© P.
Denis Dupont-Fauville
/ 23 septembre 2009
Cinéma
au Collège des Bernardins *
Volker
Schlöndorff - Der neunte Tag
(Le
neuvième jour)
par
P.
Denis Dupont-Fauville
Voici un film courageux, dont le prodigieux sujet est
tiré d’une histoire vraie. En février
1942, l’abbé Jean Bernard (le film
change son nom en celui de Henri Kremer), prêtre
de l’archidiocèse de Luxembourg,
est relâché du camp de Dachau où
il était détenu dans le Pfarrerblock,
le « bloc des prêtres ».
De retour chez lui, alors qu’il se croit
libre, la Gestapo lui révèle que
cette libération n’est que conditionnelle.
Il a en réalité huit jours pour
convaincre son archevêque de signer une
déclaration favorable au IIIe Reich. S’il
essaie de fuir, sa famille et ses confrères
de Dachau seront exécutés. S’il
échoue, il retournera à Dachau.
Jean Bernard refusa de collaborer et retourna
à Dachau. Il en sortira vivant par miracle
et continuera son ministère à la
tête de l’office catholique du cinéma.
Un cinéaste allemand protestant qui tourne
un film sur un prêtre cinéphile victime
du nazisme, voilà qui suffirait à
donner le vertige. Mais en se concentrant sur
cette semaine de « permission »
hors de Dachau, au sujet de laquelle Bernard n’a
laissé dans ses souvenirs qu’une
évocation lacunaire, Schlöndorff s’attache
surtout au cas de conscience d’un croyant
qui, sortant de l’enfer, doit choisir d’y
retourner à moins de servir le régime
des bourreaux. Face au prêtre, un jeune
officier de la Gestapo, Gebhardt, qui a pour sa
part lucidement choisi le pouvoir de l’oppression
plutôt que l’abnégation de
la foi, essaiera tout au long de la semaine de
le convaincre de trahir, en utilisant des arguments
non seulement humains mais aussi théologiques.
Impossible de décrire tout ce qu’un
tel film contient. Pour nous en tenir à
quelques notations cinématographiques,
soulignons d’abord la puissance de la séquence
initiale qui, en quelques plans d’une extrême
sobriété, décrit l’arrivée
des prisonniers à Dachau. D’emblée,
le spectateur se retrouve plongé dans l’humiliation
imposée aux prisonniers. Le regard de la
caméra se confond rapidement avec celui
du héros, ne percevant plus les scènes
que par des détails successivement éprouvés
comme autant de gros plans, sans autre lien que
des contrastes ou des enchaînements que
rien ne peut laisser prévoir et qui présentent
pourtant un caractère inéluctable.
Les événements défilent,
sans rémission, sans possibilité
d’envisager autre chose, figeant la salle
dans la même stupeur abasourdie que celle
des prisonniers du bloc.
De même, lors de l’épisode
à Luxembourg, qui forme la plus grande
part du film, certains des moments familiaux,
où l’abbé Kremer se retrouve
au milieu des siens, semblent particulièrement
réussis : c’est le cas par exemple
du dîner, lorsque ses frère et sœur,
cherchant à rester dignes malgré
leur dénuement imposé et les menaces
qui pèsent sur eux, le voient avec effarement
se jeter sur sa gamelle, comme quelqu’un
qui n’a plus eu de soupe depuis bien longtemps.
Ou encore, lorsque sa sœur le déchausse
pour lui laver les pieds à son arrivée,
avec des gestes très simples de sollicitude
affectueuse, Schlöndorff réussit le
tour de force de conjoindre l’effarement
de cette femme qui découvre l’état
des pieds de son frère, la stupéfaction
de ce dernier devant ces gestes de tendresse qui
peuvent de nouveau lui être adressés
et la surprise du spectateur constatant l’écart
irrémédiable créé
entre ces deux êtres si proches l’un
de l’autre.
Plus encore, un grand soin est apporté
aux éclairages, avec un affrontement entre
lumière et ténèbres qui évite
les associations trop faciles ou systématiques,
aux « rimes » entre les
passages où certains motifs sont repris
et déclinés de manière différenciée,
à la construction de certains plans qui
associent un cadrage serré et des couleurs
indéfinissables, ni tout à fait
en noir et blanc ni vraiment en lumière
naturelle. Sous des modalités diverses,
la question oppressante de savoir comment un cœur
peut continuer à battre (au propre et au
figuré) dans un univers soumis à
la force répond à la progression
dramatique de scènes qui ne peuvent exister
que parce que s’y affrontent des libertés,
à l’émancipation progressive
de celui qui est livré en otage à
la terreur, à l’ouverture inattendue
de huis clos qui, toujours, se terminent « trop
tôt ».
Il est d’autant plus regrettable
de devoir formuler quelques réserves. Sans
relativiser le poids du film, celles-ci empêchent
sans doute de voir en lui un pur chef d’œuvre.
Elles relèvent de trois catégories
différentes. D’abord l’évocation
de certaines problématiques, parfois trop
« plaquées » dans
la bouche des personnages : ainsi, lorsque
l’évêque traite la question
du silence de Pie XII, sa position, si elle semble
correspondre à ce que le recul historique
nous permet aujourd’hui de dire, sonne faux
car trop « écrite »
pour être formulée telle quelle ;
de même, les discussions autour de Judas,
si elles se comprennent sur le fond, renvoient
de beaucoup trop près à des débats
strictement d’aujourd’hui.
Ensuite certaines scènes qui correspondent
malheureusement à des clichés attendus
ou à des attitudes invraisemblables, qu’il
s’agisse du frère et de la sœur
batifolant dans leur jardin enneigé juste
avant l’instant tragique de leur séparation,
ou du prêtre de retour à Dachau et
partageant consciencieusement une saucisse, souvenir
de sa permission, sous le regard ému de
ses codétenus.
Enfin et surtout, piégé peut-être
par la dialectique dont il veut rendre compte
entre le bourreau et le martyr, le réalisateur
nous semble avoir parfois délaissé
le point de vue de son héros pour adopter
le regard de son tortionnaire, avec des images
non dénuées à l’occasion
d’une certaine complaisance. Qu’il
suffise d’évoquer le plan, au début
du film, où un Obersturmführer assassine un prêtre polonais à coups de
barre de fer sur le crâne, ou, à
la fin du récit, celui de l’officier
nazi brandissant avec frénésie et
impuissance son arme contre la tempe du prêtre,
lorsqu’il découvre que ce dernier
l’a joué.
Au total, et même si certaines réserves
surgissent à l’examen, c’est
l’honneur du cinéma que de pouvoir
traiter de tels sujets. Quelles que soient les
croyances des spectateurs, il est assurément
impossible de ne pas ressortir bouleversé
de ce film. Le fait qu’il n’ait pu
être distribué en France, cinq ans
après sa parution, en dit long à
la fois sur l’ignorance française
du cinéma européen et sur notre
incapacité à aborder certaines problématiques
fondamentales. En venant lui-même présenter
son oeuvre le 23 septembre dernier aux Bernardins,
dont la salle accueillait pour l’occasion
de nombreuses personnalités (de Jack Lang
à Bertrand Tavernier), Volker Schlöndorff
a fait au public parisien plus qu’un cadeau :
il lui a livré une part de lui-même
et permis de réfléchir à
frais nouveaux sur ce qui fait que la vie vaut
la peine d’être vécue.
P. Denis Dupont-Fauville +