Françoise
Dolto • 1983
Autour
du Miroir
[Françoise
Dolto a écrit ce texte le 16 avril 1983
sur ma demande. Je l’ai lu lors de la conférence
que j’ai faite le 26 mai 1983, pour l’Association
de la formation médicale continue des
médecins exerçant en groupe ou
en équipe de Marseille-Nord, Aix-en-Provence
et Étang de Berre.]
M.
W.
Archives
personnelles
ø
Je
dis que lorsque Lacan croit que l’enfant - qu’il
décrit dans une assomption jubilatoire
- se réjouit de voir l’image de lui-même
dans le miroir, et que cela le structure dans
son unité, il se trompe. Cette expérience
est une surprise toujours à effet d’étrangeté,
parfois phobisante, morcelante. Cette première
étape de jubilation, qu’on a pu observer
en effet, est provoquée par l’espoir
qu’un autre enfant est apparu magiquement présent
dans son espace pour jouer avec lui. Dès
qu’il s’aperçoit que ce n’est pas un
être de chair et de compagnie, il est
angoissé et ne s’en remet - en se reconnaissant
assez mal d’ailleurs les premières fois,
mais accepte de l’admettre, encore qu’il est
déçu de se découvrir taille
et aspect bébé, alors que jusque-là
il s’imagine selon son désir tel un tutélaire
ami -, il ne s’en remet qu’en apercevant dans
ce même miroir l’image de sa mère
ou de la personne tutélaire réflectée
côte à côte dans cette surface,
alors qu’il la perçoit, tactile, odorante,
vivante et chaleureuse, et parlante à
sa personne en les montrant tous deux, lui et
elle, dans le miroir. Cette image est une révélation
de l’apparence que l’enfant - et autrui - donne
à voir aux autres dans le miroir,
c’est-à-dire inversée ; le visage
de ceux qu’on connaît est déformé
toujours par cette inversion. Et surtout, cette
image contredit l’image du corps qui n’est pas
spéculaire et qui jusque-là était
seule notion de soi avec les autres ou à
leur recherche, en vue de communication. Quand
l’image spéculaire prend grande importance,
les images du corps qui sont garantes de l’unité
du sujet-moi en relation se refoulent.
L’investissement
secondaire, positif ou négatif, de l’image
de soi dans le miroir dépend de beaucoup
d’autres expériences affectives relationnelles,
qui font hériter cette image fétiche
du sentiment de présence de ce qui est
refoulé des relations érotisées
aux autres et des autres à nous.
Ex.
- Un enfant précoce pour parler - 17
mois - se voit dans un miroir qui est contre
un mur jusqu’au sol. Première fois :
“Ah ! Bébé !” - alors
que lui se nomme Titi - ; il va vers bébé,
interloqué : "Bébé
veut pas Titi". Il essaie de lui tendre
son jouet : "Bébé veut pas
ballon" ; et sa mère l’entend :
"Bébé ! Va jouer au ballon
avec Titi”, - avec, prononcé
très séparé selon son habitude
quand il proposait un jeu à un autre
enfant. Sa mère l’a alors initié
à cette expérience étrange
qui l’a fait se détourner de son image
pour explorer le visage, le cou de sa mère,
et toucher dans le miroir l’image de sa mère,
et regarder lui l’enlaçant dans la glace.
Suivi de : “Titi, pas bébé”
; puis fin de l’expérience, le miroir
devenu sans intérêt pendant longtemps.
Autre
observation : un jumeau univitellin, resté
à la chambre pour la première
fois, son frère parti à la maternelle.
La mère l’entend geindre et supplier
son frère de prendre le cheval
à bascule qu’il approchait de la glace
: “Maman, Untel - le nom de son
frère - ne veut pas jouer avec moi !”
La
mère m’a écrit cette observation
; très remuée d’avoir constaté
que dans le miroir, son enfant ne voulait pas
admettre que son image n’était pas son
frère, en est resté rêveur
2 à 3 jours ; le frère, au retour,
idem. Ni l’un ni l’autre ne "comprenait"
ce que leur disait leur mère pour leur
expliquer. Or, disait-elle, ce miroir d’armoire
à glace avait toujours été
là. Mes fils, pourtant intelligents,
n’avaient pas compris que c’était leur
image que reflétait ce miroir. A part
cela, l’école maternelle depuis deux
mois sans problème. En famille non plus.
Au
lieu de soutenir le sujet, lien au corps désirant,
l’image spéculaire apporte une perception
altérée de soi, réduite
à l’apparence en surface, donc morcelante
de l’individu, "objet partiel" de
l’espace et non plus sujet de son désir
de rencontre d’un autre sujet par langage ou
par médiation d’objets.
Après
l’expérience du miroir, l’étape
suivante n’est pas d’aimer sa propre image ;
c’est de faire l’expérience des déformations
de l’image par grimaces, pour le visage, postures
pour le corps. C’est la recherche de se voir,
non de face, mais de profil, de dos, par jeux
de miroirs, enfin recherche de jouir des apparences
de son propre corps masqué, grimé,
déguisé - de se faire ainsi autre,
pour le plaisir ou l’exercice de se faire peur
ou rire -, se “surprendre” à
défaut de pouvoir prendre.
L’étape
du narcissisme secondaire du sujet aimant l’image
de lui comme objet érotique pour ses
pulsions scopiques implique d’éprouver
douloureusement soit la solitude, soit la séduction
dangereuse d’un autre et chercher à percevoir
ce que cet autre peut trouver de plaisant en
soi afin de se défendre de ce viol en
se mettant soi désirant entre son corps
objet et l’autre qui fait question. En quoi
est-ce désirable par autrui ? Se subir,
se voir et s’imaginer agir, séduire soi-même
comme si on était l’autre, etc. Tous
les jeux douloureux et déréalisants
du narcissisme pathologique, jeux dangereux
au service de pulsions partielles, olfactives,
visuelles, auditives, tactiles, baresthésiques
(sens de masses partielles et leur maîtrise).
Dangers divers que frôlent toutes les
adolescences trop solitaires.
Etre
aussi un objet n’est pas facile pour un sujet.
La difficulté ne vient pas seulement
des autres, mais pour soi-même car le
temps et l’espace n’ont pas le même sens
pour le sujet du désir a-temporel et
a-spatial et pour ce corps fonctionnel, mortel,
qui en est le médiateur existentiel éphémère. [...] Suite lettre 578, p. 751, in « Françoise Dolto • Une vie de correspndances / 1938-1988 », Gallimard, Paris, 2005 |