plus loin, il s’écrie : “Heidegger n’apparaît nullement nazi” (idem, p. 249). Il ne faut donc pas s’étonner des protestations qui ont suivi, en France, la parution du livre sur Heidegger par Farias, où l’auteur révèle de nouveaux aspects de la collaboration et de l’attachement du philosophe allemand au nazisme.

     Le professeur Trotignon a fait des remarques pertinentes à ce sujet dans son livre sur Heidegger (1974). Il constate qu’après l’effondrement du nazisme, la philosophie de Heidegger a connu un prodigieux succès, notamment en France avec l’existentialisme. Or, en raison de son passé, on aurait pu croire la France peu disposée à l’accueillir favorablement.

     La pensée de Heidegger semble satisfaire des besoins idéologiques profonds, ce qui explique son succès.

     C’est à la même vogue ou nécessité que répond la philosophie de la Modernité dont il est tant question, qui abrite sous la même enseigne Nietzsche, Heidegger, Horkheimer [2] , Adorno et Bataille [3] , Derrida [4] , Foucault [5] . Elle témoigne du concubinage de la pensée franco-allemande, la pensée française étant animée d’une même hostilité envers la raison, laquelle est considérée comme l’instrument de la violence contre le sujet et contre les forces de la vie inspirant son action.

     La critique radicale de la raison, entreprise après la Révolution française au cours du XIXème siècle et au début du XXème, apporte de l’eau aux moulins de la droite chaque fois qu’ils tombent en panne.

     Alfred Rosenberg ne s’y était pas trompé. En novembre 1940, il était venu faire, dans le cadre de la Chambre des Députés, une conférence sur la Révolution française. Il explique à ses amis, les collaborateurs venus l’écouter, que la défaite de la France en 1940 provient d’une heure de faiblesse qu’elle a eue en 1789 et qui a entraîné des conséquences décisives pour une centaine d’années. Cette faiblesse a eu pour cause l’adoption des principes politiques de 89 inspirés par les philosophes des Lumières. De sorte que la Révolution française n’aura été qu’une explosion sans pensée créatrice : “Nous ne faisons aujourd’hui qu’assister à sa décomposition”.

     L’on trouve de nombreux échos de cette idéologie réactionnaire chez les historiens français. Pierre Gaxotte, dans sa “Révolution Française” (1929, plusieurs fois rééditée), avait traité Robespierre de “pré-marxiste” et avait intitulé son chapitre XII : “La Terreur communiste”.

     Après la Deuxième Guerre Mondiale, le point de vue de l’historiographie marxiste concernant la Révolution française a prévalu avec les ouvrages de Daniel Guérin et d’Albert Soboul.

     Mais la réaction de l’historiographie de droite se produit dans les années soixante, en particulier avec les ouvrages de François Furet et de Denis Richet, chefs de file de l’école révisionniste. Le point culminant de cette campagne du Front National au Parlement Européen, qui a déposé une résolution proposant d’organiser des cérémonies “à la mémoire des centaines de milliers de personnes exterminées par les révolutions bolchevique et nazie qui en furent les conséquences”. Ces propos ne font que reprendre la thèse de François Furet sur “La Révolution matrice de tous les totalitarismes”.

     Quant à Pierre Chaunu (La Liberté”, Fayard, p. 196), il écrit que “la démocratie ne commence pas en 1789 et elle régresse même en 1793 et 1794”. Heureusement, le groupe des historiens de gauche est sorti de sa réserve. Mais ils sont en proie au fantasme de l’objectivité qui leur interdit tout écart de langage jacobin susceptible d’offenser leurs homologues de droite. La parution récente d’un ouvrage collectif “État de la France pendant la Révolution 1789-1799”, publié sous la direction de Michel Vovelle (Ed. La Découverte, 1988), illustre cet état d’esprit timoré. Ainsi, Michel Vovelle dans son Avant-Propos déclare-t-il : “L’objet révolutionnaire, dans ses multiples facettes (...) conserve toute la cohérence d’une expérience collective que chacun interroge au moyen de sa propre problématique.” Et Claude Mancheron trace les portraits des principaux acteurs de la Révolution, gauche, droite, qui ne sont que des aquarelles. Au milieu de cette brume, le livre d’Henri Guillemin sur Robespierre apporte un rayon de soleil salubre. L’auteur décrit en détail la lutte de Robespierre face à la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Le 9 Thermidor marque le triomphe “des honnêtes gens.” Malgré les efforts de Robespierre en faveur de la démocratie, la féodalité aristocratique est remplacée par la bourgeoisie financière. Son 9 Thermidor, baptisé par celle-ci “fin de la Terreur”, constitue une première étape vers la victoire finale qui aura lieu cinq ans plus tard avec le 18 Brumaire de Bonaparte. Mais, lorsque Napoléon dépassera le cadre de sa mission en se livrant à des équipées guerrières à travers l’Europe, la bourgeoisie financière l’abandonnera aux Anglais qui le relègueront à Sainte-Hélène.

     Au siècle suivant, un autre personnage historique, sinistre caricature du précédent, fut chargé par la bourgeoisie financière et industrielle de mater les socialistes et les communistes [6] . Mais lui aussi, grisé par le succès, se lança dans des entreprises criminelles dont l’échec le priva de l’appui de ses protecteurs. Leur Siegfried termina à Berlin sa carrière, caché au fond d’un bunker, dans un embrasement wagnérien.

     Aujourd’hui, nous sommes donc confrontés à une autre querelle des historiens en France, querelle qui rencontre une large audience dans l’opinion puisqu’elle se déroule au moment où se prépare la commémoration officielle de la Révolution.

 

     Cette querelle montre le rôle idéologique que joue l’Histoire dans des démocraties occidentales : un tel rôle n’est pas l’apanage des régimes fascistes, nazis ou staliniens.

     Dans cet espace public de la pensée où ne règne aucune contrainte policière, l’on s’étonne du silence des véritables philosophes. Aujourd’hui encore l’on songe à Diogène qui circulait en plein midi dans les rue d’Athènes et répondait à ceux qui lui demandaient la raison de cette excentricité : “Je cherche un homme”.

     Diogène nous interpelle pour nous dire que les valeurs morales doivent être présentes dans la cité. Blanches et noires, diurnes et nocturnes, terrestres et transcendantes, elles nous donnent un élan vers l’avenir ou nous font reculer vers le passé putride. Nous autres, Occidentaux, nous nous croyons invulnérables, à l’apogée de notre gloire. Des populations, des groupes humains tout entiers ont été jetés dans les poubelles de l’Histoire. Celles-ci sont vastes, il y reste de la place pour combien d’autres encore...

 

     Ces disparitions corps et âmes ne sont-elles donc pas notre affaire ?

Paris, août 1988

 

 

                         

[1] - D’après les dépositions faites au procès de Nuremberg par ces deux diplomates allemands

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[2] - “Le rationalisme se mue en mythologie”, cité par Pierre Zima in “L’école de Francfort” (1974).

 

[2] - “Le rationalisme se mue en mythologie”, cité par Pierre Zima in “L’école de Francfort” (1974).

 

[3] “Un nouveau mystique”, écrit Sartre dans “Situations” (p. 42, 1947).

 

[4] - Sa “déconstruction” grammatologique a les traits d’un heideggerianisme de pacotille. Il déclare posément : “Partout où elle opère, la pensée ne veut rien dire.”  In “Positions”, p. 67 (1972).

 

[5] - “Foucault, qu’on le veuille ou non est le vainqueur de Marx et des Lumières... Nous marchons sur des chemins qui, au départ, ont été pistés par Foucault”, exultait le chef de file des ex-Nouveaux Philosophes, Maurice Clavel. Il avait même complété sa riche pensée en déclarant : “Je déduis le Goulag de Marx.” Il n’y avait qu’un pas à faire pour passer du Goulag à Auschwitz. Comme on l’a vu, ce pas a été allègrement franchi.

[6] - La volonté de supprimer le parti socialiste avait été mise à exécution une première fois, à l’époque de Bismarck. Le 18 octobre 1876 entre en vigueur en Allemagne la loi d’exception interdisant le parti socialiste. Elle ne fut abrogée qu’en 1890.

 

 

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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