Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Préface de Françoise Dolto à « Histoire de Louise »

Françoise Dolto

Préface

à

« Histoire de Louise »

Michèle Dacher - Micheline Weinstein

Le Seuil • 1979
Dessin de page de garde par Françoise Dolto

N. B. Audio + dessin, archives personnelles. Transcription de la bande magnétique originale

 


Deux jeunes femmes, motivées différemment et de formation différente, se sont accordées à leur sujet difficile voire ingrat, I'étude de la vie dans un hospice de vieillards de la proche banlieue parisienne. Le quatrième âge, comme on dit maintenant du grand âge, est peu connu dans notre civilisation utilitariste, surtout dans les grandes villes, avec leur mode de logement peu hospitalier aux handicapés physiques. La vieillesse se caractérise toujours par l'apparition de cette sorte de handicap moteur, venu de ce qu'on peut appeler la perte progressive de l'adaptabilité aux situations nouvelles, par une certaine lenteur des mouvements, même chez ceux qui gardent par bonheur “toute leur tête”, comme on dit. Il y a aussi cette perte de l'élasticité des tissus que traduisent non seulement les rides, la vue qui baisse, mais, avec les “vieilles douleurs“, la motricité ralentie. Tout cela s'accompagne chez tous du sentiment d'insécurité, de la crainte du lendemain ; la moindre épreuve, appréhendée comme plus persécutrice qu'elle ne l'est pour le reste de la population, les forces réparatrices et récupératrices de l'organisme allant s'épuisant avec l'âge chez les plus robustes, tout cela, surtout quand cesse le travail - ce rendez-vous quotidien avec les autres et, pour soi-même, I'activité industrieuse au jour le jour, conservatrice de dignité humaine - tout cela fait que le quatrième âge est un âge très éprouvé dans la population citadine. Peu connu dans notre civilisation au rythme coarcté, le grand âge y est discrédité, même dans les familles dites bourgeoises ou de niveau socio-économique aisé. Ceux du troisième âge, déjà, embarrassent vite les jeunes et les adultes, qui les cantonnent volontiers devant leur télévision, ne leur facilitant pas, sous prétexte du droit à la retraite, une insertion différente, nouvelle et encore stimulante dans la vie de tous, ce qui les rendrait encore utiles aux autres et les entretiendrait dans la vie des échanges.
Ces jeunes femmes se sont intéressées avec leur cœur et leur intelligence à ces hommes et femmes âgés que leur famille ne peut plus assumer, ceux qui ont leur vie durant travaillé et qui, éprouvés par des deuils, sont restés sans famille auxiliatrice. La société se veut les accueillir le moins indignement possible ; c'est la raison d'être de ces hospices ou se côtoient des personnes que seuls leur grand âge, leur solitude, leur dénuement, a rapprochées par la décision souvent impérative de services d'assistance sociale. En les dirigeant sur ces hospices, le personnel social y est, certes, animé d'intentions généreuses. Mais parfois, devant telle personne âgée, elle-même dans l'angoisse d'un deuil récent de son compagnon ou de sa compagne, ou encore se relevant trop lentement, au gré de l'hôpital, d'un incident médical ou chirurgical, on décide l'envoi en hospice d'une personne qui n'y est pas préparée. Influençable, elle se laisse convaincre, avec l'espoir d'un peu plus de compréhension qu'à l'hôpital, ou, si elle a de la famille, et pour ne pas gêner les siens, l'espoir d'y vivre quelques mois de transition et de repos avant le retour chez soi, qu'elle appréhende mais espère plus que tout. Or, de l'hospice, on ne sort pas. Oui, l'hospice est un pis-aller. La maintenance des personnes âgées dans leur cadre connu, visitées et entraidées dans les moments difficiles, les unes par les autres, les plus impotentes par les personnes retraitées encore valides, un cercle ou, se rétablissant, ils peuvent aller, hommes et femmes, se rencontrer dans l'après-midi, ces clubs d'anciens que certaines communes ont réussi a organiser, sont bien préférables à l'hospice. La population du troisième âge y conserve une activité sociale nécessaire à tous, et la population active et les jeunes gardent la responsabilité personnalisée de ces anciens du quatrième âge. Quant à ceux-ci, ils ont la joie de n'être pas totalement ségrégués, de n'être pas éloignés de leur lieu de vie connu, de leur “chez soi” plein de souvenirs, et des rapides mais faciles visites de ceux qu'ils aiment, d'autant plus que ces derniers, n'en ayant pas la charge totale, sont soulagés par ces clubs d'anciens et ont beaucoup plus de goût à s'occuper de leurs vieillards. Mais ce qui est facile dans les bourgades et les petites villes semble très difficile dans les grandes métropoles.
Nous-mêmes, adultes, et même adultes vieillissants, pris dans la fièvre de nos occupations, nous fuyons la pensée du temps qui passe, non sans évoquer parfois notre vieillesse future, mais, comme tout ce qui est a venir, c'est avec des images stéréotypées, accrochées aux souvenirs de vieillards de notre enfance, parfois avec l'angoisse de la retraite : que sera-t-elle ?... La retraite, cessation du travail quotidien devenant pesant peu a peu avec l'âge, la retraite se pense en chiffres rassurants, vue de loin, depuis le slogan et le fait, à peu près réussis, de la retraite pour tous, c'est-à-dire de la certitude d'une petite rente, avec laquelle on espère vivre en ne travaillant pas, en se reposant, mais aussi en conservant une petite activité : n'a-t-on pas cotisé toute sa vie pour ce moment a venir ? Pourtant ce côté pratique de la retraite, qui est un dû pour tous, n'est pas tout. La vie matérielle assurée n'est rien s'il n'y a pas amitié, entraide, sympathie, échanges, lieux de rencontres et assistance de personnes que l'on connaît dans les moments de déficience passagère ou de progressive déficience due au grand âge. Et pourtant, c'est dans un flou sans couleur que, pour la plupart d'entre nous, nous avançons vers notre quatrième âge, et sans penser à ceux qui sont dans la solitude des hospices, contraints d'y vivre, sans l'avoir jamais prévu... de vivre, si l'on peut dire ; d'y passer leur dernière étape, devrions-nous dire.
Ce qu'est dans un hospice la vie qui y ralentit son cours jusqu'à se perdre dans les sables de la mort où chacun de nous s'achemine, voilà ce que ce livre raconte. Il raconte aussi la vie de ceux qui, adultes, encadrent, servent et soignent, rémunérés - normalement - comme ailleurs, des anciens qui ne leur sont rien. Mais, fait très particulier, pour des infirmières, des kinésithérapeutes, des psychologues, des psychomotriciens qui ont choisi le métier pour contribuer à la réhabilitation des personnes atteintes momentanément de déficience, ou d'enfants qu'il faut secourir dans leur maîtrise d'eux-mêmes, voilà que le hasard des stages ou des places disponibles les font entrer dans l'hospice, là où, quelle que soit la valeur professionnelle de leurs soins donnés aux personnes âgées, la récupération n'est jamais totale et l'involution physique se fait inexorablement. C'est un problème. On a remarqué, et dans ce livre le fait est souligné, que le personnel originaire de contrées où les vieillards sont respectés, à la fois par la religion et par tradition, est le plus attentif dans son travail, le plus enjoué. Ces personnes trouvent des gestes pleins de tact et des paroles filiales, des façons gentilles et généreuses, enracinées dans leur traditionnelle compassion pour les anciens se souvenant sans doute des vieux respectés dans leur famille lointaine, au pays ou ils espèrent, quant à eux, retourner, l'âge de leur retraite arrivée. Il n'en est pas de même pour ceux et celles de métropole, personnel de service ou soignants, quelques-uns sans famille et qu'attend pour leur vieillesse le sort de ceux qu'ils soignent, auxquels ils se dévouent de leur mieux. Il sentent, les mois passant, l'indifférence des enfants de ceux qui involuent, l'espacement des visites, ils pensent à eux mêmes, à qui ce même sort sera réservé ; il y a vraiment peu de réconfort pour le personnel soignant des hospices. Et puis, pour les vieux de métropole, cette gentillesse qu'ils reconnaissent à ces infirmiers et infirmières venus des îles, n'est pas sans poser pour certains des problèmes qui remontent a leurs préjuges raciaux ou pudiques familiaux. Il est difficile à celui ou à celle qui a gardé assez de tête pour se rendre compte de sa déchéance physique de recevoir des soins de personnes qui, en rien, ne rappellent les visages connus.
Des fantasmes d'enfance remontent dans cette vieille mémoire dont la bande magnétique des jours et des années s'estompe pour ne garder que les souvenirs les plus anciens, des croyances qui, chez l'adulte, se mettent à paraître délirantes.
Quant aux médecins, qui ont choisi de se spécialiser en gérontologie, leur travail s'oriente vers la recherche scientifique du vieillissement, façon de s'intéresser professionnellement à l'effet de certains médicaments, aux succès de certaines opérations qui ont leur utilité de recherche pour l'avenir ; mais beaucoup de ces vieilles personnes préfèreraient n'être pas trop soignées, n'être pas trop bousculées, et qu'on les laisse mourir tranquillement, ce que, nous le savons, le médecin ne peut faire, car sa vocation, c'est de trouver les moyens de prolonger la vie, en attente de progrès scientifiques auxquels il contribue jour après jour par ses études sur le vieillissement des personnes avec lesquelles il se perfectionne dans son métier de gérontologue. Et puis, que de soucis administratifs, tant pour le médecin que pour le personnel préposé aux comptes, au budget, à l'entretien des locaux. On a peu d'argent et les locaux sont vieux, pas toujours chauffables, pas toujours pratiques. Beaucoup d'améliorations, à première vue, iraient d'elles mêmes, à l'époque actuelle ou chacun essaie de rendre la vie plus facile dans les foyers. On s'étonne parfois que ça ne soit pas le cas, tant pour le personnel que pour les vieillards qui vivent dans ces hospices. Mais voilà, I'argent manque, il faut faire avec ce que l'on a.
Ce livre, fruit de plusieurs années de travail, devrait être lu par beaucoup. Ce n'est pas un livre défaitiste, c'est un témoignage de vérité, à connaître et à méditer. Peut-être, et je le souhaite, il donnera à beaucoup l'idée de mieux assister nos anciens ; car ce n'est pas sur les institutions qu'une population doit s'en remettre hypocritement, ni pour les contester, ni pour s'en contenter, mais c'est chacun de nous, citoyens des villes, chacun de ceux qui ont un peu de temps, de ceux qui n'ont plus leurs vieux qu'ils ont aimés, de ceux qui se pensent solidaires de tous les autres, ce sont ceux-là qui peuvent œuvrer pour rendre ces hospices moins nécessaires et, peu a peu, travailler pour humaniser ceux de ces établissements qu'il faut bien garder. C'est de chacun de nous que dépend l'amélioration du sort, au quatrième âge, de ces hommes et femmes qui sont aujourd'hui, comme nous le serons les uns et les autres un jour, abandonnés par leurs forces. Cela dépend de chacun de nous que ces vieillards ne demeurent pas sans visages amis autour d'eux, sans sortie attendue, sans réconfort du cœur a cœur avec d'autres citoyens qui les connaissent, qui les visitent, qui les assistent d'amitié en leur donnant un peu de leur temps et, pourquoi pas, d'affection pseudo familiale. Une société où les êtres humains n'ont pas dans leur cœur place pour ces vieux travailleurs devenus non productifs est une société qui n'a plus de poésie, plus d'âme.
Michèle Dacher, ethnologue à l'esprit social, Micheline Weinstein, musicienne et psychanalyste, ont, l'une et l'autre s'entraidant, désiré étudier et comprendre cette vie du quatrième âge et témoignent ici de ce qu'elles ont vu et compris. Elles se sont fait admettre du personnel d'un hospice proche de Paris, de ses pensionnaires, en parlant avec eux tous, en les écoutant, en les aimant aussi. Comment faire autrement pour des cœurs généreux ? Les deux auteurs de ce livre nous en apprennent beaucoup sur la pérennité du désir, sur le repliement des cœurs oubliés, sur la grâce d'aimer, sur l'espérance qui, à tout âge, même chez le vieillard, soutient le vivre humain, et sur la désespérance qui, au quatrième âge comme au premier, vient de l'état d'abandon dans lequel vit un être humain du fait des autres. Avec elles nous sommes à l'écoute du cœur et de l'esprit. Nous découvrons que l'acheminement vers la mort certaine ne modifie en rien, comme chez Louise, la puissance imaginaire du désir et de l'amour chez ceux et celles de cet âge, quand on veut bien les entendre et, par-delà le délabrement de leur corps, écouter la générosité et la musique de leur cœur, alors que les mots sont parfois bien pauvres, comme chez Gabriel le Lampiste Anonyme, ou sertissent d'humbles apparences, comme chez Reine de l'Atelier, Amélie du Jura, Amar le Joueur Aveugle. Quelle est donc cette grâce d'aimer, que l'on découvre chez ces oubliés, comme Lancelot le Celte, et qui fait que certains d'entre eux, que rien ne rapprochait dans leur éducation, s'entraident pour lutter contre la décheance physique : comme Amar l'Aveugle, devenu l'ami de Georges le Forain qu'il aide, et qui, sans lui, sombrerait dans l'éthylisme ?
Il faut lire l'histoire de chacun et, de cet ensemble de destins ainsi brossés, monte une musique familière. Les tracasseries, les suspicions, les plaintes, les revendications de la vie quotidienne sont là, heureusement, pourrait-on dire, comme dans le monde du travail, mais autrement. C'est aussi ce qui rend la vie difficile au personnel car, quoi qu'il fasse, son travail est ingrat devant des demandes et des revendications auxquelles rien ni personne, jamais, aux désirants, ne peut apporter réponse satisfaisante. Il est nécessaire de se plaindre pour exhaler sa peine d'impuissance, qui doit se dire... afin que l'on demeure vivant. Cependant ce n'est que l'enveloppe crissante, verbalisée, du train-train de l'hospice difficile à supporter pour tous, si même on en améliorait l'habitat et le fonctionnement. Ce n'est pas une raison pour ne pas y penser, y travailler et y arriver, tout en sachant que ce mieux-être matériel à donner au quatrième âge, s'il lui est dû et s'il est nécessaire, ne peut tout soulager de la peine de vivre toujours et aussi de vivre la dernière étape. L'important c'est que ces “rouspétances”, ces rivalités, ces idées persécutives, parfois mesquines, soient entendues, accueillies, et qu'au-delà de ce remue-ménage de tensions, la vie soit encore à chacun reconnue dans son originale valeur personnelle, à chacun et à chacune, enraciné qu'il est dans son histoire, aussi bien chez les pensionnaires que chez les soignants... C'est cette dimension spirituelle, car il n'y a pas d'autre terme, à laquelle nous ouvre la lecture attentive de ce livre. L'aumônier [Jean Lacan, cousin de Jacques] de cet hospice en sait quelque chose, lui qui est là, motivé par son respect pour ces travailleurs ou marginaux âgés, et qui, à l'extérieur, donne encore de son temps à de semblables à eux, dans la force de l'âge, et qu'il connaît bien. Il ne confond pas l'assistance religieuse pour laquelle il est officiellement là avec la spiritualité qu'il détecte, s'ignorant elle-même, chez les plus antireligieux et qu'il assiste avec la délicatesse et le tact de ceux qui ont foi dans l'homme - qu'il aime tel qu'il est, dans sa misère visible ou camouflée, jusqu'a sa dernière heure.
L'essentiel de l'éthique inconsciente de sa vie enracinée dès son enfance, par-delà les épreuves du travail et de son itinéraire d'adulte, chacun et chacune le garde. Aucun vieillard ne ressemble à un autre. Tous, hommes ou femmes, conservent l'image d'un des premiers êtres médiateurs de parole, celui qui l'a initié à aimer, à parler, à vivre avec les autres. Pour les hommes plus que pour les femmes, c'est la mère qu'à supplantée, lorsqu'elle leur fut bonne, l'image de l'épouse avec la mère confondue et idéalisée ; et puis ce sont les filles, oublieuses de leur vieux père, mais qui, chez celui-ci, centrent tous ses espoirs. Pour les femmes, c'est leur père, idéalisé, à défaut de fils, trop ingrat, ou qu'elles n'ont pas eu, ou que la mort a pris avant elles. C'est au souvenir de leur papa que se festonne le fil ténu de leurs émois du jour lent à s'écouler, de la nuit plus longue encore. Si ce n'est le souvenir de leur papa, c'est celui de quelque petit enfant lointain qu'elles n'ont pas vu depuis longtemps. Tous et toutes, c'est à un être aimé qu'ils et elles doivent de survivre, et dont ils aiment parler à ceux qui les écoutent, un être grâce à qui ne s'éteint pas la flamme vacillante de leur pensée, un être qui, par-delà les gratifications du corps, rares ou manquantes, la maîtrise des fonctions qui se perd, arrime ces cœurs humains, nés du désir, parfois de l'amour, et qui les garde vivants, attachés à un visage humain, disparu de leur réalité, mais ailleurs, nimbé de leur complice sourire intérieur, et qui les assiste dans leur déréliction physique d'abandonné.
Ce livre qui traite de la vieillesse et de la mort, ce livre, c'est un livre d'amour. C'est un témoignage de l'ineffable mystère de l'être humain, être de parole, qui, en rien, n'est semblable dans son destin au destin des autres créatures de cette terre. Ce livre, c'est un livre d'espoir.

Françoise Dolto
© ψ Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
© 1989 / 2007
Françoise Dolto