© Micheline Weinstein
10 • Suite Journal ininterrompu par intermittence 1967-2020
Extension des post-it en vrac
Ich will Zeugnis ablegen bis zum letzten
[Je veux témoigner jusqu’au dernier jour]
Victor Klemperer • Journal 1933-1947
23 septembre 2020
81e anniversaire de la mort de Freud
Le 23 septembre 1939, à trois heures du matin, Freud est mort à l’âge de 83 ans
« À l’égard du mort lui-même, nous nous comportons d’une façon très singulière : quelque chose qui s’apparente à de l’admiration envers quelqu’un qui a accompli une tâche très difficile »
Freud, in Max Schur, La mort dans la vie de Freud
15 septembre 2020
Lettre à Henriette Michaud
Paris, le 15 septembre 2020
Chère
Henriette,
Excusez-moi de mobiliser votre attention, j’ai
oublié de répondre à votre remarque sur l’avenir de la psychanalyse.
Je pense, comme vous, qu’il y a tout lieu d’être
inquiète.
Hélas, le travail de transmission, sous ses différentes
formes, auquel nous nous sommes attachés, avec d’autres, n’a pas servi à grand-chose.
Pour ma part, je continue d’essayer de rallier quelques
intéressés… qui se sont faits de plus en plus rares.
Je pense que ce déclin est dû aux psychanalystes
eux-mêmes, qui ont dédaigné s’occuper de l’évolution délétère de la marche des choses
et du monde, pour ne s’occuper que d’eux-mêmes et, beaucoup, se sont convertis
en journalistes médiatiques (Françoise Dolto nommait leur espèce, celle des
“psittacidés”). Plus grave, ils ne lisent pas les textes fondamentaux et ainsi
pérorent n’importe quoi, à l’occasion d’aberrant, continuent de se comporter
comme par le passé, en infantiles fixés au stade œdipien (jalousies, rivalités,
haines, aussi bien individuelles qu’entre institutions, etc.).
En 1994, nous nous en étions déjà inquiétés,
lors d’une réunion anniversaire de l’association, intitulée « Le plateau de
répétitions », celui du théâtre du Vieux-Colombier. À mon sens, quels que
soient les différents points de vue, ils nourrissent les débats, ont pour objet
de faire vivre et évoluer la théorie et la clinique. Plutôt que passer son
temps à s’entr’exterminer à coups d’invectives, ma
niaiserie d’alors m’inclinait à considérer la psychanalyse et l’art comme
représentant les seules disciplines autonomes aptes à faire rempart à l’ignorance délibérée, à ouvrir vers l’avancée d’une civilisation bloquée.
J’étais alors solidement soutenue par mes
“tuteurs” éminents, Françoise Dolto et François Perrier. Ils s’en sont allés,
le temps qui passe m’a laissée, une seconde fois, orpheline. Bingo pour l’utopie
!
Micheline
14 septembre 2020
Comme il en est de nombre
de mes contemporains, cette calamité de virus invite à suivre le sens que nous
avons choisi de donner à notre vie, c’est-à-dire à continuer, placides, de
faire ce que nous estimons devoir faire [cf. Pensée de Thérèse
d’Avila, Palencia 1581, devise de János Starker ci-dessous].
Je viens de lire dans la presse le
compte-rendu publicitaire du livre de Benoît Peeters, Sándor Ferenczi • L’Enfant terrible de la psychanalyse, dont l’exergue
sur la première de couverture est « Le temps de Ferenczi doit venir »,
emprunté à un aphorisme de Lou Andreas-Salomé.
Encore un, me suis-je dis.
Dans une interview, l’auteur, honnête, précise
qu’il n’est pas habilité à commenter les avancées théoriques de Ferenczi, mais
s’est attaché, à partir de documents authentiques, à relater l’histoire du différend
noué entre Freud et “l’enfant terrible de la psychanalyse”. Il leur a valu à
tous deux un éloignement dont ni l’un ni l’autre ne se sont remis.
Pour résumer, la cause de ce grave différend
portait sur la pratique de l’analyse mutuelle psychanalyste-analysant-e, selon
une technique active de l’analyste.
Or, un point essentiel de cette technique impliquait, écrit Thierry Bokanowski*, que la méthode de permissivité, qui applique
« indulgence » et « dorlotage »,
peut même aller jusqu’aux échanges de tendresse physique tels qu’ils existent
entre mère et enfant : s’occuper du patient sur un mode tendre,
« jouer » avec lui le rôle d’un parent aimant, permissif et ludique,
permettrait ainsi d’endiguer et de neutraliser ses débuts malheureux dans l’existence.
Donc autoriserait un passage à l’acte effectif, annihilant ainsi
le maniement par l’analyste du transfert, “moteur de la cure” selon Freud, en
ce qu’il favoriserait une relation de séduction réciproque, que le surdoué
Ferenczi lui-même, qui m’est cher, au grand dam de Freud, bravant le tabou dont
elle était frappée, avait avec courage publiquement dénoncée au sujet des abus
sexuels commis par les adultes sur les enfants. Du courage, il en fallait, en
ce que parmi les abuseurs auraient été évoqués, implicites, des noms connus de
la bourgeoisie cultivée.
Devant l’exposé de la théorie de Ferenczi sur l’analyse
mutuelle, dans laquelle le privé et le public s’interpénétraient, la réaction
de Freud, fut-elle animée par une réminiscence chez lui des débuts des
applications cliniques de sa découverte, quand lui-même et les pionniers de la
psychanalyse analysaient les membres de leur famille ainsi que le proche entourage ?
Freud a-t-il estimé que cette interpénétration pourrait être
interprétée comme une exhibition de la vie privée ?
Oui, Freud, qualifié jusqu’aujourd’hui encore de
“conservateur”, c’est la mode parmi les potins mondains internationaux, maintenait
sans conteste devant les candidats à une biographie du promoteur de la
psychanalyse, que la vie privée, c’est-à-dire sexuelle, à commencer par la
sienne, pimentée d’interprétations sauvages, devait être absolument exclue de
toute publication. Sa théorie de la sexualité, au fondement de sa découverte,
était la stricte affaire d’une psychanalyse individuelle, d’un cabinet d’analyste,
d’un divan et d’un fauteuil.
À ce propos, des critiques justifiées de l’analyse d’Anna
Freud par son père, il n’est peut-être pas superflu
d’intercaler une pondération de la part d’Anna, qui reconnaît, dans sa
correspondance avec Lou Andreas-Salomé, Eva Rosenfeld,
Marie Bonaparte, qu’elle cache des choses intimes à Freud au cours des deux
sessions de son analyse, en premier lieu sa jalousie irrépressible envers les
analystes femmes qui selon elle entretiennent une relation professionnelle trop
étroite avec lui.
Il n’est pas inconcevable de penser que Freud n’était pas
crédule au point de n’avoir pas perçu que sa fille dérogeait à l’invitation de
“dire sans trier tout ce qui vous vient à l’esprit”.
Si le mode d’être de Freud, de vivre, d’exercer, se
déroulaient à un rythme biologique patient, selon un héritage culturel éclairé plutôt
classique, était-il pour autant intégriste - intellectuels aplatis, nous disons
aujourd’hui “bien-pensant” -, lui qui avait promu une méthode inédite
subversive de traitement des névroses ?
En annexe, au sujet de la position de Freud envers les femmes, Élisabeth Young-Bruehl, relève cette
évocation d’Anna dans les années 70 qui, je la cite, “ … considère toute une partie de la réflexion théorique
de Freud comme obsolète, parce que liée à un contexte historique donné…”. Ainsi,
Anna énonce : Certaines remarques de
Freud concernant l’attitude des femmes vis-à-vis des tâches culturelles sont la
conséquence de l’exclusion des femmes de la vie professionnelle à son époque.
En tant que description, elles ne sont plus valables à notre époque où
toutes les activités professionnelles sont ouvertes aux femmes, dans les
affaires, la médecine, le droit, ou à la tête des États.
Mais serait-ce la jalousie non éteinte qui fait omettre à
Anna de dire, ajoute E. Y.-B. : “ … comment concilier les remarques de Freud sur l’attitude des
femmes à l’égard des tâches culturelles et l’égalité dont ont joui celles qui
ont travaillé avec Freud et dans les Instituts de psychanalyse. La réussite
professionnelle des femmes analystes - dont sa fille - n’a jamais conduit Freud
à revenir sur ses remarques générales. Il n’a jamais avancé non plus que les
femmes analystes seraient à la pointe du changement culturel.”
Bref, quoi qu’il en soit, je me demande toujours ce qui
anime les analystes pour s’exhiber friands d’anecdotes sexuelles privées
extravagantes, plutôt que s’occuper de leur propre sexualité. Freud aurait
couché avec sa belle-sœur Minna, sinon sous le toit familial, du moins dans
leurs voyages en commun. J’en ai déjà parlé ailleurs, n’y reviendrai pas, à
ceci près qu’il est vraisemblable que Minna, à laquelle l’un des meilleurs amis de Freud, Ignaz Schönberg, fut fiancée jusqu’à sa
mort prématurée, intéressée par la psychanalyse, se soit prêtée elle aussi
à l’expérience d’une analyse auprès de son intrépide beau-frère, lequel, dans
sa correspondance avec ses intimes tels Fliess et Ferenczi de préférence,
confie les secrets de sa propre sexualité ; le bavardage sur l’amour qu’Anna
portait à Dorothy Burlingham, qui serait celui d’une
homosexuelle. Or, l’amour, à mon sens, relèverait-il de la différence des
sexes ? Son non-accomplissement sexuel ne reposerait-il pas en l’occurrence
ici sur l’aptitude à la sublimation, d’autant qu’Anna et Dorothy étaient
phobiques du contact corporel, etc.
Par contre, en France, peu de témoignages de fond existent
sur la teneur dans son œuvre des investigations d’Anna Freud, laquelle ne
semble pas digne d’être débattue, commentée, soumise à interprétation. Les
lectrices et lecteurs intéressés y trouveraient un précieux petit précis
accessible à tous les travailleurs sociaux, intitulé Initiation à la psychanalyse pour éducateurs.
* Thierry Bokanowski, « L’acte
dans la pratique analytique de Sándor Ferenczi », Revue Française de psychanalyse,
2006/1, pages 55 à 71.
13
septembre 2020
Cérémonie
à la mémoire des déportés juifs de France
Lettre à un ami non-Juif croyant
Paris, le 13 septembre 2020
Cher***
J’ai suivi la Cérémonie à la synagogue de la
Victoire.
J’ai regretté que, parmi les hautes personnalités
présentes, agnostiques, croyantes, non-croyantes, n’y aient pas été conviés les
représentants majeurs des autres religions.
Vous comprendrez, j’en suis sûre, la raison pour
laquelle, en tant que témoin de mon temps, grâce à Françoise Dolto, j’ai
accepté dès l’âge de 7 ans de rester en vie, afin de me mettre, mais exclusivement par mon travail, au service de celles et ceux, d’où
qu’ils viennent, qui souffrent de la folie des humains.
Vous avez entendu, je le sais, la raison pour
laquelle le verbe « croire » est quasi exclu de mon
vocabulaire personnel. À l’approche de ma fin de vie, j’espère encore, c’est
tout.
Avec ma fidèle amitié,
Micheline Weinstein
6 septembre
2020
János Starker
Exergue à un
extrait sur la transmission, dans mon prochain livre en cours de publication
Courrier de Gérard Ducourneau,
avec le concours de Valérie, documentaliste de l’AMBx
János Starker, « celui dont la flamme intérieure gèle l’air
autour de lui », comme il se définit lui-même, cache, derrière son apparente
rudesse, une sensibilité musicale et une générosité à fleur de peau.
Pour lui, à l’évidence, l’élégance
se trouve dans la rigueur et dans le dépouillement. Aucun élément n’échappe à
sa vigilance de pédagogue et d’interprète : la position du corps, la
respiration, la justesse des mouvements et du son... Chez Starker prédominent la pureté du jeu, l’économie de moyens, la recherche exigeante d’une
osmose avec cet instrument rebelle. En 60 ans d’activité musicale, János Starker a ainsi fondé un style, une éthique, une véritable
école du violoncelle.
En
témoigne son investissement dans le domaine pédagogique, qu’il considère
lui-même comme une mission quasi sacrée.
Ce
souci de transmettre constitue un élément clé de sa personnalité, de sa
philosophie et de sa conception de la musique. Cet homme qui a réchappé de la
Shoah lors de laquelle ont péri la plupart de ses proches, déclare ainsi
sobrement : « Je sais qui je suis, et je sais ce que je fais. Et il ne s’agit
pas d’une forme d’estime de moi-même que je voudrais conforter. Je n’éprouve
aucun besoin de m’entendre dire vous êtes formidable ou de
recevoir des prix. Seul mon travail m’intéresse, et c’est le souci de la
musique et des interprètes de l’avenir qui le guide. Je sers une cause. Je sers
une cause pour des raisons personnelles, car le fait que j’ai pu survivre à tant
de drames auxquels d’autres n’ont pas échappé, me donne une responsabilité.
Un devoir. »
G.
D.