Psychanalyse et idéologie

Dossier • Les Alsaciens expulsés de Dorlisheim

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Il est plus facile d’élever un temple que d’y faire descendre l’objet du culte

Samuel Beckett • L'innommable

Cité en exergue au « Jargon der Eigentlichkeit » par T. W. Adorno • 1964

It is easier to raise a temple than to bring down there the worship object

Samuel Beckett  « The Unspeakable one »

Underlined in « Jargon of the authenticity » by T. W. Adorno • 1964

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Personne n’a le droit de rester silencieux s’il sait que quelque chose de mal se fait quelque part. Ni le sexe ou l’âge, ni la religion ou le parti politique ne peuvent être une excuse.

Nobody has the right to remain quiet if he knows that something of evil is made somewhere. Neither the sex or the age, nor the religion or the political party can be an excuse.

Bertha Pappenheim

point

ψ  = psi grec, résumé de Ps ychanalyse et i déologie. Le NON de ψ [Psi] LE TEMPS DU NON s’adresse à l’idéologie qui, quand elle prend sa source dans l’ignorance délibérée, est l’antonyme de la réflexion, de la raison, de l’intelligence.

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© Dossier / Janvier 2006

Dossier


Ainsi j'ai su
, récit, par Michelle Varène-Bigot, Aix-en-Provence 2006
• Documents en cours de transcription dont, Notre expulsion 10-12-1940, document communiqué par Emma Rapp, épouse Ickowicz, Bollène 2006)
Lettre de dénonciation contre le Dr Marianne Basch, par le Dr Hugou à Bollène, le 18 mai 1943,
document communiqué par Michelle Bigot et Françoise Basch.

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Michelle Bigot

Ainsi j'ai su


La famille de mon père étant de Bollène (Vaucluse), c'est dans son village natal que nous passions nos vacances chaque année. Sa sœur Adrienne nous accueillait dans la maison familiale commune. Il en fut ainsi pour nos vacances de 1939. Or, cette fois, très grand changement : nous sommes restés à Bollène avec ma mère. J’avais alors dix ans, mon frère douze. Mon père, lui, était remonté au Bourget, où il était “requis sur place” à l’usine, puisqu'il avait fait la guerre de 14.
De quatorze à soixante quatorze ans, ma tante Adrienne a travaillé dans le magasin de tissus qui appartenait à la famille M. Quand ses parents sont morts elle émigra chez ses patrons, où elle avait sa chambre.
Le grand père M., Gaston, avait épousé une fille du pays et le fils M., Pierre, avait épousé une jeune marocaine qu’il avait rencontrée au Maroc, lors de son service militaire ou de la guerre du Rif, je ne sais plus très bien. Le mariage mixte n'a jamais été un problème dans le village, à cette époque la question ne se posait même pas. Les M. étaient des Bollénois, point final. C'est seulement par les Lois de Vichy, en 1940, et avec l'Occupation allemande puis italienne, que nous avons été obligés de sav
oir que les M. étaient Juifs.
Donc, durant les grandes vacances nous allions régulièrement, nous “les enfants V.”, nous amuser chez “les enfants M.”, tantôt chez les uns, tantôt chez les autres. Une véritable vie “familiale” existait entre nous tous. À tel point que tous les enfants appelaient une tante, Mme Bloch, Tante Berthe ! Nous étions tous très proches de la femme de Pierre M., Michæla, mère de Jacques et Nicole M., sensiblement de notre âge. Michæla avait besoin de parfaire ses connaissances en français, c'est pourquoi une institutrice venait spécialement pour elle les après-midi, et cela nous fascinait et nous rapprochait d’elle ! Elle nous confectionnait des bonbons avec deux feuilles de menthe et un morceau de sucre... Elle roulait le couscous avec de gracieux mouvements des mains... Elle était jeune, rieuse, belle et douce.
Nous allions aussi chez les H. et les MS. de Nîmes, qui avaient des liens de parenté avec les M. de même que les Lévy et les Bloch. Ils séjournaient dans leur maison de Bollène pour les vacances. Là, nous retrouvions les Lévy d’Orange et de nombreux enfants du village, et nous nous amusions tous follement dans le grand jardin rocailleux. J’y ai même rencontré celui qui est devenu un grand acteur, Jean-Louis Trintignant, de grands-parents bollénois. Pendant ce temps les “grandes personnes”, des femmes essentiellement, s’installaient devant la maison où se trouvait une longue table, entourée de chaises et de larges fauteuils en rotin, et s’activaient à la préparation de confitures, ou bien faisaient des travaux d’aiguilles, de tricot ou de broderies. Ma tante venait nous chercher à la sortie du magasin et s’attardait volontiers avec elles.
Après la défaite de 39, Bollène a accueilli de nombreuses personnes “étrangères”. À Bollène circulait une phrase qui m’a toujours amusée : “ce-sont-des-étrangers-pas-d’ici”, ce qui, je suppose, signifiait qu’il y avait des “étrangers d’ici”, lesquels venaient, par exemple, d’Orange, distante de 25 kms !
En décembre 1940, nous avons donc vu arriver tout d’abord tous les Alsaciens expulsés de Dorlisheim, une quarantaine de personnes, résistants et réfractaires au régime du Reich, jugés non “ariennisables” ; ainsi mon frère et moi, avions beaucoup d’amis de notre âge parmi leurs enfants, auxquels se sont ajoutés très rapidement des enfants juifs, Armand et Ernest Roth., Marceline R., qui se reconnaîtra dans ce récit, Jean-Pierre F. qui, sur sa carte d’identité, s’intitulait Jean-Pierre Forest. Il habitait avec sa mère face à la Kommandantur, à côté de chez nous, et leur maison jouxtait celle de la Prévôté des Italiens. Nous allions tous à la même école communale ; j'avais bien vite compris que sa mère était rassurée que nous partions ensemble... Jean-Pierre m’avait révélé son “vrai” nom... Il y avait aussi un cinéaste très connu, Clouzot (une amie vient de me rappeler son nom que j’avais oublié) [1], qui habitait à Saint Pierre de Senos, à 2 kms de Bollène, avec de nombreux amis... La doctoresse Basch exerçait sa profession dans le village et aux alentours, elle était très estimée.

[1] Françoise Basch précise qu'il s'agissait, non de Henri-Georges Clouzot, mais de ses parents, François et Adée Clouzot.

En écrivant ces quelques lignes me vient à l’esprit des moments de notre vie durant cette période.
Pour mon frère et moi, ce fut une vraie joie de voir surgir dans notre vie ces enfants qui venaient d’autres lieux, d’autres milieux et qui furent pour nous une relation très enrichissante et attrayante. Un exemple, parmi beaucoup d’autres : avec les frères Roth, nous avions de longues et intéressantes conversations, nous échangions des livres et, souvenir marquant, ils nous ont initiés au plaisir du jeu d’échecs !
Par la suite, Ernest Roth est venu plusieurs fois rendre visite à ma mère, ravie de le revoir.
Trois familles alsaciennes sont donc venues habiter la maison, située juste à de côté de notre demeure familiale. Mes parents ont aidé les expulsés d'Alsace dès leur arrivée, pour qu’ils s’installent au mieux. Entre-temps, mon père était revenu du Bourget pour s’installer avec nous à Bollène, mais il mourut brusquement et sa disparition fut un véritable traumatisme pour nous. Toutes ces familles ont été alors très près de nous, très solidaires. Pour ma part je me suis beaucoup rapprochée d’elles et plus particulièrement de la famille J. Ma mère étant en grande dépression.
Je suis encore actuellement en contact avec nos anciens voisins et particulièrement avec la famille J., et c’est Alfred. J. qui m’a permis d’avoir en ma possession un dossier complet et si intéressant, établi par Mme Emma Ickowicz, concernant l’histoire des expulsés alsaciens vers Bollène et la copie d’une lettre odieuse de dénonciation concernant la Doctoresse Basch. Marianne Basch soignait notre famille, et je me souviens en particulier de ses nombreuses visites à la maison auprès de ma Tante Adrienne et de mon frère. Ils étaient alors très malades.
J’ai aussi un souvenir très très fort. J’avais alors pour institutrice Madame L. et pour amie sa fille Paulette, je connaissais donc bien la famille. M. L. travaillait aux Impôts. Un jour en me rendant à l’école, je l'ai aperçu à l’arrière d’une camionnette, debout et entouré d’hommes. M. L. m’a regardé intensément, je me suis retournée pour suivre son regard jusqu’au bout...
Voilà le contexte.
Ma tante Adrienne qui avait perdu son prétendant à la guerre de 14 était ce que l’on appelait alors une “vieille demoiselle”. Elle était très large d’esprit ce qui lui permettait d'être à la fois une catholique active et une républicaine déterminée. Au Bourget nous fréquentions, mon frère et moi, l'Institut Sainte Marie, mais arrivés à Bollène ma tante a fait pression sur ma mère pour que nous allions à “la communale”.
Ma tante a fait baptiser une partie de la famille M. Elle s’était également entendue avec Pierre M. pour correspondre efficacement en cas de danger. Au fond du Magasin de Tissus que jouxtaient les appartements de la famille, était placée, déjà bien avant la guerre, une sonnette électrique qui servait alors simplement à appeler les patrons dans la partie commerçante. C'est avec cette discrète et fameuse sonnette que, si nécessaire, ma tante signalait, selon un code bien particulier, “un danger” à Pierre M. Ce magasin, loin d'être une petite boutique, était un vaste espace de vente, ouvert sur la rue, prolongé d'un entrepôt, puis d'un appartement. À l'étage, un autre appartement avec une suite de chambres, où l'on pouvait accéder également par un escalier extérieur. L'ensemble communiquait sur une grand cour mais surtout, ce qui était essentiel, une deuxième sortie donnait sur une autre rue... C'est de ce dispositif de double sortie qu'était venue l'idée de l'appel par sonnette. Elle a donc vu arriver, je n'ai plus la date exacte, ce qu’elle appelait “La Secrète”, la Gestapo ; heureusement, ma tante se trouvait au fond du magasin, elle a tout de suite compris et a sonné de la bonne façon. Ensuite, c'est très naturellement qu'elle s’est avancée vers les agents de la Gestapo. Bien plus tard, quand elle nous l’a raconté, ses yeux brillaient de joie et de malice ! Évidemment, “La Secrète” n'a pas trouvé Pierre M. Il avait pris sa bicyclette et, arrivé à la maison, ma mère lui a dit de ne pas s'attarder car “Ils risquaient de venir ici”. Il valait mieux filer au lieu prévu, à la ferme des Berbigier. La sœur de Pierre M. avait épousé Maître R., notaire à Cavaillon. Elle était baptisée, son mari était catholique ; c’était une bonne couverture. Lorsque les choses sont devenues difficiles, le couple a pris les enfants des M. avec eux. L’épouse de P. M. elle, est partie pour Montélimar.
C’est à partir de là que ma tante Adrienne, qui s’occupait seule du magasin de tissus de Bollène, a régulièrement rendu visite à P. M., dans la ferme où il se cachait. Elle prenait souvent la précaution de m’emmener et nous passions chaque fois, d'abord par chez des paysans amis, ou bien des connaissances, pour récolter quelques nourritures, le temps de bavarder un peu et égarer les soupçons ! Après quoi, nous allions voir Pierre. Visites toujours brèves. Je n'ai jamais parlé de ces visites en compagnie de ma tante à qui que ce soit et il n'y eut aucune pression dans ce sens de la part de mes parents. C'était ainsi. La menace était présente sans que l'on parle : on savait.
Je me souviens qu’une fois P. M. est sorti de sa cache. Il est apparu à l’improviste chez l’oncle Vincent C., qui habitait en face de chez nous. Il s'était laissé pousser la barbe... Quand Vincent l’a vu ainsi, à sa mine d'homme des bois, il lui a dit : “Non Monsieur M. il ne faut pas rester ainsi !”, et il lui a prêté un rasoir. Nous étions très contents de le revoir et nous avons soupé tous ensemble. Je n’ai pas su les raisons qui l’ont fait se déplacer, je ne me souviens plus du temps qu’il est resté... mais je sais qu'il n'a pas été pris !
Ce dont je me souviens très bien, c’est la grande inquiétude de ma mère face à cette situation, parce que les Allemands réquisitionnaient alors, et sans prévenir évidemment, une ou plusieurs chambres et s’installaient chez nous ou chez les C... ou ailleurs bien sûr.
Puis Pierre M. est enfin revenu à Bollène et a repris ses activités commerçantes dans ses deux magasins ; la guerre était finie.
Peu de temps après P. M. et sa femme m’ont invitée, chez eux à Montélimar dans leur appartement. Un soir est arrivé un homme extrêmement squelettique ; assis en face de nous, dans un petit salon, il nous a très longuement parlé.
Ainsi j'ai su...



Michelle Varène-Bigot
Janvier 2006

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Lettre de dénonciation contre le Dr Marianne Basch


Docteur H. HUGOU
de la
Faculté de MONTPELLIER
Avenue Lapparent à BOLLENE
- Vaucluse -
Téléphone : 20


Bollëne, le 18 mai 1943
Monsieur le Commissaire Général
aux Questions Juives
VICHY

Cette lettre, vous le voyez, n'est pas une lettre anonyme, vous pouvez la lire jusqu'au bout. elle vous signale deux faits entre cent dans le Vaucluse, fief absolu des Juifs, de MONIS à PITON, inclus.
Voici les faits :
Aaron Montélis, juif, ex-chef comptable des Etablissements Valabrègue et Cie, juifs, Sociétaires de Produits réfractaires, ex-Président de la section locale de l'ex-ligue des droits de l'homme, ex-ordonnateur de l'Hospice de Bollène dont il a dilapidé la patrimoine et d'où il fut chassé à la suite d'une plainte à l'Administration..... Aaron Montélis, est toujours Président actif de la Société de Secours Mutuels "LA PREVOYANTE", contre le désire de nombreux sociétaires qui ont subi des brimades de sa part.
2° fait :
A la mort du Dr Coulanges, médecin des Ecoles, des Enfants Assistés etc... le poste de médecin cantonal pouvait être attribué à l'un quelconque des médecins du canton. Le candidat à la Légion Française des Combattants, votre serviteur, candidat à son corps défendant, car je n'ai jamais brigué ni sollicité aucun poste honorifique ou non, bien que mutilé de guerre 14-18, chevalier de la Légion d'Honneur pour faits de guerre, et 25 ans de service dans le canton de Bollène pour les indigents, les réformés etc... le candidat de la Légion, dis-je, a été éliminé par l'Administration Préfectorale qui a désigné, elle ... je vous le donne en mille !!! la doctoresse BASCH, belle-fille de Victor BASCH, juif hongrois ayant perdu la nationalité de Français, alias Marianne Moutet, fille de Marius Moutet, ex-député socialiste, franc-maçon... Après celle-là, il faut tirer l'échelle !!!
Et au surplus la Doctoresse BASCH, n'a pas deux d'exercice dans le canton !!!
Et ne vous étonnez pas que des gens non avertis qualifient de bobards vos courageuses allocutions à la radio.


signé : Dr H. H. HUGOU


P.S. - Et surtout n'attribuez pas à un sentiment de basse jalousie qui n'est point dans sa nature cette lettre d'un homme de soixante ans.
Son excuse : il avait été simplement dès l'âge de quinze ans abonné enthousiaste de la LIBRE PAROLE D'Edouard DRUMONT.

 

                         

ψ  [Psi] • LE TEMPS DU NON
cela ne va pas sans dire
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