Psychanalyse et idéologie

Psi . le temps du non

Jennifer  Shuessler

Le livre qui dresse le portrait d’Eichmann sous les traits du Mal, mais pas banal

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Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte

Samuel Beckett • « L'Innommable »

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Uspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n'a le droit de rester silencieux s'il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l'âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.  

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s'adresse à l'idéologie qui, quand elle prend sa source dans l'ignorance délibérée, est l'antonyme de la réflexion, de la raison, de l'intelligence.

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Le livre qui dresse le portrait d'Eichmann

sous les traits du Mal, mais pas banal

par

Jennifer Schuessler

New York Times sept. 2., 2014

 

Cf. aussi en anglais :

http://www.nytimes.com/2014/09/03/books/book-portrays-eichmann-as-evil-but-not-banal.html?_

et

http://juger-eichmann.memorialdelashoah.org/annexes/les-acteurs-du-proces.html

 

 

Plus de 50 ans après sa publication, le « Eichmann à Jérusalem » de Hannah Arendt demeure durablement controversé, accumulant une longue liste de critiques qui continuent d’invalider sa description du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann comme un modèle de “banalité du mal”, un bureaucrate non sanguinaire, quasi stupide, qui “n’avait pas conscience de ses agissements”.

Bettina Stangneth, l’auteur de « Eichman avant Jérusalem : La vie non analysée d’un meurtrier de masse », publié dans une traduction anglaise cette semaine par Alfred A. Knopf, n’a pas manqué de se joindre à ces critiques. Philosophe indépendante vivant à Hambourg, intéressée par la nature du mensonge, elle entreprit dans les années 2000 d’écrire une étude d’Eichmann, chef des questions juives sous le Troisième Reich, jugé en Israël en 1961, à la lumière du matériel découvert ces dernières décades.

C’est ainsi, en lisant parmi les abondants souvenirs et autres témoignages qu’Eichmann produisit alors qu’il se planquait en Argentine après la guerre, que Bettina Stangneth tomba sur une longue note écrite par lui et, défiant la philosophie morale d’Emmanuel Kant, qui allait à l’encontre du concept, par Arendt, de l’“incapacité de penser” d’Eichmann.

“Trois jours durant, je suis restée assise à mon bureau, à méditer cela”, dit Bettina Stangneth, lors d’une interview téléphonique à son domicile. “J’étais complètement choquée. Je ne pouvais croire que cet homme était capable d’écrire une chose pareille.”

Le livre de Bettina Stangneth fait état de ce document et d’une montagne d’autres pour montrer que ce que disent des chercheurs est irréfutable, à savoir qu’Eichmann, pendu en 1962, n’était pas le fonctionnaire suiveur d’ordres dont il se revendiquait, mais un zélé fanatique national-socialiste.

Que des précédents chercheurs aient sérieusement ébréché l’argumentaire d’Arendt, Bettina Stangneth, elle, le fait “voler en éclat”, dit Deborah E. Lipstadt, historienne à l’Université Emory et auteur en 2011 d’un livre sur le procès Eichmann.

Les faits relatifs à Eichmann en Argentine furent diffusés au compte-goutte, “mais Bettina Stangneth, elle, met vraiment de la chair sur les os”, dit le Dr Lipstadt.

“Cet individu ne s’est pas contenté de n’accomplir que correctement un sale boulot, c’est au contraire quelqu’un qui a joué un rôle crucial et l’a fait avec un engagement sans réserve.”

Tout en maintenant que la prestation d'Eichmann à la barre a leurré Arendt, morte en 1975, Bettina Stangneth la considère, moins comme un repoussoir qu’en tant que collègue intellectuelle éminente.

“Mon projet n’était pas d’écrire un livre d’historienne, mais juste de contrer Arendt à partir de faits historiques”, dit Bettina Stangneth. “Pour comprendre un tel Eichmann, vous devez vous y mettre et penser selon lui. Et c’est cela, un travail de philosophe.”

« Eichmann avant Jérusalem », basé sur une recherche dans plus de 30 dossiers d’archives, contient suffisamment de faits probants, y compris cette révélation selon laquelle Eichmann, en 1956, rédigea une ébauche de lettre ouverte à l’intention du chancelier d’Allemagne de l’Ouest, Konrad Adenauer - une mine d’or découverte par Bettina Stangneth parmi les souvenirs d’Eichmann dans les archives d’État de la RFA - dans laquelle il se proposait de rentrer en Allemagne pour y passer en jugement.

Dans son livre, Bettina Stangneth décrit le réseau d’après-guerre, étonnamment déployé pour couvrir Eichmann, de même, la répugnance de hauts fonctionnaires ouest-allemands - qui savaient où était Eichmann bien avant 1952, selon les documents confidentiels publiés en 2011 par le tabloïd Bild - pour le porter, lui et d’autres anciens nazis, devant la justice.

De telles révélations firent les titres quand, en 2011, le livre de Bettina Stangneth parut en Allemagne, le 50e anniversaire du procès Eichmann contribuant à réactiver le débat à savoir : le gouvernement allemand d’après-guerre avait-il fait une rupture totale avec le passé ? (Le dossier de 3.400 pages sur Eichmann conservé par les Services Secrets allemands, le BND, est aujourd’hui accessible.)

Mais l’épicentre de « Eichmann avant Jérusalem », traduit en anglais par Ruth Martin, est un portrait détaillé d’Eichmann, du cercle des anciens nazis et de son environnement de sympathisants nazis en Argentine, établi en grande partie sur des matériaux déjà disponibles aux chercheurs, mais jamais entièrement ou systématiquement exploités.

“Nous perdons un temps considérable à courir après des documents nouveaux, pourvu qu’ils soient spectaculaires”, dit-elle. “Nous ne nous sommes pas investis dans le matériel que nous possédons déjà, ni ne l’avons examiné attentivement.”

La documentation s’élève en une véritable montagne. Les dépositions d’Eichmann à Jérusalem se chiffrent par des milliers de pages de transcriptions, notes et textes manuscrits, sans compter les souvenirs qu’il produisit après le procès.

Bettina Stangneth, s’étayant du travail des chercheurs, collecta ce que l’on appela Journaux d’Argentine, un fatras de plus de 1.300 pages de souvenirs manuscrits, notes, transcriptions d’interviews secrètes d’Eichmann en 1957 avec Willem Sassen, journaliste hollandais et ancien nazi vivant à Buenos Aires.

Un embrouillamini de copies incomplètes des transcriptions de Sassen, disséminées dans trois dossiers d’archives allemandes, connues depuis longtemps par les chercheurs, furent présentées comme preuves, mais avec parcimonie, lors du procès Eichmann qui les récusa comme “racontars de pub”. (Deux brefs extraits parurent aussi dans Life Magazine.)

Bettina Stangneth découvrit des centaines de pages de transcriptions jusqu’alors inconnues dans des dossiers mal étiquetés. C’est ainsi qu’elle trouva la preuve que le cercle de Sassen comptait plus de gens que les chercheurs avaient jusqu’alors dénombrés, et parmi eux Ludolf von Alvensleben, ancien adjudant d’Heinrich Himmler, dont certains, a-t-elle constaté, étaient passés inaperçus.

 Ensemble, tels que les décrit Bettina Stangneth, ces hommes formaient une sorte de club du livre pervers lors de rencontres quasi hebdomadaires au domicile de Sassen, dans le but de faire émerger un récit de l’Holocauste pour le public, discutant chaque livre et article qui pouvaient leur tomber sous la main, y compris ceux rédigés par des auteurs “ennemis”. Leur objectif était de fournir les supports d’un livre qui démontrerait l’Holocauste en tant qu’exagération juive - “le mensonge des 6 millions”, comme l’avait propagé une publication nazie d’après guerre en Argentine. Mais Eichmann avait un autre but, contradictoire : revendiquer sa place dans l’histoire.

Les faits et chiffres confirmant l’ampleur des tueries s’accumulèrent, pendant qu’Eichmann relatait les rigueurs de ce qu’il appelait (sans ironie, note Bettina Stangneth) son “emploi”.

Bettina Stangneth cite une longue diatribe d’Eichmann sur son “devoir de notre sang” - “Si 10.3 millions de ces ennemis ont été tués”, déclara-t-il en parlant des Juifs, “alors nous aurons accompli notre devoir” -, ce qui ébranla les auditeurs enclins à l’indulgence.

“Je ne peux rien vous dire de plus, car c’est la vérité !”, déclara Eichmann. “Pourquoi la dénierai-je ?”

Pour le cercle Sassen - écrit Bettina Stangneth -, cette diatribe marqua la fin de la vision d’un Eichmann qui aurait voulu l’aider à justifier le “pur National-Socialisme” contre les charges calomniatrices de ses ennemis. Pour Eichmann, les entretiens avec Sassen furent un habile procédé devant Jérusalem, où son questionneur - écrit Bettina Stangneth - nota son ingéniosité, bien qu’au service d’une image très différente de lui-même, à répondre aux questions historiques.

Si selon plusieurs historiens Arendt, comme bien d’autres, fut grugée, la prestation d’Eichmann lui donnait néanmoins un éclairage utile sur la mentalité de maints d’entre ceux qui pratiquèrent la tuerie sur le terrain.

“Le prototype était bon, mais pas l’individu”, dit l’historien Christopher R. Browning, auteur de « Des hommes ordinaires », étude importante de 1992 sur un bataillon de police allemand qui tua des milliers de Juifs en Pologne. Il y eut toutes sortes de gens qui affirmaient ressembler à Eichmann, ce pourquoi sa stratégie a fonctionné.

À l’écoute d’Eichmann à Jérusalem, Arendt y entendit une “inaptitude à penser”. À l’écoute d’Eichmann avant Jérusalem, Bettina Stangneth y vit un maître manipulateur habile à retourner contre eux-mêmes les arguments de l’ennemi.

“En tant que philosophe, vous voulez privilégier le fait de penser comme quelque chose de beau”, dit-elle à Arendt. “Vous ne voulez pas penser que quelqu’un, tout aussi capable de penser, n’aime pas ça.”

 

 

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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