L'association
ψ
[Psi]
LE TEMPS
DU NON a pour but de favoriser la réflexion
pluridisciplinaire par les différents moyens
existant, la publication et la diffusion de matériaux
écrits, graphiques, sonores, textes originaux,
uvres d'art, archives inédites, sur
les thèmes en relation à la
psychanalyse, l'histoire et l'idéologie.
ψ =
psi grec, résumé
de Ps ychanalyse
et i déologie.
Le NON
de ψ
[Psi]
LE TEMPS DU NON
s'adresse à l'idéologie
qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance
délibérée,
est l'antonyme de la réflexion, de la raison,
de l'intelligence.
Ø
© Michel
Rotfus / 07 octobre 2013
Michel Rotfus
Paru sur son blog dans Mediapart
le 11 octobre 2013
Goce Smilevski, La Liste de Freud. «
Poétiser à Auschwitz » dit-il
Un
prétendu roman sur la cause des femmes ignorées, écrasées, bafouées.
Un
roman qui défend la cause des femmes bafouées ou adepte, su ou insu, de la
contre-révolution américaine conservatrice et puritaine ?
Faire de Freud un être abject,
semble être devenu une nouvelle manière pour certains auteurs de vouloir
acquérir un succès rapide et pour leur éditeur, de croire vendre du papier.
Nous savons la facilité avec
laquelle les mœurs se dissolvent devant l’appât du gain. Notre époque semble
être particulièrement favorable à ce relâchement moral, en particulier dans une
partie de la presse écrite qui rejoint le concert en oubliant toute éthique
professionnelle en procédant un battage paresseux[1] à l’occasion de la parution de l’édition française La Liste de Freud[2] de Goce Smilevski.
Personnage central du livre,
Adolfine Freud que l’auteur ou le traducteur, s’ingénie à nommer Adolfina,
l’une des sœurs de Sigmund, raconte et se raconte l’histoire de son malheur.
Aimée de son frère selon l’auteur sa préférée, et mal malaimée de sa mère, elle
sombre dans le malheur psychique et va chercher refuge dans un hôpital
psychiatrique. En fait, contrairement à ce qu’invente ou croit avoir compris
l’auteur, elle n’était pas la sœur préférée de Sigmund. C’était Rosa la
préférée. Au moment de tous les dangers, quand la menace nazie se fait plus insistante,
et que Sigmund cède aux pressions amicales et accepte finalement l’exil, il
abandonne Adolfine et ses trois autres sœurs Maria, Rosa, et Pauline à leur
destin autrichien, c’est à dire à la déportation et à la mort dans la chambre à
gaz. C’est un livre sur la névrose et la folie d’Adolfine, sur la psychanalyse
et la psychiatrie naissante, sur l’abandon, sur le malheur des femmes. Car
l’auteur adjoint à Adolfine et au récit de son destin de femme sacrifiée au
bien des parents, celui de Clara Klimt, la sœur du peintre. Il invente la
rencontre d’Adolfine avec Clara Klimt la sœur du peintre, dont il fait une
militante féministe enragée, ce que la vraie Clara Klimt n’a jamais été. Elle
devient sous sa plume, miracle de la fiction, une métaphore, celle de la
militante féministe qui part à la rencontre de femmes exploitées et des
ouvrières et va se retrouver brisée à force d’emprisonnement, de coups et
d’injures. Dans cette fiction, les deux femmes meurtries se rencontrent au Nid,
cet hôpital psychiatrique très peu conformiste, où elles connaissent une
liberté paradoxale, une respiration. « En
réalité, Adolfina n'a pas été internée pendant sept ans au Nid, je l'ai
inventé. » reconnaît l’auteur.
Internement imaginaire,
rencontre imaginaire. Troisième figure féminine qui croise l’histoire
imaginaire d’Adolfine, Ottla Kafka, sœur de l’écrivain qui elle aussi a dû se
battre pour exister dans l’ombre de son frère. On aura compris que Gorce
Smilevski, sensible aux théories du gender, s’émeut sur la situation de femmes
bafouées, écrasées, maltraitées, en mettant en exergue la lâcheté, la bassesse,
et la noirceur morale des grands frères. De celle de Sigmund Freud en
particulier. Ce qui donne un curieux montage pro-féminin, anti-freudien, et où
l’Extermination des juifs est instrumentalisée au nom de la cause des femmes
écrasées et maltraitées.
Alors à quelle sorte d'ami des
femmes opprimées avant nous à faire ici ?
Nous pouvons trouver la réponse
dans un article du Dr. Chawki Azouri psychiatre et psychanalyste qui, à propos
de ce livre, écrit dans l’Orient le jour, quotidien libanais d’expression
française :
« (…) Ce roman appartient à un
mouvement dont fait partie Michel Onfray (et d’autres antifreudiens
primaires) (…). Ce mouvement, apparu aux
États-Unis au milieu des années 1980, porte le nom de “Contre-révolution de
droite”. Dans The New York Magazine qui date de janvier 1999, Andrew
Sullivan décrit les buts de cette
contre-révolution menée par la droite chrétienne américaine au nom du
conservatisme et du puritanisme moral. Il s’agit d’éliminer les acquis des
années soixante, particulièrement la révolution de 68. La lutte de libération
des femmes, l’avortement, l’homosexualité, la psychanalyse, le freudisme,
l’hystérie, etc., tout ce qui promeut la protestation subjective contre la
machine du néolibéralisme alors à son comble.
Aujourd’hui, ceux qui salissent la mémoire de Freud font
partie, au su et à leur insu, de ce mouvement (…) Mais également pour la
désaliénation de l’homme de toutes les oppressions collectives qui le menacent. Et c’est bien pour cela que les dictatures et
toutes sortes de totalitarismes ont cherché à détruire la psychanalyse en
pourchassant les psychanalystes, en les persécutant, voire en les torturant
comme ce fut le cas en Amérique latine dans les années 70.
Il faut rester vigilant et savoir que défendre la psychanalyse n’est pas une question de promouvoir une
technique psychothérapeutique contre une autre, ni les querelles de chapelle
que cela entraîne. Défendre la psychanalyse, c’est défendre la liberté de penser. »
Je ne m’attarderai pas sur le
style de Smilevski dont chacun pourra juger la finesse dès la première page de
la première partie. Scène de présentation des dramatis personae, de casting dit-on aujourd’hui : « Ce jeune homme qui la caresse avec une pomme, qui lui
chuchote un conte de fée, qui lui offre un couteau, c’est son frère, Sigmund.
La vieille femme qui se souvient, c’est moi Adolphine Freud ».
À la lecture de ce livre je
n’ai pu m’empêcher d’aller de perplexité en colère, alors que s’imposaient les
mots de falsification, de manipulations perverses, d’obscénités.
« Sœur » ou « liste » ? C’est pas moi, c’est l’autre
Le titre de l’édition originale
en macédonien est « La sœur de Freud »
(Sestrata na Zigmund Frojd). Titre
repris dans les éditions en langues étrangères autres que françaises : Quinze,
vingt, vingt cinq… Chiffre qui varie comme les cours de la bourse, suivant les
journalistes dont l’enthousiasme le dispute à l’approximation. En France,
l’éditeur Belfond invente un nouveau titre : « La liste de Freud ».
La tactique est grossière :
tout le monde perçoit derrière Smilevski, Steven Spielberg, et derrière Freud,
Schindler. Autrement dit, Freud est transformé en un anti-Schindler. Oskar
Schindler qui était une personne avant d’être le personnage d’un roman puis
d’un film, a réellement réussi à sauver environ 1 100 Juifs promis à la mort
dans le camp de concentration de Plaszow, en dressant une liste de ceux qu’il a
arraché à l’extermination. Au moment où, pourchassé par les alliés comme nazi,
il ne s’enfuit avec son épouse qu’après avoir réuni « ses » juifs et leur avoir
dit adieu, il se voit offrir par ceux qu’il a sauvés, une bague en or portant
la maxime tirée du Talmud : « Celui qui sauve une vie sauve l'humanité tout
entière »[3].
À l’opposé, Freud. Selon
Smilevski, Freud aurait dressé et proposé aux autorités nazies une liste dont
il aurait choisi les bénéficiaires nom après nom. Dans le livre, sa sœur
Adolfine se souvient d’une scène du mois de mai 1938 où, terrorisée par sa
perception de la montée du péril, elle supplie, elle implore son frère Sigmund
de l’emmener avec lui en exil à Londres avec ses trois sœurs. Il suffit pour
cela d’ajouter son nom sur « la liste » avec celui de ses sœurs à côté de ceux
des autres membres de la famille, pour que toutes fussent sauvées. Mais Freud
ne lui répond pas. Il caresse deux statuettes de sa collection : un petit singe
et une déesse mère dénudée.
Pure invention, falsification
des faits, dénonce l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco[4] : il n’y a jamais eu de « liste » (sinon celle
proposée au Consulat anglais par l’ambassade des Etats Unis). Les autorités
nazis opposèrent une fin de non-recevoir aux demandes d’un visa de sortie pour
chacune des sœurs.
De nombreux documents relatent
ces faits qui sont connus de tous les chercheurs.
À la question qui lui est posée[5], sur la responsabilité de ce changement de titre,
Gorce Smilevski répond, de sa voix doucereuse : « C’est pas moi, c’est l’autre ». En l’occurrence, « C’est mon éditeur qui a fait ce choix d’un
nouveau titre, je n’y suis pour rien, je n’ai pu que le subir ».
Seulement voilà, la veille,
samedi 5 octobre, Paris Match publie
un entretien avec l’auteur, dans lequel Gorce Smilevski déclare, notamment : « J’ai eu l’idée de “La liste de Freud”
quand je me suis rendu compte que les biographes évitaient de mettre en
relation deux faits établis. D’abord, il était si célèbre qu’il pouvait partir
avec autant de personnes qu’il le souhaitait. Ensuite, on apprend au détour
d’une ligne que quatre de ses sœurs ont péri au cours de l’Holocauste…
Pourtant, il a emmené avec lui près de vingt personnes, dont ses servantes, sa
belle-sœur, son médecin et même son chien ! »[6].
« J’ai eu l’idée de la liste de Freud… »
Alors, Gorce Smilevski, quand
dites-vous la vérité ? Au Mémorial de la
Shoah, quand vous déclarez n’y être pour rien, et en clair, être la victime
d’un éditeur sans grand scrupule et aux dents un peu trop longues ? Ou bien à Paris Match quand, sans aucune pression
de quiconque, vous reprenez ce titre à votre compte ? Et, soyons clair : vous
ne pourrez pas vous retrancher derrière l’argument d’une mauvaise traduction :
vous vous exprimez très clairement en anglais. Ce que vous avez dit, vous l’avez
dit, d’une diction et d’un accent clairs, d’une voix doucereuse. Tout le monde
a parfaitement entendu et compris votre propos. Votre traductrice l’a très
fidèlement traduit.
Lequel de vous deux ment ? C’est pas moi, c’est l’autre !
L’autre Smilevski. Car vous êtes double. Il y en a toujours un pour dire le
contraire de l’autre. Et ceci n’apparaît pas seulement sur un point qu’on
pourrait penser être de détail, mais comme nous allons le voir, de façon
essentielle, structurelle : comme la structure même de votre argumentation, de
votre ligne de défense et de votre procédé d’explication de votre création
littéraire.
Je fais œuvre d’historien, j’écris la réalité historique.
Je fais œuvre littéraire, j’invente de la fiction
La « liste » de Gorce Smilevski.
Gorce Smilevski invente des
pseudo faits qui n’ont pas existé. On peut en dresser la liste : d’abord « la
liste ». Puis, dans le désordre, un Sigmund Freud masturbateur, bourreau
sadique de sa sœur suppliante caressant ses petites statues sans donner suite
aux supplications d’Adolfine. Un Freud égoïste et cynique préférant son
confort, c’est-à-dire préférant amener avec lui dans son exil à Londres ses
deux domestiques et son chien, plutôt que ses quatre sœurs qu’il sacrifie
froidement au bourreau nazi dont il se fait le pourvoyeur complice. Un Sigmund
Freud avorteur, froid et glacé, qui fait avorter sa sœur sans un mot de
réconfort. Une Adolfine internée dans un asile psychiatrique. La rencontre qui
n’a jamais eu lieu avec les sœurs de Klimt et de Kafka. Et, bouquet final, les
quatre sœurs réunies dans le même camp d’extermination à Theresienstadt, où
elle n’ont jamais été ensemble. Tout cela au nom du droit de tout écrivain à
inventer selon ce qu’il imagine.
Et après tout, pourquoi pas ?
Mais alors ; il ne faut pas en
même temps revendiquer la véracité historique. Car dans cette liste que je
viens de dresser, tantôt il déclare que c’est pure invention de sa part, qu’il
revendique pleinement. Comme Adolfine cherchant refuge au Nid, cet H. P. si particulier.
Et tantôt il revendique l’encrage historique dans des faits avérés.
Mais dans ce domaine, la
méthode Couet n’a jamais produit le début du commencement d’une preuve. Ce
n’est pas en répétant à satiété « c’est un fait », « je me fonde sur des faits
» que cela apporte la moindre preuve historique. On peut lire avec étonnement
ou amusement selon son humeur, l’extraordinaire leçon de méthodologie
historique que Gorce Smilevski, petit donneur de leçons prétentieux, donne à
l’historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco[7].
La méthodologie swilevskienne a
pour règle de la duplicité. Méthode pour mettre celle-ci en œuvre : déclarer
tout à la fois :
- « Les faits sont avérés »… je
revendique l’histoire, je m’appuie sur des faits, je fais œuvre d’historien[8].
- J’invente, je revendique le
droit à l’imagination à la fiction. Je fictionnalise le réel, ou plutôt un
pseudo réel qui n’a jamais existé.
Si bien qu’il se livre à un
chassé croisé du type du jet d’encre du poulpe : on lui dit qu’il distord la
réalité, se trompe, commet des erreurs factuelles, il répond qu’il œuvre dans
l’imagination.
Quand on souligne que ça n’est
qu’imagination, il se récrie que c’est fondé sur des faits avérés.
Et bien puisque ces faits sont
si avérés que cela, il n’y a pour notre “historien” imaginatif et fictionnel,
qu’à produire ses archives, citer ses sources, en établissant ainsi la preuve
indéniable de la justesse de ses propos et de la façon dont il combine ce lien
intime entre émotion et pensée, fiction littéraire et véracité historique. S’il
le peut…puisque ces « faits », quoiqu'il dise, n’existent pas !
Il le dit lui-même. Dans L'humeur vagabonde, émission de France
Inter où il était invité mercredi 18 septembre dernier, il transforme la
fiction en documents historiques avérés et dans le même temps, il scie la
branche sur laquelle il prétend s’asseoir. Kathleen Evin lui demande : « y a-t-il des documents sur les conditions
du départ de Freud ?
Réponse de Gorce Smilevski : Non, nous n'avons pas de document sur son
départ, sur les conditions de ce départ. (…) Je ne veux pas porter de jugement
sur Freud. C'est au lecteur de le faire. Je ne sais pas, on ne sait pas
pourquoi, il a fait ce choix… ».
Pas de chance et mauvaise
pioche Monsieur Smilevski : il existe plusieurs dizaines de documents connus de
tous les historiens.
Vous semblez tout simplement en
ignorer l’existence
.
Cette gesticulation rhétorique
apparaît alors dans sa crudité, et sa vacuité, comme un petit jeu pervers, sur
le terrain de la tactique intellectuelle.
Seule la méconnaissance de
l’histoire, de celle de la psychanalyse et de la vie de Freud comme de
l’histoire tout court, dont les journalistes aujourd’hui font la preuve, permet
à un aventurier de déclarer n’importe quoi et d’être cru et louangé par des
commentateurs ignares, pourtant supposés être suffisamment intelligents et
cultivés pour faire ce métier de journaliste. Mais je me trompe certainement :
journaliste, pour beaucoup d'entre eux, n’est plus un métier.
Ainsi, l’Express.fr sous-titre-t-il la photo de l’auteur : « Vienne, 1938. Freud refuse d'emmener ses
sœurs en Angleterre. Elles périront toutes dans un camp nazi: c'est cet épisode
tragique et méconnu de la vie du père de la psychanalyse que raconte Goce
Smilevski dans un roman fascinant. »[9]
Une vieille et bien vilaine rengaine antisémite : les victimes sont leurs
propres bourreaux…
Si Adolfine est bien le
personnage central du livre, celui-ci n’en fait pas moins un portrait de Freud
qui le dépeint comme un personnage odieux et détestable et du coup, discrédite
la psychanalyse comme le fruit monstrueux de ce père monstrueux[10].
« Ainsi, Freud, juif et inventeur de la psychanalyse, aurait démontré
sa barbarie et sa complicité implicite avec le nazisme. Smilesvki cherche, sans
même le savoir en vertu de la théorie de l’inconscient, à faire d’une pierre
deux coups :
1. un juif pouvait parfaitement livrer aux camps d’exterminations sa
propre famille,
2. la psychanalyse est l’œuvre d’un sadique pervers. (…) »
Intéressons-nous au premier de
ces deux points. Smilevski fait le
portrait d’un homme sacrifiant ses sœurs, pervers, sans état d’âme, sans amour,
c’est-à-dire quelqu’un privé de cette capacité d’identification à l’autre ;
quelqu’un pour qui, il n’y a pas d’autre, incapable de se représenter ses sœurs
dans l’altérité, incapable de penser sa généalogie et ses liens collatéraux.
Ce tableau d’un Freud pervers, sadique et narcissique est campé en 1938. A
cette date, quelle qu’ait été la barbarie du régime nazi à l’égard des juifs,
on ne peut se douter de ce que sera la mise en œuvre de la solution finale.
Mais Smilevski, par une sorte de court-circuit spatio-temporel, laisse
subrepticement, sournoisement entendre que Freud livre se sœurs au bourreau
nazi exterminateur.
Smilevski fait de Freud, un
juif responsable et coupable de la mort de ses quatre sœurs, de l’extermination
des siens. Il s’agit là d’un vieux refrain qu’on est étonné de trouver sous la
plume de ce macédonien apparemment post-moderne plein d’ambition universitaire
et éditoriale. Un vieux refrain déjà chanté par des antisémites notoires et
obstinés comme par exemple Bardèche. Mais l’archétype de cette logique perverse
se trouve dans la façon dont les exterminateurs vont se dédouaner de leurs
pratiques exterminatrices. Ainsi Rudolf Höss[11].
A la demande de ses avocats, dans l’attente de son jugement, il rédige son
autobiographie[12] dans laquelle il « raconte comment il est devenu le plus
grand massacreur de tout les temps. Et en l’occurrence, la perversion dont il
fait preuve dans son récit ne réside ni dans la négation de l’acte commis, ni
dans l’effacement des traces de celui-ci, ni même dans le rappel d’une
soumission à un ordre infâme, qui l’aurait transformé en une ordure, - comme le
fera Eichmann lors de son procès - mais dans un stupéfiante métamorphose des
causalités invoquées qui le conduit à croire, en toute sincérité, que les
victimes sont les seules responsables de leur propre extermination. Selon lui,
elles auraient voulu et désiré leur destruction. En conséquence, les bourreaux
ne seraient que les exécutants d’une volonté autopunitive des victimes,
désireuses elles-mêmes de se délivrer des perversions qui les caractérisent, du
fait de leur appartenance à une race impure. Höss peut apparaître à ses propres
yeux comme le bienfaiteur d’une humanité en souffrance, acceptant que les
déportés, coupables de vivre une existence inutile, lui offrent leur vie en se
précipitant dans les chambres à gaz (…) »[13]
C’est indéniablement de ce prototype de pensée que relève
l’incrimination qu’effectue Gorce Smilevski à l’égard de Freud.
Il nous dira ensuite, dans sa duplicité, et autant
qu’il le pourra « ce que j’ai dit je ne
l’ai pas dit. Vous ne m’avez pas compris, vous ne m’avez pas bien lu et
d’ailleurs vous ne m’avez pas lu »[14]. Il
démontre cependant par là que la post-modernité peut s’accommoder très bien du
recyclage des vieilles scies antisémites les plus répugnantes, et les plus
abjectes.
« Poétiser dans les chambres à gaz »
Mais en terme d’abjection, nous n’avons pas atteint
l’acmé. Goce Smilevski falsifie les faits historiques en réunissant les quatre
sœurs Freud dans le même camp, Theresientstadt ce qui est faux, et les faisant
gazer toutes les quatre ensemble dans un autre camp. En fait, Adolfine mourut
de dénutrition à Theresienstadt, le 5 février 1943, Paula fut gazée à Maly
Trostinec en même temps que Maria. Et Rosa Graf à Treblinka, en octobre 1942[15].
Il répond à cela en
revendiquant de nouveau son droit à l’invention. Il revendique le droit de
poétiser sur les Freud’sisters dans la chambre à gaz : « s’il est exact que les quatre sœurs sont mortes dans des camps
différents et dans des conditions différentes, j’ai cependant souhaité les
représenter faisant face à la mort ensemble car il m’avait semblait qu’une
telle évocation avait d’avantage de force poétique »[16].
Quelle force poétique en effet
la réunion des quatre sœurs Freud en un joli bouquet des quatre sœurs Freud
mourant sous l’effet du Zyklon B.
On est loin des interrogations
de Theodor Adorno sur la possibilité de poétiser après Auschwitz[17]. Et de la façon dont Paul Celan prenait au
sérieux et s’intéressait à la question d’Adorno, mais a voulu lui répondre et
lui opposer un démenti[18].
Loin aussi de Primo Levi, Imre
Kertész, ou Jorge Semprun discutant par leurs œuvres l’interrogation d’Adorno.
Le droit à poétiser ?
Certainement. Mais est-il sans limite ? Relève-t-il de cette ubris, de cette volonté de toute
puissance dont cet homme fait ici inconsidérément la preuve ? N’implique-t-il
pas une conscience éthique sur le possible et l’interdit en art ? N’y a-t-il
pas un sacré, un effroyable sacré où l’on ne peut que se taire ? Que l’on ne
peut transgresser ? Gorce Smilevski a-t-il pensé cela ?
Il n’a pas hésité à s’auto-déclarer
successeur de Deleuze et de Foucault. Prétendra-t-il maintenant être aussi
l’héritier de ces noms, Celan, Levi, Semprun, Kertész, qui mettent en œuvre la
pensée au plus noir de l’humain ?
On peut être saisi d’effroi
devant cette prétention à poétiser. Car avec cette mise en scène macabre et
cette prétention exorbitante, on est délibérément, irrémédiablement dans
l’obscène.
[1] L’AFP a, de façon peu compréhensible, publié un
commentaire laudatif et en a fait un événement et certains journaux l’ont
repris.
[2] Éd. Belfond, 2013.
[ 3] Michna, Sanhédrin 4:5
[4] Voir supra, Le Monde des livres du 20 septembre
2013.
[5] …et posée publiquement :
cela s’est passé ce dimanche après midi 6 octobre, au Mémorial de la Shoah qui organisait un après midi littéraire à
l’occasion de la rentrée littéraire. www.memorialdelashoah.org
[6] http://www.parismatch.com/Culture/Livres/GOCE-SMILEVSKI-FREUD-CE-FAUX-FRERE-532226
[7] “Les faits sont avérés. On les retrouve dans les biographies de Freud.
Mais son départ pour Londres où il terminera ses jours dans une confortable
demeure et la mort en déportation de ses quatre sœurs ne sont jamais mis en
relation”, explique à l’AFP Goce Milevski. Il revient longuement sur cela
dans son droit de réponse.
http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/non-freud-n-etait-pas-un-juif-141050
comme dans son entretien à Paris-Match!
[8] Œuvre d’historien reconnue et consacrée par le
journaliste de Paris Match qui, en Bouvard rendant compte d’un écrit de
Pécuchet, ose écrire : « …Goce Smilevski
a le don de mettre en lumière les grandes idées qui ont agité le monde tout en
les faisant vivre à travers des personnages de chair et de sang (…) « Moi, je
crois qu’on ne peut séparer l’émotion et la pensée, que les deux se nourrissent
l’une l’autre », glisse l’auteur. Tant pis si les gardiens du temple freudien,
comme Elisabeth Roudinesco, crient à l’hérésie. La bonne littérature emprunte
rarement les voies de l’orthodoxie … ».
Smilevski
historien de la MittelEuropa du début du siècle ? Ce journaliste semble tout
ignorer du Vienne fin de siècle de
11/10/13 de l’historien Carl Emil Schorske, couronné en 1981 par le prix
Pulitzer qui lui, fait autorité.
[9]
http://www.lexpress.fr/culture/livre/la-liste-de-freud-comment-sigmund-a-sacrifie-ses-sœurs_1282017.html
[10] http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/non-freud-n-
etait-pas-un-juif-141050
[11] Affilié au parti nazi
dès 1922, il entre dans la SS en juin 1934, et commence sa carrière au sein du
système concentrationnaire nazi en novembre de la même année. Il est commandant
des camps de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, le plus
vaste complexe du système concentrationnaire nazi, du 1er mai 1940 au 1er
décembre 1943, puis de nouveau entre mai et septembre 1944, période durant
laquelle la déportation massive des juifs hongrois a porté la machine de mort à
son paroxysme. Nazi convaincu, il fait preuve d'une totale obéissance aux
ordres de Heinrich Himmler concernant l'extermination des juifs, mais aussi
d’initiative, afin d'augmenter les capacités exterminatrices d'Auschwitz,
notamment en utilisant le Zyklon B les chambres à gaz.
[12] Rudolph Höss, Le commandant d’Auschwitz parle, La
Découverte/poche. 2005.
[13] Élisabeth Roudinesco La
part obscure de nous mêmes. Une histoire des pervers. Albin Michel, pp. 148-9.
[14] Comme il me l’a déclaré
ce dimanche 6 oct. au Mémorial de la Shoah quand j’ai publiquement mis en cause
sa posture perverse et son propos obscène.
[15] Dans un article cinglant paru dans le Monde des livres du 20 septembre 2013, L’épouvantable docteur Freud, Sigmund Freud
condamnant sciemment ses sœurs à la mort ? Un bien laid roman, Élisabeth
Roudinesco souligne les erreurs et contrevérités du livre. En particulier : « Adolfine mourut de dénutrition à
Theresienstadt, le 5 février 1943, Paula fut gazée à Maly Trostinec en même
temps que Maria, et Rosa Graf à Treblinka, en octobre 1942 ».
[16] http://www.mediapart.fr/files/Goce_Smilevski_reponse_à_Élisabeth_Roudinesco.pdf
[17] Prismes, Payot, 1986, Dialectique
négative, Payot, 1978.
[18] Voir Philippe
Lacoue-Labarthe, La poésie comme
expérience (Bourgois, 1986) et Enzo Traverso L’histoire déchirée.