Psi . le temps du non
 
Il est plus facile d'élever un temple que d'y faire descendre l'objet du culte
Samuel Beckett • « L'Innommable »
Cité en exergue au « Jargon de l'authenticité » par T. W. Adorno • 1964

© ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON/ Roger Meigney / Mars 2008

Une psychanalyse...

 

Un jour de mai 1978 ou peut être de juin, j’avais rendez-vous chez une dame un soir à 18 h, c’était un lundi. Depuis plusieurs semaines, son numéro de téléphone était inscrit sur mon carnet sans que je ne l’utilise. Il m’avait été passé par une Amie que j’avais rencontrée quelques années auparavant. Une co-location, avec un couple de ses amis d’alors, de week-end et de vacances dans l’Yonne, à deux heures de Paris, permettait de nous retrouver dans le cadre agréable d’une ancienne forge. La maison était assez grande pour que chacun puisse s’y reposer, y travailler ou plus simplement y vivre, ou encore se promener autour des trois étangs en chapelet qui constituaient le charme de cette retraite, sans ressentir la gêne de la présence des autres. Cette situation géographique était propice pour que de nombreuses personnes - des amis comme nous avions coutume de dire à cette époque car nous étions évidemment tous des amis - viennent le week-end profiter du printemps et enrichir les conversations de leurs présences singulières. Cet aréopage assez hétérogène trouvait pourtant son point commun de fixation autour de la psychanalyse…

Depuis quelques années, alors que je venais de terminer mes études, un mal étrange me rongeait depuis plusieurs mois, une sorte de mélancolie, accompagnée d’irruption soudaine, dans n’importe quelle circonstance, de cloques tumescentes sur tout le corps et les lèvres, qui me défiguraient et m’obligeaient à des démangeaisons. L’ambiance familiale n’était pas fameuse à cette époque, tendue et agressive, et c’est avec une certaine terreur que j'envisageais mon immersion dans le monde du travail. J'étais tenu de devenir le jeune futur cadre qui correspondait à l’ambition de mes études. Quelques années en arrière, j’avais été fier de parader boulevard St Michel avec mes copains de banlieue, dans un blazer et pantalon de flanelle doublé aux genoux, et de jouer au tennis tout de blanc vêtu à la Grenouillère du parc de Sceaux. Cette dernière année de mes études je me présentais vêtu d'un vieux parka, la tête sous un bonnet noir surmonté d’un pompon rouge, et en jean comme tous les jeunes adultes de ma génération. Un jour de juin, alors que mon Père m’exhortait de chercher du travail, je lui répondis que je voulais partir aux États-Unis, et je reçus une baffe. J’ai alors attendu qu’il soit parti travailler à son usine, ai téléphoné au professeur de psychosociologie de l’établissement où je venais de finir mes études. Cette jeune femme exerçait sur moi un très fort attrait intellectuel, une séduction contre laquelle je ne songeais même pas à me défaire, et dont d'ailleurs je n’avais aucune conscience, puisque je n’avais jamais connu un tel sentiment diffus jusqu’alors. Elle m'a proposé de venir chez elle si je le désirais. J'ai pris une valise, ai entassé quelques affaires et suis parti sans que ma Mère n’essaye ou ne puisse me retenir. C’est ainsi que je fus brutalement plongé dans une atmosphère et des relations dont mon éducation, mes études et la banlieue ou je vivais, m’avaient préservé. Du jour au lendemain mes cloques et autres démangeaisons avaient disparu. Je respirais enfin, sans avoir à me gratter avec un peigne ! Quelques semaines plus tard, je me retrouvais à Dinard comme animateur dans un Centre d’Échange International, grâce à l'un des amis de mon hôtesse, que je nommerais aujourd’hui, une jeune marâtre. Je n’avais jamais rien animé de ma vie, mais pourquoi ne pas essayer. Rencontre d’une jeune allemande, crise de nerfs de ce fameux “ami” dont j’appris en même temps qu’il était homosexuel. Renvoi du Centre avec lui, départ pour le Sud avec deux jeunes femmes rencontrées dans ce Centre (tout le monde allait dans le Sud à ce moment là !)... puis retour et trois chambres de service Bd St Germain en septembre... version Rimbaud et Verlaine se mettent en ménage. Plus tard, à défaut de pistolet se sera un couteau. En attendant cette scène pathétique, où j’étais entre deux jeunes femmes qui m’aimaient et un homme éconduit et frustré, je découvrais les coulisses du théâtre… etc. etc. Durant cinq ans j’allais de scène en scène, soit comme machiniste, soit comme électricien. Je m’essayais à l’apprentissage du métier d’acteur, où j’aurais pu réussir si j’avais su persévérer. Plus tard j'ai vécu avec une jolie danseuse à Montmartre, tandis que la queue de la comète de mai 68 finissait ses derniers défilés commémoratifs et mortuaires dans les rues de Paris. Ma vie n’était ni insouciante ni romantique, ni de bohême, comme l'auraient voulu  les chansons la coutume. Je n’ai jamais vendu une peinture ou dit des vers pour me payer un repas, j’allais à l’Opéra de Paris ou à la Comédie Française, c’était plus simple, il y avait toujours du travail et je travaillais, enfin j'assurais l'ordinaire… Au bout de quelques années, j'ai commencé à tourner en rond, j’étais exténué sans savoir pourquoi, et les repères, les objectifs, ce qui m’avait maintenu, s’écroulaient insensiblement... j’inventais toujours un intérêt pour quelque chose d’autre qui me faisais dériver vers d’autres objectifs dont j'ignorais qu'ils étaient illusoires. J’avais quitté ma belle danseuse un jour de septembre, elle pleurait silencieusement en remplissant les cartons, la lente folie insidieusement me guettait, une douleur ancienne, une colère... Un mal dont je ne percevais pas la cause m’avait transformé en brute. Je me croyais libre, alors que le gouvernail ou la quille de mon “bateau ivre” était brisés, tandis que je continuais de flotter au gré des courants, avec le risque de devenir dangereux pour moi, car je l’étais déjà devenu pour les autres… Cinq années s’était écoulées.

Jusqu’au jour où la bienveillance de cette Amie de la maison de l’ancienne forge au trois étangs dont elle fut l’instigatrice grâce à des petites annonces me rattrapa par la manche…

C’est ainsi que je me suis trouvé soudainement mêlé à cet aréopage assez hétérogène dont le point principal de fixation était la psychanalyse. M. était déjà psychanalyste tandis que la plupart de nos invités étaient analysants. J’étais le seul, parfaitement ignorant de cette pratique. C’est ainsi que j’entendis pour la première fois des noms : École Freudienne, Institut de Psychanalyse... et ceux des principaux membres qui animaient ces groupes, J. L., F. D., S. F., F. P...

Toutes nos conversations à cette époque tournaient autour de la psychanalyse. Parfois, l’une parmi nos amis racontait une anecdote tirée de l'une de ses séances et racontait un point qui lui semblait important ou cocasse, ou l’admiration était perceptible, quand son analyste avait levé une séance de façon qui lui avait semblé inattendue, par une remarque qui l'entretenait jusqu'à la prochaine séance dans une sorte de pâmoison visible dans son regard attendri. Témoin de ces récits je me disais il doit être “sympa” ce J. ! À cette époque j’ignorais tout du concept de transfert…

Un lundi de mai ou juin 1978, j'ai poussé la lourde porte de l'immeuble de Madame F., avec une appréhension doublée d’une certaine excitation nerveuse. J’allais enfin pénétrer dans le mystère dont j'entendais parler depuis plusieurs mois…

Quelques années auparavant, lors d’une conversation avec un camarade d’adolescence, et dont le sujet m’échappe aujourd’hui, je ne sais quel méandre de la pensée me fit lui avouer que j’aimerais bien savoir comment “Je” pense. Puisque ce n’était pas le “Je est un Autre” d’A. Rimbaud dont je m’inspirais… d’où me venait alors cette réflexion ? Et quel événement de cette époque avait pu la susciter ? Peut-être était-ce un livre de P. Daco - « Les victoires de la psychanalyse » ou quelque chose du genre - qui m’était tombé entre les mains. Mais sa lecture était si compliquée pour mes aptitudes intellectuelles que je n’en avais lu que quelques pages, à peine au-delà de l’introduction…

Lorsque la porte s’ouvrit je fus surpris de voir une silhouette puissante dans son encadrement.  Avec un sourire aimable et grave, Madame F. s’effaça de l’embrasure et m’invita à rentrer.

Après… Je ne sais plus rien de cette première séance tant l’émotion et l’intimidation avaient été grandes lors de cette rencontre. Elle m’invita à revenir le jeudi suivant. Si j’essaie aujourd’hui de me remémorer mon état lorsque je me suis retrouvé sur le palier, seul le souvenir de n’avoir pas pris l’ascenseur me reste. J'ai doucement descendu l’escalier, comme pour maintenir le goût et la forte impression de cette première séance, probablement avec un air rêveur, rassuré d’avoir pu vaincre ce à quoi, quelques mois auparavant, je n’aurais pas pensé à accéder, car ni mon éducation ni ma culture d’alors n’étaient préparées à une telle aventure. Rentré chez moi encore bouleversé par ce que je croyais être une audace, j'ai téléphoné à mon Amie, tout fier de lui apprendre que j’avais franchi la barrière de la première résistance, et j’entends encore son rire à l’annonce de cette action qu’elle avait su imminente…

Peu de temps après, le groupe que nous avions constitué autour de la maison des trois étangs s'est dispersé. J’avais enfin trouvé, grâce à ces quelques mois, un lieu ou j'allais pouvoir parler de ma difficulté de parole et d’être. Ma cure commença par une séance, puis rapidement deux, puis trois fois par semaine, et c’est ainsi que, durant neuf ans, mes pas me conduisirent dans la salle d’attente où je venais, d'une humeur soumise, au rythme des événements de ma vie.

Les débuts furent enthousiastes mais aussi difficiles, car très rapidement mon histoire familiale, les douleurs connues ou inconnues, furent vite le sujet central de ces séances. En résumé, je devais remettre de l’ordre dans une histoire chaotique, incompréhensible, aller voir dans l’armoire normande familiale lourde de tant de secrets, tant de silences, de résignations, d’humiliations, peut-être aussi de rancœurs, qui avaient empoisonné ma vie au point de ne pas savoir trouver un sens à mon existence erratique, ou d'y renoncer. Durant toute cette période, où j’étais assujetti à ce travail, je suis resté stable, car le devoir de subvenir à cette “servitude volontaire” m’a obligé a des rentrées d’argent régulières, pour assurer ce qui avait pris dans ma vie une telle importance et avait gommé toutes mes prétentions à vouloir devenir je ne sais quoi d’illusoire. Et cela était bien ainsi. J'ai appris mon métier de technicien de théâtre, métier que je continue d’exercer, en même temps que je guérissais d’un mal dont je n’avais pas imaginé l’existence ni la gravité…

Les quelques mois qui ont précédé ma sortie de cure ont été tout aussi difficiles à vivre. Je commençais à ressentir une certaine lassitude de ce travail, de la dépendance et du rythme auquel il m’avait assujetti. Je comprenais moins la nécessité de continuer et le désir de retrouver mon “autonomie” commençait à se manifester dans les séances. Un soir Mme F. me fit savoir que je n’aurais pas à venir la semaine prochaine. Je restai quelques instants partagé par la stupéfaction, l’émotion et le plaisir d’une telle nouvelle. L'aventure était finie. Avant de nous dire au revoir elle m’invita, si je le souhaitais, à venir assister au séminaire qu’elle donnait régulièrement dans le cadre de l’école qu’elle avait créée et qu'elle dirigeait. J'y suis venu une fois. La salle était toute en longueur et les derniers rangs étaient occupés par des personnes que j’avais croisées durant des années dans la salle d’attente. Comme je n’avais pas l’intention de devenir psychanalyste, je ne suis pas revenu. J'ai revu Mme F. une fois, pour lui offrir des pâtes de fruits à Noël... puis les vœux que je lui présentais régulièrement me permettaient de lui donner succinctement de mes nouvelles et j’étais heureux de recevoir une carte en retour où apparaissaient souvent, délicatement dessinées, des fleurs. L'été 2004, je fus stupéfait d’apprendre sa disparition deux ans après. En lisant la lettre qui m’annonçait sa mort, je me suis remémoré les moments forts du travail et des événements que j’avais vécus et dont elle fut un témoin privilégié, attentif et inflexible.

Bien entendu, durant toute mon analyse, j’ai lu des livres sur le sujet, et ma bibliothèque comprend encore un certain nombre d’ouvrages traitant de la théorie, en majorité les œuvres de S. Freud, ainsi que les Écrits 1 et 2 et quelques séminaires de J. Lacan. J’ai toujours pensé que S. Freud était un grand écrivain et dès la première lecture; j’ai été frappé par sa grande honnêteté intellectuelle et la clarté de sa pensée. Quant à J. Lacan, je n’y comprenais rien, mais sa manière d'écrire me fascinait, et les graphes dont étaient parsemés les séminaires y ajoutaient quelque chose de mystérieux. À cette époque, je n’entendais parler que de lui, à tel point qu’un jour, lors d’une séance, alors que je le citais, Mme F. me fit fermement cette réflexion, selon laquelle je venais pour parler de moi et non de lui. Cela a immédiatement calmé cet intérêt et j'ai poursuivi ce travail sans me préoccuper de ce qui se disait et s’écrivait autour de la théorie analytique. Dans le fond, cela était très bien ainsi, car cela me permettait de vivre ce que j’avais à vivre sans me soucier de qualifier le contenu théorique de mes actes et ainsi d’en déduire mes propres idées ou interprétations sur la façon dont évoluait ma cure, et de tirer moi même les conséquences des événements qui la ponctuaient. Si un jour il me prenait l'envie d’en savoir plus, il ne tiendrait qu’à moi de faire la démarche nécessaire.

Pour être parfaitement honnête dans l’exposé de ces souvenirs, je dois dire que mon Amie M. a toujours été présente, m’a encouragé et a su m’éclairer lors de certains passages difficiles, dont elle m'ouvrit le sens de façon à affermir mon désir de persévérer. À ce propos, il me reste toujours dans l’esprit ce dont chacun des analysants à sans doute pu faire l’expérience, ces moment ténus qui, après des jours et des jours, sont occupés à dire ou à ne pas pouvoir dire ce qui anime la vie au présent et la rend mal aisée. Cet agacement de la répétition épuisante tout d’un coup éclate comme une bulle et se dissout au détour d’une phrase que l’oreille attentive de l’analyste saisit et renvoie en une brève ponctuation. Sentiment merveilleux d’avoir accompli un pas supplémentaire, impression que l’aiguille qui en patinant usait le sillon du disque de la parole, s’était enfin déplacée pour donner à entendre la suite au moins jusqu’à la prochaine étape. Moments exaltants qui me restent comme un plaisir de la reconstruction et de l’affermissement de soi.

Bien que me tenant à distance, volontairement, puisque mon désir n’a jamais été de devenir à mon tour un passeur d'analyse, j’ai participé dans la mesure de mes moyens à la vie de la revue sur laquelle vous lisez ce texte. Cette publication m’intéressait, au moins au titre de l’amitié avec sa fondatrice, mais rapidement, le contenu et l’intérêt de chacun des numéros, ont accompagné mon engagement initial. C’est ainsi que ma prise de conscience et ma compréhension se sont aiguisées sur l'histoire de la déportation et de la Shoah, de leurs conséquences, histoire liée à celle de la psychanalyse et des événements qui l'ont marquée au fer. C'est ainsi que la revue a ouvert ses pages à près de 200 analystes, dont la plupart ont la mémoire courte, quand ils n'ont pas simplement perdu la mémoire, ce qui est tout de même préoccupant pour des professionnels, mais surtout pour leurs analysants.

La revue - qui depuis près de 10 ans maintenant s'est reconvertie en site Internet - a aussi publié mon texte, « Projet de lettre à un Père », écrit après une séance chez Mr P. I., que j'avais consulté pendant un an, bien plus tard, à la suite une déception amoureuse. Ce texte est né d'une séance où j’avais évoqué l’antisémitisme paternel. Jamais alors je n’aurais pensé que ce texte allait figurer encore aujourd'hui sur le site.

Plus tard d’autres difficultés me firent faire un autre passage chez Mr G. S. Au cours de ces années, cette revue était une suite de publications/papier. M. faisait pratiquement tout elle-même, de la réécriture à la correction, de la mise en page à la reliure, jusqu’à l’envoi. Il m'est arrivé de venir l’aider à transporter les rames de papier jusqu’à son 5e étage, resté longtemps sans ascenseur.

Ce n’est que très récemment, à force qu’elle le réécrive à longueur de temps, que j’ai pris conscience de l’importance de l’aspect idéologique qu’elle a toujours combattu, quand il s'apparente - et c'est le cas le plus fréquent - à un esprit de secte, quelle que soit sa provenance. Cette prise de conscience s’est encore accrue lorsque j’ai connu tous les tracas, le manque d'intérêt, l'indifférence, qu’elle a rencontrés et continue de rencontrer.

Je voudrais pour conclure ce texte de souvenirs témoigner, m’insurger, protester en tant qu’ancien analysant, et en tant que participant, via le site, aux travaux de l'association, contre des postures indignes, lâches, d’où qu’elles viennent ou de qui que ce soit, qui vont, sous couvert de la psychanalyse, jusqu'à s’afficher de façon obscène dans les médias quand ce n’est pas, pour certains qui s'y livrent, oser faire les clowns sur des scènes de théâtre... J’ai payé durant des années une analyse que j’ai prise au sérieux et qui m’a aidé à recouvrer la santé et construire ce que je suis aujourd’hui, alors j'ai le droit de demander des comptes ceux dont je suis indigné qu'ils ne soient pas les garants d'une éthique et laissent dans un tel état d’abandon et de mépris la mine de diamants transmise par S. Freud.

Je garde précieusement, à jamais, une reconnaissance à Mme F. qui fut mon analyste, ainsi qu’aux deux autres analystes P. I. et G. S., qui m’ont brièvement reçu, à M. mon Amie qui m'a amené à l'analyse, m’a généreusement épaulé pendant 30 ans, mais d'abord à la Psychanalyse et à son fondateur, Freud.

ψ   [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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